• Le 26 mai, « nous serons dans le cortège de tête avec le comité Vérité et justice pour Adama »

    Par Geoffroy de Lagasnerie (sociologue et philosophe)
    et Edouard Louis (écrivain)

    Dans une tribune publiée par « Le Monde », Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie soutiennent la revendication du comité Vérité et justice pour Adama Traoré à défiler en tête du cortège, lors de la manifestation du 26 mai

    Il y a parfois dans l’histoire des moments clés, des situations à côté desquelles il ne faut pas passer et qu’il faut même encourager de toutes les façons possibles pour que quelque chose se passe, enfin.

    Le comité « Vérité et justice pour Adama » a publié il y a quelques jours un texte majeur appelant à le rejoindre dans le cortège de tête lors de la « marée populaire » du 26 mai, organisée par une cinquantaine d’associations, syndicats et partis. L’enjeu de cet appel est clair : le comité Vérité et justice pour Adama veut placer les luttes des quartiers populaires en tête du mouvement social.

    Enjeu crucial

    Nous voudrions que le texte que nous publions aujourd’hui soit tout aussi clair : nous serons avec eux dans le cortège de tête pour qu’ils prennent les devants de cette manifestation. Et nous appelons toutes celles et tous ceux qui veulent réinventer une gauche puissante et un mouvement social contemporain à venir avec eux et avec nous.

    Depuis la mort d’Adama Traoré, le 19 juillet 2016, dans l’Oise, asphyxié par le corps de trois gendarmes qui tentaient de l’immobiliser, sa sœur, Assa Traoré, et le comité Vérité et justice pour Adama constituent l’un des groupes les plus puissants et les plus novateurs de la politique actuelle.

    A partir de l’enjeu si crucial des violences de la police et de la gendarmerie, ils ne cessent d’intervenir pour interroger les points de vue à partir desquels s’énonce la politique. La radicalité de ce mouvement, c’est qu’il ne se limite pas à ajouter la question des violences policières et du racisme aux autres revendications dites générales. Il prend comme point de départ les violences policières et ce que vivent les habitants des quartiers populaires pour réinterroger profondément nos manières de penser l’Etat, la justice, les services publics et les territoires, les classes sociales, le genre, l’école et l’université… Il s’agit de reconfigurer le mouvement social, de reconstruire le vocabulaire de la gauche.

    Avec cet appel qu’ils ont publié il y a quelques jours, c’est toutes les structures traditionnelles du mouvement social qui sont remises en cause.

    Un moment de vérité

    En entendant imposer à celles et ceux qui défileront le 26 mai de défiler derrière eux, avec eux – eux qui sont habituellement absents, c’est-à-dire exclus de ce qui se présente comme « le mouvement social » –, le comité Vérité et justice pour Adama adresse une forme d’interpellation éthique : derrière qui êtes-vous prêts à manifester ? Au nom de quoi ? Pourquoi ? Qui n’est pas là quand vous êtes là ? Si cela vous gêne d’être derrière les quartiers populaires, qu’est-ce que cela dit de vous et de celles et ceux que vous reléguez quand vous construisez ce que vous appelez « le » mouvement social ? Quelle lutte vous semble « proche » et quelle autre vous semble « lointaine » ? Pour quelles vies vous battez-vous et quelles vies ne prenez-vous jamais en compte ?

    Il y a quelques jours, à Beaumont-sur-Oise [Val-d’Oise], le comité a organisé un événement familial en soutien aux prisonniers du quartier. Des militaires – avec des fusils de guerre – sont venus pour intimider les participants. Qui a protesté ? Quand un député reçoit du gaz lacrymogène devant la maison des examens, tout le monde s’indigne, à juste titre. Et Beaumont ? Qui a parlé ? Qui a fait de cet enjeu national un enjeu national ? Nous le répétons : des militaires avec des fusils de guerre ont entouré des enfants qui jouaient à la boxe. Imaginez-ça dans le quinzième arrondissement de Paris.

    Depuis la mort d’Adama Traoré, le 19 juillet 2016, sa sœur, Assa Traoré, et le comité Vérité et justice pour Adama constituent l’un des groupes les plus puissants et les plus novateurs de la politique actuelle

    L’appel du comité Vérité et justice pour Adama vise ainsi à constituer un moment de vérité qui met en lumière le localisme de classe, de race et de genre de la gauche traditionnelle, qui construit ses actions et ses mots d’ordre à partir d’un ancrage social aussi puissant et excluant que dénié – et qui se dissimule le plus souvent derrière un économisme grossier.

    Nous sommes persuadés que, si nous vivons dans un moment où la gauche est frappée d’une sorte d’impuissance politique et où le mouvement social stagne, si nous perdons autant de batailles, si des mouvements comme Nuit debout ou « la fête à Macron » ont échoué, c’est parce que les cadres à partir desquels les luttes sont déployées se trouvent en déconnexion totale avec les vies réelles. Il y a tant d’impensés dans le mouvement social, tant de personnes et de groupes qui ne se reconnaissent ni dans les appareils qui prétendent parler au nom de la gauche ni dans leurs rhétoriques, leurs slogans et les images qu’ils utilisent.

    Réinterroger le mouvement social en profondeur

    Parler des classes populaires sans parler du racisme, de la police, de l’espace public, mais aussi du genre, de la masculinité, de l’homophobie, c’est ne pas parler des classes populaires, c’est ne pas parler de l’exploitation économique, et donc ne pas construire un mouvement social. C’est construire une abstraction qui n’a aucun rapport avec les souffrances réelles et c’est se condamner à produire un mouvement sans énergie ni ancrage.

    Si le geste du comité Vérité et justice pour Adama est important et peut représenter un moment de basculement, c’est parce qu’il s’agit bien de réinterroger le mouvement social en profondeur. Que voudrait dire élaborer une interrogation générale sur le monde, sur les dominations, les identités et les souffrances, à partir d’Assa et Adama Traoré, de ce qu’ils incarnent, et à partir de ce que, depuis la mort de son frère, Assa Traoré dit ?

    Le cortège de tête, c’est la manifestation qui interroge la manifestation, c’est le mouvement social réflexif, qui essaie de déborder les cadres imposés par les organisations et les Etats

    Nous pensons que c’est l’une des exigences de la gauche aujourd’hui, qui se situe aussi bien en rupture avec la gauche traditionnelle qu’avec certaines fractions du mouvement dit « décolonial ».

    Au fond, un mouvement social fonctionne comme un musée. Ça a l’air ouvert, gratuit, accueillant mais en fait, ça construit des frontières implicites et inconscientes dans l’accès à la légitimité et au droit à l’expression. Ces institutions servent à marquer des démarcations entre ceux qui sont là et ceux qui ne sont pas là, entre ceux qui sont au centre et ceux qui sont à la marge.

    Bouffée de réel

    Le 26 mai sera un moment de confrontation physique et symbolique du mouvement social avec lui-même, avec ses impensés, avec ses dynamiques d’inclusion et d’exclusion. Ce sera le moment où « le mouvement social » devra faire face à ce qu’il exclut, à ce qu’il minorise, à ce qu’il repousse pour se constituer.

    Et c’est la raison pour laquelle le « devenir cortège de tête » du comité Vérité et justice pour Adama constitue une rupture dans le présent et même dans l’histoire politique. Le cortège de tête n’est pas un ensemble de personnes. C’est la manifestation qui interroge la manifestation, c’est le mouvement social réflexif, qui essaie de déborder les cadres imposés par les organisations et les Etats pour produire une lutte plus confrontationnelle.

    Pour toutes ces raisons, nous sommes convaincus que le 26 mai sera une date essentielle pour l’avenir de la contestation. En faisant irruption dans un espace qui leur est dénié, interdit, dont elles sont repoussées et reléguées, les luttes des quartiers populaire vont, grâce au comité La Vérité pour Adama et au cortège de tête, avec nous, prendre leur place, mettre en lumière les structures hiérarchisantes de la politique actuelle et ainsi, peut-être, ouvrir la voie à une transformation radicale du mouvement social et de son langage.

    Gilles Deleuze disait que Mai 68 n’avait pas du tout été un moment utopique comme on le répète trop souvent. C’était au contraire « une bouffée de réel à l’état pur » : l’apparition des gens tels qu’ils sont, dans leur réalité, contre les cadres censurant de l’expression et de l’apparition publiques… C’est de cette bouffée de réel dont la gauche a besoin aujourd’hui et c’est un moment de cette nature qui peut se produire le 26 mai. C’est pourquoi nous appelons le plus grand nombre à venir avec nous, ce jour-là, dans le cortège de tête derrière le comité Vérité et justice pour Adama…

    https://twitter.com/laveritepradama/status/997405121507098624

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