Anti-autoritarisme et pandémie
Au mois d’avril, un reportage réalisé en Californie par des journalistes français est diffusé à la radio. Ils interrogent des Américain-e-s confiné-e-s depuis peu, qui pestent de voir leurs libertés individuelles restreintes – par exemple, de ne plus pouvoir aller à la plage. Je suis interloqué par la similitude entre leurs discours et les miens au début de l’épidémie ou ceux de mes ami-e-s anti-autoritaires. Comme nous, ils semblent estimer que prendre le risque d’attraper ou non le virus est une question de choix personnel – Philippe Devos dirait un choix « individuel » et pas « populationnel ». Une telle convergence de point de vue avec la Californie de la Silicon Valley, berceau du libéralisme à la sauce technologique, m’interroge : les anti-autoritaires sont-ils en fait des cryptolibéraux [8] ?
De plus en plus troublé, je décide de laisser de côté les médias et internet pour revenir à mes fondamentaux. Je prends dans ma bibliothèque le livre de Bakounine Dieu et l’État, car je me rappelle qu’il y parlait de l’autorité et de la science : « [Est-ce] que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. (…) Je m’incline devant l’autorité des [savants] parce qu’elle m’est imposée par ma propre raison. (…) Nous acceptons toutes les autorités naturelles et toutes les influences de fait, aucune de droit ; car toute autorité de droit (…) nous imposerait l’esclavage et l’absurdité ». Ouf ! Mon honneur n’est donc pas souillé si je respecte les mesures sanitaires prônées par les médecins et les scientifiques… Je me décide alors à adopter un comportement qu’il semble raisonnable d’adopter – c’est-à-dire, étant donné la difficulté de démêler le vrai du faux dans la masse d’informations qui nous parvient, d’être prudent a priori. Ce qui ne m’empêche pas de rester critique vis-à-vis de « l’autorité de droit », le gouvernement, et de ses mesures parfois excessives, mais parfois aussi insuffisantes – que ce soit par incompétence (au sujet du port du masque) ou pour limiter leur incidence sur l’économie (comme obliger les caissier-e-s à aller travailler au lieu d’organiser des distributions alimentaires, par exemple).
Mais au-delà de la question de la pertinence ou non de ces mesures, c’est la manière infantilisante de les imposer qui est critiquable et critiquée dans les milieux anti-autoritaires, et même bien au-delà. Le journaliste Olivier Bost le dit lui-même sur le site de RTL : le confinement est « un peu à l’image de la gestion de cette crise depuis le début. Vos élus, l’État et l’élite du pays s’occupent de vous. Ne cherchez pas à comprendre, c’est pour votre bien » [9]. Ceci dit, ce mode de fonctionnement paternaliste n’est pas particulier à cette crise sanitaire. C’est le principe même de notre système politique, la « démocratie » représentative : une poignée de personnes, supposément plus éclairées que la moyenne, décide de ce qui est bon ou mauvais pour l’ensemble de la société. Là où le bât blesse, c’est que ce fonctionnement pyramidal conditionne chaque individu, et il serait présomptueux de prétendre totalement y échapper. En réalité, nous y sommes tous et toutes si bien habitué-e-s qu’il nous est difficile de fonctionner autrement. Quiconque a fait l’expérience des lieux « autogérés » sait que l’auto-organisation, les fonctionnements horizontaux et la démocratie directe sont toujours très difficiles à mettre en œuvre, même dans des groupes de gens absolument convaincus de leur bien-fondé. À chaque fois, il faut d’abord que chacun/e se débarrasse de ses automatismes assimilés dans le cadre de l’organisation sociale hiérarchisée, notamment celui qui consiste à remettre à des responsables la gestion des problèmes collectifs. Ce qui n’est simple pour personne.
L’une des manifestations flagrantes de cette assimilation de l’ordre social est la tendance des militant-e-s à n’agir qu’en réaction aux décisions prises par les dirigeant-e-s politiques : manifestations contre l’adoption de lois, actions contre l’application de politiques publiques, protestations contre la répression... Tout se passe comme si nous étions enfermés dans un rapport parent-enfant avec le pouvoir, en révolte permanente contre l’autorité de l’État-père. Et ce rapport de soumission/révolte absorbe parfois tellement notre énergie qu’il nous empêche de penser et d’agir par nous-mêmes – et donc, paradoxalement, de nous émanciper du pouvoir. C’est particulièrement évident dans le cadre de la crise sanitaire, où il entraîne souvent des réactions épidermiques de rejet des mesures sanitaires et laisse peu de place à la réflexion sur les modes de fonctionnement que nous trouverions juste et approprié d’adopter.