La Mauritanie, désormais l’un des principaux points de départ vers l’Europe, expulse des centaines de migrants sous la pression de l’UE
Par Abbas Asamaan (envoyé spécial à Rosso, Mauritanie et Sénégal)
Publié hier à 18h00, modifié à 08h13
Face à une Méditerranée qui se ferme du fait des durcissements des contrôles, le mouvement vers la route migratoire de l’Atlantique a pris de l’ampleur.
Bégo Konaré ne lâche pas du regard le va-et-vient du bac sur le fleuve Sénégal. D’ordinaire paisible, l’embarcation qui relie les villes jumelles de Rosso en Mauritanie et Rosso au Sénégal vogue en eaux troubles depuis le début de la crise migratoire qui oppose le gouvernement mauritanien à ses voisins. C’est par ce « bac de malheurs » que le sans-papiers malien a été expulsé de Mauritanie. Evacués sur la rive sénégalaise du fleuve, ils sont plusieurs centaines, comme lui, à avoir embarqué de force, au crépuscule ou à l’aube.
Chaque jour, Mbaye Diop, le coordinateur local de la seule organisation humanitaire présente du côté sénégalais, accueille « des dizaines de personnes refoulées sans ménagement » par les forces de l’ordre mauritaniennes. Des opérations policières d’une envergure inédite qui tranchent avec la politique de tolérance observée jusqu’alors à Rosso. Au cours des vingt dernières années, la ville mauritanienne a vu affluer des centaines de milliers de migrants, dont de nombreux Sénégalais venus travailler dans la région fertile du fleuve ou décidés à remonter plus au nord pour rejoindre les îles espagnoles des Canaries et l’Union européenne.
Face à ce durcissement, les deux Rosso, pourtant si proches, semblent désormais bien éloignées l’une de l’autre. Dans son bureau étriqué au bord du fleuve, Mbaye Diop est la fragile vigie de ce « basculement ». Avec ses « faibles moyens », il distribue chaque jour un grand plat de ceeb (« riz », en wolof) à une trentaine de personnes. Mais l’ampleur des refoulements le préoccupe. Les précédentes vagues d’interpellations massives, observe l’humanitaire, qui travaille sur les questions migratoires depuis 2006, ciblaient « exclusivement des clandestins en partance pour l’Europe. Cette année, tous les profils de migrants sont visés ». Des chauffeurs, des laveurs de voitures, des coiffeurs, des ouvriers agricoles, des journaliers…
Dans la petite concession de M. Diop, ils sont près d’une trentaine de migrants sénégalais et maliens, venus, mercredi 19 mars, trouver un peu d’ombre et de répit. Leurs laissez-passer provisoires de trois mois ont expiré. « Cela ne doit pas justifier la brutalité et les abus de la police », souligne Ndiaga Fall, qui travaillait comme ferrailleur à Zouerate, dans le nord de la Mauritanie, avant d’être arrêté à un contrôle routier car son « laissez-passer n’était plus valable », puis transféré dans un centre de détention de Nouakchott, la capitale.
« On était parqués à 200 dans deux hangars près d’un commissariat du quartier d’Arafat. Pour se nourrir, téléphoner, et même aller aux toilettes, il fallait payer les policiers », s’énerve-t-il. Assis à ses côtés sur un banc en béton, Aboubacar Doumbouya, un Malien de 28 ans, assure, lui, que sa « carte de séjour d’un an était encore valable un mois » quand il a été interpellé.
Selon le ministre mauritanien des affaires étrangères, interrogé le 12 mars par RFI, des « dizaines » de clandestins ont été arrêtés, et « quatre réseaux de trafics » démantelés ces derniers jours. Défendues par le porte-parole du gouvernement mauritanien, ces « opérations de routine » ont suscité la « forte préoccupation » de l’ONU, dès le 5 mars. Un document de l’agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) évoque le décès de deux personnes, dont une « femme enceinte [morte] de déshydratation et un homme [mort] après avoir été sévèrement battu durant sa détention ».
Malgré ses démentis, la Mauritanie est devenue, depuis janvier, l’un des principaux points de départ vers l’Europe, selon les données de l’ONU. Face à une Méditerranée qui se ferme du fait des durcissements des contrôles, en Tunisie et en Libye, le mouvement vers la route migratoire de l’Atlantique a pris de l’ampleur. Entre 2022 et 2024, les arrivées sur les îles espagnoles des Canaries ont triplé, passant de 15 000 à quelque 46 900.
D’après le HCR, 1 084 personnes ont perdu la vie en 2024 sur la route de l’Atlantique et des Canaries – un axe de plus de 1 500 kilomètres entre Dakar et Las Palmas, que les pirogues peuvent mettre plus d’une semaine à parcourir. Et « la mortalité est exponentielle », alerte Carla Melki, cheffe à Médecins sans frontières (MSF) de la mission Migrations Atlantique, déployée depuis janvier entre le Sénégal et la Mauritanie.Face à la hausse spectaculaire des arrivées aux Canaries, les autorités mauritaniennes voient les pressions s’accentuer. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, se sont tous deux rendus à Nouakchott en mars 2024, afin de sceller des accords visant à empêcher les départs de migrants.
Traversée du fleuve Sénégal en bac depuis le Sénégal vers la Mauritanie, à Rosso, le 19 mars 2025. Depuis février 2025, la Mauritanie expulse massivement les migrants subsahariens hors du pays.
« Il y a une concomitance entre le durcissement du régime mauritanien et l’accord signé avec les Européens », confirme Ibrahim Abdallay Ndiaye, coordinateur du Croissant-Rouge mauritanien, en référence au partenariat signé entre l’Union européenne (UE) et la Mauritanie, il y a un an. Un pacte stratégique avec, à la clé, des financements de 210 millions d’euros qui comportent un volet sécuritaire important, dont la construction de centres de rétention, y compris à Rosso. Sur les deux rives du fleuve Sénégal, l’arsenal antimigration a déjà été renforcé avec l’équipement d’un logiciel espion censé capter les données GPS et les messages WhatsApp. Mais les étrangers restent nombreux sur la rive mauritanienne du fleuve. Sans eux, l’agriculture florissante de cette région – on y cultive du riz, des oignons et des pastèques – serait fragilisée.John Sanko est l’un de ces ouvriers agricoles qui travaillent encore du côté mauritanien. Vêtu d’une veste polaire, ce colosse sierra-léonais a choisi « le shift de nuit » pour éviter les descentes de police. Ancien manœuvre sur des chantiers chinois à Dakar, il regretterait presque la réputation de teranga (« hospitalité », en wolof) du Sénégal. En Mauritanie, il a découvert le racisme ordinaire. Etre noir et anglophone le condamne à être constamment racketté par les boutiquiers.
Sans se départir de son sourire, l’ancien chauffeur entré dans le pays grâce à un visa d’un mois dénonce la politique du chiffre des autorités de Nouakchott. « Lors de mon arrivée, j’ai été arrêté trois fois en deux jours alors que j’étais parfaitement en règle. » Depuis, il limite ses déplacements et, à chaque fois que quelqu’un frappe à la porte rouillée de son appartement, lui ou ses colocataires migrants jettent un coup d’œil inquiet par le judas.
A en croire le représentant des Sénégalais de Mauritanie, la politique répressive de Nouakchott a ravivé les fractures de la société mauritanienne entre l’élite maure des Arabo-Berbères et les populations noires locales. « Le spectre des événements de 1989 [des violences interethniques entre les Maures arabo-berbères et les populations locales noires descendantes d’esclaves et de serfs (haratines) qui ont fait des milliers de victimes] nous menace, alors que nos deux pays sont intimement liés par le sang, l’histoire et l’économie », précise Mame Aly, en situation irrégulière faute d’avoir été autorisé à renouveler ses papiers, et dont la femme et les enfants sont mauritaniens.
Contacté par Le Monde, le ministère mauritanien de l’intérieur n’a pas souhaité répondre. De son côté, Dakar s’est dit « indigné » par la voix de sa ministre de l’intégration africaine et des affaires étrangères, Yassine Fall. Elle s’est rendue à Nouakchott, lundi 17 février, et, d’après une source proche, a appelé à la fin des rafles et à simplifier la délivrance de cartes de séjour.Ce week-end, pour fêter la fin du mois de ramadan, des dizaines de milliers de Sénégalais devraient passer la frontière afin de se rendre à Nimjat, en Mauritanie, lieu d’un pèlerinage important pour la Qadariyya, l’une des plus grandes confréries soufies. Un rassemblement qui aura valeur de test pour la Mauritanie.