Dans le centre du pays, un incendie monstre s’étend depuis une semaine, alimenté par des forêts plantées dans la continuité du projet du régime salazariste d’industrialiser la région. Les habitants se disent abandonnés par le gouvernement.
« Quelle horreur, quelle catastrophe ! », répète en boucle Maria da Costa, la soixantaine, en jean et baskets. Les bras croisés, elle remonte, désorientée, un sentier qui menait encore l’avant-veille à une vaste pinède.
En lieu et place, mercredi 20 août au matin, un désert noir s’étend à perte de vue. Par endroits, la terre crachote une fumée âcre, et les rares arbres debout se dressent tels de lugubres squelettes. « C’était le paradis ici au printemps, avec les genêts blancs et jaunes, des forêts de pins et les oliviers. Tout ça a disparu en quelques heures, je n’arrive pas à m’en remettre… », se désole-t-elle.
Coutada est un village de 400 habitant·es de l’agglomération de #Covilhã, une ville accrochée aux flancs de la #Serra_da_Estrela, le plus grand parc naturel du Portugal, qui culmine à 2 000 mètres d’altitude. Et en ce début de semaine, ses administré·es ont affronté seul·es le mégafeu venu lécher leurs maisons.
Depuis le 13 août, un incendie parti de Piódão, un village touristique de la région, ne cesse de s’étendre sur de multiples fronts et saute avec le vent d’une vallée à l’autre, prenant de court les villageois·es des environs et les forces de lutte antifeu. Avec une superficie brûlée déjà estimée à 60 000 hectares (six fois la surface de Paris), ce mégafeu incontrôlable est « très probablement » le plus important jamais enregistré au Portugal. Jeudi 21 août, plus de 1 670 pompiers appuyés par 500 véhicules et 26 aéronefs tentent de le circonscrire.
« Cela fait cinquante ans que je vis à Coutada, je n’ai jamais vu cela, témoigne Arminda Ferreira, 58 ans. Les flammes sont arrivées sur nous à une vitesse folle : en quelques minutes, le village était encerclé par le feu. » Pire, durant une dizaine d’heures, en plein incendie, l’eau courante ne coulait plus dans cette petite commune. « Tout le monde a eu très peur. On a dû combattre nous-mêmes le feu, sans eau, en creusant des tranchées ou en battant les flammes avec des branchages. Je n’ai pas vu un seul pompier, on est abandonnés », poursuit-elle.
Dans le centre du Portugal, une des régions les plus pauvres du pays, l’été caniculaire, avec des températures atteignant 40 °C, a asséché les pinèdes et les eucalyptus, ainsi qu’une importante masse de végétation qui s’est développée après un printemps pluvieux. « L’État comme les propriétaires fonciers ne débroussaillent pas leurs terrains ou leurs forêts. À cette situation s’ajoutent le dépeuplement des zones rurales du centre du pays et la déprise agricole. Cela conduit à ce qu’une simple étincelle suffise pour allumer un brasier », indique à Mediapart André Morais, technicien supérieur en protection civile et expert national des incendies.
« Les terres et les forêts sont à l’abandon ici car les jeunes partent chercher du travail à Lisbonne ou à l’étranger », confirme Maria da Costa. Et sa sœur, Maria-Josée, de fulminer : « Le centre du Portugal est délaissé. Le gouvernement se fiche de nous ! »
Un couple d’octogénaires, masque bricolé sur le nez pour filtrer l’air saturé de cendres, remonte à grands pas le serpent de bitume qui traverse Coutada. « On vient de voir que notre oliveraie en bas a brûlé, on va regarder plus haut si nos autres arbres ont survécu », ragent-ils de concert. Quand soudain deux camions de pompiers déboulent à toute berzingue. À deux cents mètres à peine, les flammes reprennent vigueur.
À cinq kilomètres de là, Dominguizo, à peine 1 000 habitant·es, se prépare à contrer les assauts d’une mer de flammes. Le ciel jauni par des fumées épaisses n’augure rien de bon. Venue de la région de l’Alentejo, au sud du pays, Sara Faia guette l’arrivée du feu adossée au moteur allumé d’un vieux camion-citerne. Elle fait partie des 40 000 pompiers volontaires – contre à peine 2 000 professionnel·les – qui composent les effectifs de combat contre le feu du Portugal. Un éleveur à la retraite vient la saluer avec déférence, puis lui lance : « Les pompiers sont perçus comme des héros par les Portugais, mais pour moi vous êtes désormais des kamikazes. »
Au talkie-walkie, le commandant de Sara Faia braille d’une voix solennelle : « Je demande à tout le monde de se préparer, ça va être dur, mais gardez l’espoir. » Cigarette aux lèvres, la jeune sapeuse-pompière lève les yeux au ciel, blasée : « On est là depuis avant-hier, on est déjà à bout. »
Lundi, le village voisin de Peso enterrait Daniel Bernardo Agrelo, pompier volontaire de la caserne de Covilhã. Ce père de famille de 44 ans a perdu la vie dimanche sur le trajet le menant au mégafeu, soulevant une vive émotion. Le lendemain, la ville de Guarda, dans la même région, organisait les funérailles d’un ancien maire rural, Carlos Dâmaso, mort en combattant l’incendie.
Le premier ministre, Luís Montenegro (centre-droit), s’est rendu à la cérémonie d’hommage au pompier disparu. Une femme de Peso l’a alors apostrophé : « Vous n’avez rien à faire ici, vous n’êtes pas le bienvenu ! »
C’est que la polémique enfle. Après avoir pris des vacances alors que le pays brûle depuis début août, Luís Montenegro n’a daigné s’exprimer sur les mégafeux que le 14 août, lors de la traditionnelle rentrée politique de son parti, et à la suite d’un discours où il s’est surtout réjoui du retour de compétitions de Formule 1 au Portugal d’ici 2027. La semaine dernière, lors d’une conférence de presse, la ministre de l’intérieur, Maria Lúcia Amaral, a pour sa part refusé de répondre aux journalistes sur le sujet des incendies et estimé que « personne n’est à l’abri d’un manque de coordination ».
Forêts expropriatrices
Le gouvernement a activé le mécanisme de protection civile de l’Union européenne, qui permet la coopération entre pays en matière de lutte anti-incendie, mais attend toujours l’arrivée de canadairs.
Depuis le début de l’année, les incendies ont déjà ravagé plus de 220 000 hectares, hissant le Portugal au rang d’État européen dont le plus grand pourcentage de territoire a été dévoré par les flammes.
« La protection civile est dirigée à l’échelle nationale, loin des réalités territoriales, et commande les pompiers volontaires, qui sont ceux qui connaissent le terrain. On a besoin de coordination à l’échelon municipal, pas d’une chaîne de commandement pyramidale », s’emporte l’expert André Morais.
Ce dernier précise que l’État n’a pas de stratégie de planification forestière. « Les gouvernements ne font qu’empiler les rapports des commissions créées depuis les mégafeux de 2017, sans que ça change. Il y une vraie immaturité politique par rapport à la situation catastrophique », assure-t-il.
La monoculture de l’eucalyptus est souvent incriminée. Couvrant 10 % du pays, le plus fort pourcentage au monde, l’arbre australien est tout particulièrement inflammable. Il est planté par les petits propriétaires terriens, pour compléter leurs maigres revenus, qui le revendent comme matière première à l’industrie papetière. Le Portugal est en effet le troisième producteur européen de pâte à papier, un secteur tiré par le géant industriel lusitanien The Navigator Company, qui réalise à lui seul près de 3 % des exportations nationales.
Mais dans la région de Covilhã, et plus généralement du centre du Portugal, les forêts qui brûlent actuellement sont surtout des pinèdes, dont la monoculture a été dopée par la dictature salazariste (1933-1974). À partir de 1938, le régime autoritaire a en effet exproprié de leurs terres communautaires (baldios) des milliers de paysan·nes des montagnes, afin d’industrialiser ce territoire en y plantant du pin sur des centaines de milliers d’hectares.
Dans le même geste, la dictature fasciste avait pour objectif de faire entrer dans la modernité cette région aux villages encore rétifs au salariat et à l’ordre social réactionnaire de Salazar.
« Le mégafeu en cours est lié à l’histoire politique du boisement du Portugal. La dictature salazariste a voulu mettre fin aux feux d’entretien agricole, une pratique qu’elle percevait comme archaïque et menaçant les intérêts de son industrie forestière. Le régime a eu alors pour projet politique, avec la monoculture du pin, de supprimer la propriété collective des terres en boisant les baldios et de civiliser des montagnards qu’il considérait comme arriérés », détaille à Mediapart Miguel Carmo, chercheur à l’Institut d’histoire contemporaine de l’université nouvelle de Lisbonne.
Les premiers grands incendies dans la région ont lieu dès les années 1940-1950, après des révoltes paysannes contre l’expropriation des terres communautaires au profit de l’industrie sylvicole. « Puis l’interdiction de tout feu d’entretien en montagne, l’émigration rurale massive pour fuir la misère et les guerres coloniales menées par la dictature de 1961 à 1974, et enfin l’arrivée de l’eucalyptus ont fini par transformer dès la fin des années 1970 la région en un paysage hautement inflammable, avec une continuité de végétation combustible », conclut l’historien.
Et André Morais de résumer : « Le mégafeu qui engloutit les alentours de Covilhã est la continuité historique des forêts plantées par la dictature. Sachant que désormais, il faut aussi ajouter les dérèglements climatiques qui augmentent la fréquence et l’intensité des incendies. »
À Dominguizo, en cette fin d’après-midi du 20 août, le ciel jauni a soudain viré au violet. Une pluie de cendres s’abat sur les visages inquiets des villageois·es. Attisé par le vent, le mégafeu s’est engouffré par deux fronts distincts dans les pinèdes de la commune, libérant un panache impressionnant de fumée noire. Le temps d’un claquement de doigts, des arbres s’enflamment en torches vivaces.
« Lors de l’Assomption, le 15 août, on a tous prié la Vierge Marie pour qu’il pleuve et que le feu s’éteigne », confie Beatriz Gonçalves, travailleuse agricole de 37 ans. Dans la précipitation, elle arrose les murs et le toit de sa maison : « J’enchaîne depuis trois jours les nuits blanches pour surveiller si le feu ne vient pas », affirme-t-elle.
Soudain, le cri déchirant d’une femme interrompt le ballet nerveux des pompiers. Avec les pinèdes qui craquent sous le mégafeu et dispersent au gré du vent l’incendie, le chemin qui la sépare de sa maison, où se trouve sa famille, a été barré en une poignée de secondes par un mur de flammes apparu subitement. Tout le village accourt avec des branches de genêt ou des seaux d’eau pour étouffer le feu. Puis deux pompiers volontaires déroulent avec maladresse leurs tuyaux pour éteindre de justesse le départ d’incendie qui gonflait à grande vitesse.
La peur passée, un silence mêlé de colère s’est installé ce matin à Dominguizo. Dans la nuit du 20 au 21 août, le mégafeu a poursuivi sa route, implacable, pour pénétrer au cœur même du parc naturel de la Serra da Estrela, « château d’eau » du Portugal connu pour ses hauts plateaux enneigés. Le parc, en ce mois d’août, avait pourtant vanté sur Instagram un « refuge climatique ».
Dans le village, chacun·e constate les dégâts, s’inquiète de la disparition d’un chien ou guette la couleur du ciel. Le risque incendie court encore à son niveau maximal jusqu’au 29 août au moins. Affairée avec un tuyau d’arrosage, Beatriz Gonçalves n’en démord pas : « Le pays part en fumée et notre dignité avec. »