• Profitant du flou juridique, les drones policiers bourdonnent toujours
    https://www.mediapart.fr/journal/france/261020/profitant-du-flou-juridique-les-drones-policiers-bourdonnent-toujours

    Les forces de l’ordre continuent de déployer leurs aéronefs, en dépit d’une décision du Conseil d’État pointant leur caractère illégal. Alors que la majorité LREM s’apprête à encadrer ces pratiques, la Quadrature du Net attaque la préfecture de police de Paris.

    Il n’est pas encore midi, ce 14 juillet, quand les forces de l’ordre frappent à la porte d’un appartement de la rue Saint-Honoré, à Paris. Les trois militants du collectif Inter-Urgences qui s’y trouvent sursautent presque.

    Dix minutes plus tôt, en marge d’une marche organisée à l’appel de syndicats de soignants et soutenue par les « gilets jaunes », une banderole accusant Emmanuel Macron d’asphyxier l’hôpital survolait la place de la Concorde. Le message est fort, l’instant choisi : suspendue par des dizaines de ballons gonflés à l’hélium, la banderole traverse le ciel au moment où commence le discours du chef de l’État.

    Les militants ouvrent la porte. Les policiers se veulent rassurants. En présence du propriétaire des lieux – l’appartement est loué –, ils disent rechercher des fugitifs et souhaitent accéder aux toits. Aucun d’entre eux n’est, à cet instant, suspect. Les agents de la brigade d’intervention de Vincennes laissent même repartir l’une des trois personnes présentes sur place. Ils montent, inspectent le bâtiment quelques minutes. Quand ils redescendent, l’ambiance se glace.

    « Les policiers nous ont déclaré qu’ils savaient que nous étions les auteurs du lâcher de banderole », confie Yasmina, l’une des deux militants à être restés sur place. Contrôle d’identité. La police demande à Pierre, infirmier membre du collectif Inter-Urgences, d’enlever son haut de costume. Les agents souhaitent comparer la chemise blanche qu’il porte avec des photos à leur disposition.

    « Les policiers avaient des images, prises par des drones, de la personne qui a lancé la banderole », précise l’intéressé. « Dès qu’ils sont descendus, ils nous ont expliqué que nous avions été identifiés par des drones », complète Yasmina. Interpellés, les deux militants sont trimbalés de commissariat en commissariat, relâchés au bout de quatre heures, puis entendus par des gendarmes d’Issy-les-Moulineaux, le lendemain.

    « Il a été reproché à mes clients le survol non autorisé de l’espace aérien, précise Me Arié Alimi, conseil du collectif Inter-Urgences. Depuis cette audition, nous n’avons pas eu de nouvelle de la procédure. » Pour l’avocat, l’absence de poursuites pourrait s’expliquer par l’illégalité du processus de surveillance utilisé. Sollicité par Mediapart, le parquet de Paris n’a pas répondu à nos questions.

    En tout cas, le statut juridique entourant l’utilisation des drones par les forces de l’ordre est si flou que les députés LREM ont prévu, dans une proposition de loi sur la « sécurité globale » examinée à l’Assemblée nationale à partir du 4 novembre, d’injecter un article qui « crée le régime juridique ». « La captation d’images par des moyens aéroportés [est] aujourd’hui pratiquée en l’absence de cadre clair », doivent reconnaître, dès l’exposé des motifs, les auteurs du texte, dont Jean-Michel Fauvergue, l’ancien patron du Raid, et Christophe Castaner, ex-ministre de l’intérieur.

    Ce texte prévoit que les forces de l’ordre pourront exploiter les images de « caméras aéroportées » dans le cadre de nombreuses missions, non seulement « la prévention d’actes de terrorisme », mais aussi « la sécurité des rassemblements sur la voie publique […] lorsque les circonstances font craindre des troubles graves à l’ordre public », ou encore le simple « constat des infractions et la poursuite de leurs auteurs par la collecte de preuves ».

    Or, en matière de protection des données et des libertés, la proposition de loi se contente du strict minimum. Comme pour les caméras de vidéosurveillance, les auteurs souhaitent obliger les forces de l’ordre à ne prendre aucune image « de l’intérieur des domiciles ni, de façon spécifique, [de] celles de leurs entrées ».

    Ils prévoient certes de rendre obligatoire un registre de traitement des images captées, mais ils renvoient tous les détails à un décret du ministre (qui sera pris après avis du Conseil d’État et de la Cnil, le « gendarme » français des données personnelles). Nul doute que ces mesures feront débat lors de leur examen en commission des lois.

    Pour déployer ses caméras volantes, la police s’est longtemps référée à un simple arrêté de 2015, signé notamment par le directeur général de l’aviation civile. Tout en imposant que les vols de drones en général soient déclarés en préfecture au moins cinq jours en amont, ce dernier exempte la police nationale et la gendarmerie, dès lors que « les circonstances de la mission et les exigences de l’ordre et de la sécurité publics le justifient ». Il se contente surtout, s’agissant de la vie privée, de renvoyer aux lois existantes sur la protection des données…

    Il aura fallu attendre le 18 mai dernier pour que le Conseil d’État, saisi par la Quadrature du Net et la Ligue des droits de l’homme, mette les pieds dans le plat. En référé, les deux associations contestaient l’usage récurrent de drones par la préfecture de police de Paris dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, au motif de faire respecter les règles du confinement.

    Dans son ordonnance, l’institution rappelle le dispositif mis en place à Paris début mai : des drones (un à la fois) étaient utilisés pour surveiller, à une centaine de mètres de hauteur, un large périmètre et repérer d’éventuels contrevenants aux mesures de confinement ; les images ainsi captées n’étaient pas enregistrées, mais pouvaient être visionnées en direct par les forces de l’ordre.

    Comme Mediapart l’expliquait à l’époque, le Conseil d’État tique alors sur deux points : le modèle des drones déployés, équipés de puissants zooms optiques permettant l’identification des individus, et l’absence de « dispositif technique » certifiant que les images collectées ne seront pas utilisées à des fins d’identification.

    Vu le risque, l’utilisation des drones par la préfecture de police de Paris, dans le cadre du confinement, constitue « une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée », selon la plus haute juridiction administrative du pays. Laquelle ordonne alors à l’État, en l’occurrence au préfet Didier Lallement, de « cesser sans délai ».

    Cette décision n’a certes pas interdit de façon explicite et générale l’usage de drones par les forces de l’ordre, mais elle a mis en lumière son caractère potentiellement illégal dans le cadre global du maintien de l’ordre. Et pourtant.

    La préfecture de police de Paris n’a pas cessé, ces cinq derniers mois, de recourir à des drones lors d’opérations de maintien de l’ordre. S’appuyant sur des vidéos d’internautes et sur plusieurs articles de presse, Mediapart a ainsi recensé six cas d’usage lors de manifestations parisiennes.

    • Le 9 juin, plusieurs agents de la préfecture de police de Paris sont photographiés en train de déployer un drone en parallèle d’un hommage à George Floyd.

    Le 4 juillet, un décollage de drones est observé lors d’une manifestation LGBTI+, comme en atteste une vidéo prise par un responsable syndical (avec qui Mediapart a échangé par téléphone).

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    décollage de drone sur laRetour ligne automatique
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    -- Lionel Soudat (@LSoudat)Retour ligne automatique
    July 4, 2020

    • Le 12 septembre, le journaliste de Là-bas si j’y suis, Taha Bouhafs, filme le décollage d’un drone de la préfecture dans le cadre d’une manifestation de « gilets jaunes ».

    13h00 , BLD Pereire.

    sur le dispositif la gendarmerie nationale déploie des drones pour surveiller la manifestation.

    Images :Retour ligne automatique
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    -- Là-bas si j’y suis (@LabasOfficiel)Retour ligne automatique
    September 12, 2020

    © Là-bas si j’y suis

    • Même chose le 17 septembre, où, comme le racontent nos confrères de CheckNews, un journaliste indépendant, Gaspard Glanz, surprend les forces de l’ordre en train de déployer un drone.

    • Lors de la marche des sans-papiers du samedi 17 octobre, un aéronef (au moins) est déployé par les forces de l’ordre.

    Les mouettes deRetour ligne automatique
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    ont capturé l’image des drones illégaux à la marche des solidarités aujourd’hui !Retour ligne automatique
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    -- No (@NoemieLe20)

    De quoi indigner Thierry Vallat, avocat au barreau de Paris et spécialiste du droit du numérique. « La décision du Conseil d’État signifie pour moi qu’il fallait arrêter l’utilisation de drones tant qu’il n’y avait pas de réglementation sur le sujet. On est vraiment dans une situation où on a l’impression que les forces de l’ordre n’en font pas cas. »

    « Pour nous, l’utilisation de drones faite par la préfecture de police est illégale », assène, de son côté, Martin Drago, juriste à la Quadrature du Net. Pour le militant, la préfecture « joue sur les mots », faisant mine de considérer que l’analyse du Conseil d’État ne valait que pour les aéronefs déployés pendant le premier état d’urgence sanitaire et pour faire respecter le confinement.

    En réaction, l’association de défense des libertés a décidé d’attaquer la préfecture, pour ses actuelles opérations, devant le tribunal administratif de Paris.

    « Alors que [cette décision du 18 mai 2020] aurait dû mettre fin à l’utilisation, par la préfecture de police de Paris, de drones à des fins de police administrative, des témoignages, clichés photographiques et vidéos diffusés par la presse et des particuliers sur les réseaux sociaux montrent que la police utilise toujours des drones à des fins de police administrative », écrit ainsi l’association dans une requête déposée jeudi 22 octobre et que Mediapart a pu consulter en exclusivité.

    « La préfecture de police a ainsi retenu une lecture particulièrement restrictive de la lettre du dispositif de l’ordonnance du 18 mai 2020, faisant radicalement fi de ses motifs et de son esprit général », dénonce l’association.

    S’appuyant sur des images collectées dans différentes manifestations et l’absence de nouveaux marchés publics concernant l’achat d’aéronefs par le ministère de l’intérieur, l’association estime d’abord que les drones utilisés dans le cadre des manifestations « sont les mêmes que ceux utilisés pour la surveillance des mesures de confinement ».

    Puis fait la même démonstration que celle présentée en mai devant le Conseil d’État. Les drones utilisés par la préfecture restent capables d’identifier les individus et peuvent traiter des données personnelles, sans qu’aucun dispositif technique vienne assurer que ces images ne sont pas utilisées à des fins d’identification.

    La Quadrature du Net s’appuie sur les textes qui régissent l’utilisation de caméras de vidéosurveillance fixes. Tous ces yeux numériques doivent, en effet, être équipés de dispositifs permettant d’éviter de filmer les espaces privés, afin de garantir le respect des droits « à la liberté individuelle et la liberté d’aller et venir, le droit à la vie privée ainsi que l’inviolabilité du domicile ». Avec une jurisprudence que l’association estime « valable a fortiori pour des systèmes de vidéosurveillance “mobiles” embarqués dans des drones ».

    Mais l’association développe un nouvel angle d’attaque : celui des données politiques. Celles-ci sont juridiquement considérées comme des données personnelles sensibles, la catégorie la plus protégée par le Règlement européen sur la protection des données (RGPD) et qui regroupe aussi les informations révélant l’origine ethnique, les convictions religieuses ou l’appartenance syndicale.

    En dehors des situations où la personne rend elle-même publiques ces informations ou donne son consentement libre et éclairé à leur collecte, leur cadre d’utilisation est extrêmement restreint.

    Deux situations seulement justifient leur récolte : le caractère nécessaire à la sauvegarde de la vie humaine et une utilisation justifiée par l’intérêt public et autorisée par la Cnil. « La collecte d’informations [par le biais de drones – ndlr] sur les participants à une action de la CGT ou une manifestation organisée par un mouvement religieux relève pour nous d’un traitement de données sensibles injustifié », pointe Martin Drago, de la Quadrature du Net.

    Tous les regards sont désormais tournés vers le Conseil d’État. D’autant plus que le président de l’Assemblée nationale s’apprêterait, d’après nos confrères de Next Inpact, à saisir, par ailleurs, la haute juridiction administrative pour un avis préalable sur la proposition de loi « sécurité globale » et son article sur les drones. Une procédure rare. Déjà utilisée sous cette législature pour la loi Avia sur la haine en ligne, elle n’avait pas empêché que celle-ci soit in fine censurée par le Conseil constitutionnel.