• Mort de George Floyd : Minneapolis, la ville aux deux visages , Clémentine Goldszal
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    Le 1er juin, au mémorial improvisé sur les lieux du décès de George Floyd. CHANDAN KHANNA / AFP

    La ville où a été tué George Floyd avait jusqu’ici une image plutôt progressiste. C’est pourtant aussi l’une des plus inégalitaires des États-Unis. Une fracture due notamment à son passé ségrégationniste en matière d’accès à la propriété.

    Minneapolis était jusqu’ici associée au chanteur Prince, qui y naquit et y vécut une grande partie de sa vie, et à Bob Dylan, qui y commença sa carrière. La mort, le 25 mai, de George Floyd, 46 ans, à la suite de son interpellation par la police, en révèle un autre visage : la ville du Minnesota est devenue l’épicentre du mouvement de protestation contre les violences policières qui a essaimé dans tout le pays. Économiquement dynamique, la cité de 430 000 habitants était jusque-là considérée comme progressiste : Hillary Clinton y a recueilli plus de 60 % des suffrages à la dernière élection présidentielle, et le maire, élu en 2018, est démocrate.

    Mais la mort de George Floyd est « la métaphore d’une ville profondément ségréguée et inégalitaire » , a analysé le professeur de droits civiques Myron Orfield, le 28 mai, dans les colonnes du New York Times, ajoutant que « le coin de rue où est mort M. Floyd constitue une frontière invisible destinée à filtrer les Africains-Américains » . Alors que le revenu des familles blanches de Minneapolis est équivalent à ce qui se pratique dans d’autres grandes villes prospères du pays, celui des familles noires se trouve tout en bas du classement, parmi les cités les plus pauvres, comme Cleveland ou La Nouvelle-Orléans. Minneapolis, qui compte 18,6 % d’Afro-Américains, est par ailleurs détentrice du plus bas taux de propriétaires fonciers noirs du pays : seuls 25 % des foyers afro-américains y sont propriétaires de leur logement, contre 41,7 % au niveau national en 2016 (déjà le chiffre le plus bas depuis les années 1970).

    Une grande inégalité foncière

    C’est sur les racines de cette inégalité foncière que se penche depuis 2016 le projet Mapping Prejudice. Cofondé par Kevin Ehrman-Solberg, doctorant en géographie à l’université du Minnesota, il a pour objectif de retracer l’histoire des discriminations raciales de la ville en matière de logement. « De 1910 à 1953, des avenants étaient régulièrement ajoutés aux actes de vente. Ils étaient tout à fait légaux et garantissaient que tel appartement ou telle maison ne serait ni vendue ni louée à des Noirs » , résume le géographe. Interdits dans le Minnesota depuis 1953 (et dans tout le pays depuis 1968), ces avenants ont lourdement contribué à des « schémas d’inégalité » dont les effets s’observent aujourd’hui encore dans la géographie raciale de la ville. « Ce système a empêché l’enrichissement des minorités en freinant leur accès à la propriété foncière. Les maisons auxquelles s’appliquaient ces avenants sont aujourd’hui encore 20 % plus “blanches” que les autres » , poursuit Kevin Ehrman-Solberg.

    Première entreprise de ce type dans le pays, Mapping Prejudice a été imitée depuis par d’autres universités américaines. Le projet fait appel à des citoyens volontaires pour disséquer les milliers de pages de documents associés à chacune des maisons de la ville. Au-delà de son intérêt historique, la cartographie de la ville ainsi obtenue permet d’expliquer la récurrence des violences policières dans certaines zones considérées comme « sensibles ». « George Floyd a été tué au sud du South Side, l’un des plus vieux quartiers noirs de la ville , précise le chercheur. C’est une sorte de zone frontière, très proche du quartier blanc, juste à côté du pâté de maisons où commençaient les avenants raciaux dans la première moitié du XXe siècle. Or on sait que la présence policière est accrue dans ces endroits de jonction entre quartiers blancs et quartiers noirs. Les forces de l’ordre gardent la frontière, en quelque sorte. »

    Une longue histoire de violences policières

    Car, outre ses records en termes de discrimination raciale, Minneapolis porte aussi le fardeau d’une longue histoire de violences policières. C’est là que naquit, en 1968, l’American Indian Movement, créé sur le modèle du Black Panther Party. C’était à l’origine une patrouille chargée de superviser les interactions entre les policiers et les Américains natifs, qui arrivaient alors en nombre dans les centres urbains à la suite de la politique fédérale de déplacement des Indiens hors des réserves. Cette minorité était la victime récurrente des dérapages des forces de l’ordre. La ville fut également le théâtre d’une série d’arrestations et de brutalités homophobes commises par les policiers dans les années 1960.

    Pour expliquer la persistance de ces violences, Kevin Ehrman-Solberg avance deux explications structurelles : « Le syndicat policier est très puissant et monte systématiquement au créneau pour défendre les agents accusés d’abus. Et le régime politique de la ville donne très peu de pouvoir au maire et beaucoup au conseil municipal. Idéologiquement divisé, il a du mal à faire entendre sa voix face aux représentants syndicaux du Minneapolis Police Department. » Ajoutez à cela des agents qui interviennent « comme des mercenaires » dans des quartiers qu’ils connaissent mal, précise le chercheur, et vous avez le contexte explosif qui mena, en 2016, à la mort de Philando Castile, tué par balle lors d’un contrôle de police dans la banlieue de Minneapolis, là aussi à un point de jonction entre quartier noir et quartier blanc, et aujourd’hui à celle de George Floyd.

    Le policier suspecté d’avoir causé son décès en appuyant son genou contre la nuque de Floyd durant huit minutes et quarante-six secondes s’inscrit d’ailleurs dans ce contexte historique et sociologique. En dix-neuf ans de carrière, Derek Chauvin, désormais inculpé d’homicide involontaire, a fait l’objet de dix-sept plaintes auprès des services de police. Il présente le profil type d’un agent des forces de l’ordre de la ville : il est blanc, propriétaire de deux maisons (l’une dans la banlieue de Minneapolis, l’autre en Floride) et vit, comme 92 % de ses compagnons d’uniforme, bien loin du quartier où il est chargé de maintenir l’ordre.

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