• Lettre d’un Tigréen à son pays en guerre

    Alors que la guerre se poursuit au Tigré, ce professeur d’université, originaire de la région, explique comment les divisions ethniques ont eu raison de son sentiment d’appartenance nationale.

    Dans les années 1980, quand j’étais enfant, à Asmara, ville alors éthiopienne [et actuelle capitale de l’Eythrée voisine], mes parents me demandaient souvent ce que je voudrais faire quand je serais grand. Invariablement, je leur répondais que je voulais être pilote de chasse ou général de l’armée de terre. La raison était simple : mon père était soldat dans l’armée éthiopienne sous le régime du Derg [régime socialiste autoritaire à la tête de l’Ethiopie à partir de 1974] et, moi aussi, je voulais tuer les « ennemis » de la nation.

    J’avais grandi en temps de guerre, le bruit des roquettes et des balles constituait la bande-son de ma vie et les médias d’Etat fournissaient le scénario. On m’a appris à voir le conflit de façon manichéenne, avec d’un côté les bons Ethiopiens patriotes et de l’autre les rebelles haineux. En 1991, dans les derniers jours du régime sanglant du Derg, je me revois en train de pleurer, tout en brandissant notre drapeau vert, jaune et rouge.

    Ce que je ne savais pas, c’est que parmi les « ennemis » combattus par mon père, il y avait des cousins à lui et les enfants de nos voisins. La #guerre_civile a rompu les liens sociaux et culturels qu’avaient tissés de nombreux groupes ethniques, dressant souvent les membres de mêmes familles les uns contre les autres. Mon père, de la région du Tigré, avait combattu des membres de sa propre ethnie appartenant au #Front_de_libération_du_peuple_du_Tigré (#TPLF). Pour ma famille, il ne faisait pas bon être à la fois tigréen et éthiopien. Parmi les partisans du régime du #Derg, on se méfiait de nous en raison de notre appartenance ethnique : on nous soupçonnait d’être des agents du TPLF. Parmi les Tigréens, nous étions perçus comme ayant trahi notre peuple en prenant parti pour le gouvernement. Comme des milliers d’autres familles, nous essuyions des insultes de différents camps.

    En 1991, le régime répressif du Derg a été vaincu et le TPLF a pris la tête de l’Ethiopie. Ma famille a quitté Asmara pour Addis Abeba [la capitale éthiopienne], où nous avons vécu dans un camp de réfugiés pendant dix ans.

    Durant les vingt-sept années qui ont suivi, la coalition menée par le TPLF a gouverné le pays. Elle a mis en oeuvre une sorte de #fédéralisme_ethnique qui a favorisé la #conscience_ethnique, au détriment de l’#identité panéthiopienne. Toutefois, avec le temps, la #résistance populaire à la domination tigréenne et à ses pratiques non démocratiques a fait tomber le régime, à la suite de manifestations monstres. En 2018, la coalition au pouvoir a choisi un nouveau dirigeant. #Abiy_Ahmed a promis lors de son investiture de promouvoir la paix, l’espoir et l’unité. Cela n’a pas duré longtemps. Le 4 novembre 2020, Abiy déclarait la guerre au Tigré.

    Le conflit a fait naître une conscience nouvelle de ce que signifie être Tigréen dans la société éthiopienne au sens large. Le gouvernement qualifie sa propre action d’" #opération_de_police " , et non de guerre contre le peuple du Tigré. Pourtant, c’est ainsi que la vivent beaucoup de gens. De nombreux Tigréens soutiennent le TPLF. En outre, dans le cadre de l’actuelle « opération de police » destinée à capturer les principaux dirigeants du parti, des milliers de citoyens lambda ont été tués ou déplacés. Entre-temps, de nombreux « non-Tigréens » ont salué la prise de #Mekele, la capitale du Tigré, et ont gardé le silence quand le gouvernement a empêché des convois d’aide de parvenir à leurs compatriotes. Le #fichage_ethnique et le #harcèlement des Tigréens s’accentuent.

    Devant l’émergence d’une #crise_humanitaire qui touche les Tigréens ordinaires, la volonté délibérée du gouvernement de refuser l’envoi d’aide, le #silence et le soutien de la majorité des Ethiopiens, sapent mon sentiment d’appartenance à l’Ethiopie. Pour moi, l’un des pires aspects de cette situation est que mon père, qui a toujours été fier d’être éthiopien, a une fois de plus été condamné à la souffrance et à l’isolement. Personnellement, il me paraît impossible d’être à la fois tigréen et éthiopien dans le contexte actuel. Le lien que je gardais avec l’Ethiopie semble définitivement rompu.

    https://www.courrierinternational.com/article/recit-lettre-dun-tigreen-son-pays-en-guerre

    #Tigré #guerre #lettre #Soudan