Les étudiants français en Belgique, heureux mais trop nombreux
Par Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, correspondant)
Ils s’appellent Tobias, Gabriel, Julie, Marion, tous Français et tous étudiants dans le supérieur en Belgique, comme plus de 19 000 de leurs compatriotes, selon les derniers décomptes de l’administration de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB, le niveau de pouvoir fédéralisé qui gère notamment l’éducation). Marc (le prénom a été modifié), un Parisien qui préfère rester anonyme, a, lui, réalisé un doctorat en France et a ensuite saisi « l’opportunité » d’un postdoctorat dans une université du royaume, où il découvre un système « moins pesant et moins élitiste ».
Doctorat français en poche, le Tourangeau Frédéric Louault, quant à lui, a fait le choix d’enseigner la science politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB). « J’y apprécie l’ouverture d’esprit et l’ouverture à l’international, l’ancrage de l’université dans la société, la défense de valeurs humanistes. Et aussi la qualité d’écoute et la recherche de solutions dans la discussion, ainsi que la manière de lier rigueur et décontraction, d’être très professionnel et investi dans ses missions », détaille-t-il.Tous, à quelques nuances près, sont donc heureux de vivre dans ce pays où « il est indéniable que les habitants sont plus accueillants et moins psychorigides que les Français », diagnostique Julie François, une Limougeaude de 30 ans, actuellement assistante en première année de médecine générale (l’équivalent d’une première année d’internat en France), à Bruxelles.
« Comme Franco-Allemand, je me sens, sur de nombreux points, plus proche de la mentalité des Belges que de celle des Français », affirme pour sa part Gabriel Girts, un étudiant dijonnais qui effectue sa première année de master en gestion culturelle à l’ULB. Son frère, Tobias, inscrit en photographie à l’école supérieure des arts de l’image Le Septantecinq, à Woluwe-Saint-Lambert, dans la banlieue de Bruxelles, se réjouit de pouvoir faire des études qui lui auraient été inaccessibles en France : « Les écoles privées sont trop onéreuses, et les écoles nationales supérieures, très sélectives, ne sont accessibles qu’en bac + 2. »
Les étudiants français sont heureux, mais trop nombreux (pas loin de 10 % du total des étudiants dans la FWB, près de trois quarts des étudiants européens) aux yeux des universités de Bruxelles et de Wallonie, confrontées depuis une vingtaine d’années à un nombre sans cesse croissant de jeunes venus de l’Hexagone. Au début des années 2000, ils furent massivement présents en médecine, en psychologie, en sciences vétérinaires, dans les filières paramédicales ou les écoles d’art, attirés par un enseignement peu coûteux, de bonne qualité et qui a longtemps privilégié un autre mode de sélection que le concours d’entrée « à la française ».
« Ici, le système de notation est plus strict ; mais, en France, l’accès à une formation est bien plus difficile, avec les plateformes Parcoursup et Mon Master », explique Gabriel Girts, arrivé dans la capitale belge après une licence en langues étrangères en France et une année Erasmus en Allemagne. Il se dit « vraiment content » d’avoir pu quitter « un système français qui représente une source énorme de stress ».
Au fil du temps, les autorités de la Fédération Wallonie-Bruxelles ont instauré quelques mesures qui se voulaient dissuasives pour les jeunes Français : des quotas de 30 % au maximum pour les étudiants non résidents en médecine, odontologie, orthophonie, sciences vétérinaires, etc., couplés à un tirage au sort.C’est toutefois insuffisant, jugent les directions : à Liège par exemple, la rectrice de l’université, Anne-Sophie Nyssen, constate que l’architecture ou le droit attirent aussi de nombreux jeunes Français désormais. Or, son université est, comme les autres, confrontée à un financement à base d’« enveloppes fermées » : les moyens qui leur sont alloués n’augmentent plus (hormis une indexation sur le coût de la vie), quel que soit le nombre d’inscrits. « En quinze ans, le financement a régressé de 24 % », indique Anne-Sophie Nyssen.
Des moyens réduits, de plus en plus d’étudiants et, à la clé, des problèmes de locaux, d’encadrement et de stages. Mais, affirmée partout, la volonté de continuer à inscrire des étudiants étrangers, pour une question d’image et d’ouverture. D’où, deux pistes possibles : un accroissement du contingentement et/ou une augmentation de la contribution financière des étudiants, afin de remédier au « sous-financement structurel » de l’enseignement supérieur.
Rien n’est tranché, mais les élections qui ont eu lieu en juin 2024 ont abouti à la mise en place d’un gouvernement de centre droit à la FWB. Son programme évoque la nécessité d’obtenir une « contribution plus juste » des étudiants venus d’ailleurs, sans nuire à l’attractivité des établissements ni contrevenir aux règles européennes qui interdisent toute discrimination.En 2010, quatre ans après que la Belgique eut fixé des quotas pour neuf filières médicales et paramédicales, la Cour de justice de l’Union européenne mettait en garde contre toute inégalité de traitement entre les étudiants nationaux et européens, en soulignant toutefois que c’est à la justice belge qu’il appartenait d’évaluer le risque d’une éventuelle mise en péril du système de soins à cause de la présence trop massive de jeunes Français dans les filières concernées.
Selon les autorités belges, ils risquaient en effet de limiter l’accès des nationaux à ces études ou de réduire l’offre médicale : des étudiants français achevant leurs études rentraient chez eux avec, en poche, leur diplôme, mais aussi le « numéro Inami », un identifiant obligatoire pour dispenser des soins en Belgique et dont le nombre est contingenté. (...)En 2010, les juges européens avaient rejeté l’argument de la charge financière excessive engendrée par la forte présence d’étudiants français, ce qui ne faisait pas les affaires d’universités réclamant, en vain, des moyens adéquats à un pouvoir politique incapable de satisfaire leurs demandes. Actuellement, la présence de 25 700 étudiants européens (pas seulement français donc) non résidents coûterait chaque année 210 millions d’euros à la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Deux professeurs de l’Université catholique de Louvain (UCLouvain) ont cherché un remède qui rétablirait un équilibre entre ceux qui paient des impôts et des taxes en Belgique et ceux qui viennent y étudier en acquittant seulement un « minerval » – frais d’inscription – de 835 euros. Vincent Yzerbyt, doyen de la faculté de psychologie, et Vincent Vandenberghe, professeur d’économie, suggèrent un droit individuel aux études supérieures. Son principe ? L’octroi à tous les étudiants francophones belges, boursiers ou non, et à ceux qui résident dans le pays depuis au moins cinq ans d’une somme forfaitaire de 2 000 euros, alors que le « minerval » serait porté pour tous à 2 835 euros. Soit, donc, une augmentation, pour les non-résidents, français et autres, de 240 %.
« Nous ne voulons en aucun cas répondre à ce que nous verrions comme une “invasion” d’étudiants étrangers, mais renflouer la trésorerie de nos établissements, remédier aux déséquilibres actuels qui menacent le droit à être formé correctement et, en même temps, remédier au manque de mobilité des étudiants de la FWB : ils ne sont actuellement que quelques milliers à partir étudier à l’étranger », souligne Vincent Yzerbyt. « Portable », le montant de 2 000 euros pourrait, en effet, être utilisé pour une inscription à l’étranger. Vincent Yzerbyt et Vincent Vandenberghe voient d’ailleurs dans leur proposition une éventuelle étape supplémentaire pour le système européen Erasmus si elle se concrétisait au niveau des Vingt-Sept.
Une telle mesure, décidée seulement par la Belgique francophone, passerait-elle le cap de la justice européenne ? « Oui, le droit de l’Union autorise à réserver le bénéfice des “prestations d’assurance sociale” et d’aides “d’entretien aux études” aux enfants de travailleurs résidant dans le pays », affirment les deux professeurs. La prudence semble toutefois de mise à la présidence de la Fédération Wallonie-Bruxelles. « L’examen du dossier est en cours, les discussions se poursuivent », y indique-t-on. L’espoir des politiques, comme de certains recteurs, est qu’une discussion « constructive » avec les autorités françaises débouche sur d’autres solutions. Le dialogue avec Paris a, en réalité, commencé il y a plusieurs années, mais bute notamment sur une estimation très divergente du nombre réel d’étudiants français, de son évolution et de ses véritables conséquences.
Si le projet des professeurs de l’UCLouvain se concrétisait, quelles conséquences aurait-il pour les jeunes Français ? « Ce serait sans doute un frein à notre venue », estime Julie François. Selon elle, il serait, pour beaucoup de ses collègues, impossible de régler un tel montant, de contracter un prêt ou de concilier des études universitaires exigeantes avec un travail étudiant. Et même si elle parvient à combiner études et petit boulot dans un restaurant, Eloïse Pioffet, venue d’Issoudun (Indre) étudier la sociologie et l’anthropologie, approuve : « Cela me dissuaderait certainement. »
« Si j’avais dû acquitter 2 000 euros de plus, je n’aurais pas choisi de réaliser un bachelor ici ; mais pour un master, cela resterait envisageable », dit, en revanche, Tobias Girts. « Un minerval à 2 835 euros, cela freinerait beaucoup de monde, moi le premier. Mais sans alternative équivalente, j’aurais quand même postulé », affirme son frère, Gabriel. Il ajoute : « Il faudrait quand même que la France s’interroge sur le fonctionnement de ses universités au vu des migrations massives de jeunes. »