L’écrivaine et activiste Marie Cosnay a consacré aux routes migratoires une trilologie - Des îles, parue aux éditions de l’Ogre - qui replace l’océan en son centre. Et pourtant, l’Atlantique reste un #impensé dans nos représentations de la mer-cimetière, en dépit des évidences et des chiffres.
Marie Cosnay, pourquoi dites-vous qu’on résiste à penser l’#océan_Atlantique lorsqu’on parle de la #mer-cimetière, et des routes migratoires maritimes ?
Quand on parle des morts en mer et des morts de la migration - et on n’en parle pas souvent -, la fosse commune, c’est la Méditerranée. C’est à la Méditerranée qu’on est sans cesse ramené. Or c’est quand même étrange, parce que le plus grand nombre de morts ce sont ceux de l’Atlantique, en tout cas depuis 2018. Or cela invisibilise des choses, des imaginaires, mais aussi du réel. Car la route la plus empruntée, c’est celle des #Canaries. Il y a un mort toutes les demi-heures : en 2024, on compte sur cette route-là, de la façade atlantique depuis le #Sénégal jusqu’au #Sahara_occidental, au #Maroc, vers les Canaries - rien que ça -, un mort toutes les demi-heures l’année dernière. C’est énorme. Alors, invisibiliser l’océan atlantique ça veut dire que ces morts qui sont les plus nombreuses, personne n’en parle jamais. Ce sont les morts de l’#Afrique_de_l'Ouest.
Comment décririez-vous cette route migratoire atlantique ?
Depuis le Sénégal, ce sont des bateaux en bois, des #pateras, qui contiennent cinquante, soixante personnes, parfois davantage. Tous les gens qui connaissent cette route-là, jusqu’aux Canaries, c’est-à-dire les militants espagnols, et aussi, évidemment, les gens qui prennent cette route et leurs familles, tout comme la Croix-Rouge, appellent ça des “#convois”. Ces convois sont nommés par le nombre de personnes à l’intérieur. Le nombre de femmes, le nombre d’enfants. C’est pour pouvoir savoir nommer le bateau, par exemple : “Convoi 56, huit femmes, deux bébés, Tan-Tan” ; “Convoi 62, quatre femmes, trois enfants, Dakhla”... C’est comme ça que la Croix-Rouge peut savoir qui est arrivé.
Dans quelle mesure l’imaginaire de ces convois a-t-il quelque chose à voir spécifiquement avec l’Atlantique ?
Cette question m’évoque l’exemple d’un dessin d’enfant aux Canaries. Un enfant qui était arrivé par un de ces convois. Les gens qui s’en occupaient, la Croix-Rouge, et d’autres, et qui s’en occupaient plutôt pas mal, lui avaient demandé de dessiner son voyage, son exil, parce qu’il avait été extrêmement chahuté. Durant sa traversée, il y avait eu des morts, et notamment des enfants morts sur ce bateau. Et cet enfant qui avait survécu avait dessiné un bateau incroyablement ressemblant à un bateau négrier. C’est de cette histoire-là, et de cette mémoire-là aussi, qu’on se prive quand on ignore cette route-là, quand on habite à Marseille ou à Paris, et en tout cas en France.
C’est spécifiquement français ?
Ce qui est étrange, c’est que les militants en Espagne savent très bien l’importance de la route atlantique, et en Espagne, cette perception n’a rien à voir. On n’est pas du tout déconnecté, comme en France.
Comment est venue l’écriture sur ces routes migratoires, et notamment de raconter la migration depuis les Canaries ?
Au départ, je faisais de l’activisme aux frontières, à la frontière basque notamment. Je vivais au Pays basque et les gens passaient par là. J’écrivais des choses qui étaient plutôt de l’ordre de la chronique, du petit texte informatif. Lorsque j’avais une grosse colère ou quelque chose que je n’arrivais pas à démêler, c’était le texte qui m’aidait à démêler. J’appelais ça des chroniques. Par exemple, j’ai beaucoup écrit sur les mineurs isolés, sur le non accueil, et puis des réflexions sur : qu’est ce que l’enfance ? Est-ce que l’âge protège ? Et pourquoi l’âge protégerait-il plus qu’autre chose, en fait ?
Auparavant, j’avais une autre activité d’écriture qui était beaucoup plus fictionnelle ou documentaire, mais davantage tournée vers le passé. Mais la question migratoire était devenue tellement prégnante, tellement importante dans ma vie, que je ne pouvais plus séparer les deux. Ce sont les morts qui m’ont poussée à écrire sur eux. Car avant d’aller aux Canaries pour rencontrer les gens, je me trouve à l’endroit où ils arrivent en fait, c’est-à-dire exactement à Irun, en Espagne, à côté de Bayonne, à la frontière basque. C’est là que je rencontre des gens pour qui je mets en place qu’il faut mettre en place comme militante. Je ne suis pas encore certaine d’écrire, je me dis même que j’écrivais si ça vient à moi. Et là, je rencontre des gens qui attendent des gens. Et ces gens qu’ils attendent n’arrivent pas. Alors on commence à me demander : “Mais va ! Va sur les îles ! Va chercher ma sœur, va chercher mon frère, va chercher ma fille. Ils sont arrivés tel jour dans le convoi 57, trois enfants, quatre femmes et et trois morts…” Parce qu’on sait un peu. C’est comme ça que les morts arrivent à la porte. Les premiers morts, ceux dont je me rends compte. Et donc j’y vais. Je vais sur les îles Canaries et il y a urgence.
On est en 2019 et le premier tome de cette série qui s’intitulera “Des îles” (aux éditions de l’Ogre”) démarre…
J’ai des noms, j’ai des photos, j’ai quelquefois des vidéos. Je ne suis pas toute seule, évidemment : il y a des relais. Et je cherche. J’ai des noms, j’ai des dates de naissance, j’ai des lieux de départ. J’ai des choses comme : “la dernière fois qu’on l’a vu”. Alors je cherche et je me rends compte assez vite que je ne trouverai pas. Car les gens meurent énormément. On sait, mais en fait concrètement, on ne sait pas. Je me rappelle de ce garçon qui s’appelle Amadou, qui m’a le premier demandé d’aller chercher sa sœur sur les îles Canaries. Selon lui, elle était arrivée tel jour, à tel endroit, etc. Cinq ou six ans après, lui dont je racontais l’histoire dans le premier volume de la trilogie Des îles, il la cherche encore. J’ai encore reçu la photo de sa sœur récemment sur Whatsapp. La même photo.
Vous vous mettez donc à chercher des disparus, avant d’écrire l’histoire de ces gens qui voyagent sans visa…
J’ai trouvé une petite fille qui avait disparu. Une seule : Fatou. Elle était donnée pour disparue sur un bateau sur lequel on disait qu’il y avait eu beaucoup d’enfants morts sur ce bateau qui avait tourné dans l’océan très longtemps. Et donc on m’avait dit de ne pas donner d’espoir à la maman. Mais la maman m’avait donné sa photo et j’étais sur les îles Canaries pour essayer, pour voir, au cas où… J’ai montré la photo de cette petite fille à un médecin urgentiste qui intervenait à l’arrivée des bateaux, parce que beaucoup de gens sont dans des états incroyables. Ils ont bu de l’eau de mer, ils ont perdu la tête, ils ne savent plus qui ils sont… Je lui ai montré la photo, et ce médecin-là, Alban, a poussé un cri : “Mais elle est arrivée, elle est vivante !” Après, on a mis un an à ce qu’elle puisse se rapprocher de sa maman. C’est très compliqué, mais c’est la seule histoire qui soit heureuse.
Quelle empreinte l’Atlantique a-t-il laissé sur ces années d’enquête à remonter le fil d’histoires qui passent par l’océan ?
Certaines images de l’océan m’ont beaucoup hantée. Notamment cet imaginaire, d’être seul sur l’océan en fait. Car même si on peu d’histoires, même si parfois les gens sont morts les uns après les autres, on a quelques images, et même quelques vidéos. Parce que c’est l’Atlantique ! C’est-à-dire que si on rate les Canaries, on arrive aux Etats-Unis ! “#Bosa”, ça veut dire quitter son pays, et rater les Canaries, ça s’appelle “Bosa États-Unis”. Si on rase les Canaries, on fait “#Bosa_Amérique” et en effet, on a retrouvé des bateaux complètement de l’autre côté de l’Atlantique, avec des corps desséchés, avec des squelettes. Mais on a trouvé aussi des bateaux vides ou alors avec un survivant. Vous imaginez ? Un seul survivant, au milieu de l’Atlantique. Comment on survit à ça, quand on est avec sa bouée et que finalement le secours maritime espagnol vient te sauver sur ta bouée ? Tu as vu mourir les uns après les autres tous tes copains.
On a cherché comme cela un jeune Marocain, à la demande de sa sœur. Nous étions deux ou trois, à le chercher, ensemble, parce qu’on entendait dire qu’il était vivant or il n’apparaissait pas. En général, quand les gens n’apparaissent pas, ils ne vont pas apparaître trois mois après… mais il peut y avoir des exceptions, comme pour Fatou, la petite fille retrouvée aux Canaries. Donc, on cherche.
Et de ce garçon, on a trouvé une vidéo, parce qu’on avait des photos de lui et on comparait avec les vidéos qu’on trouvait sur les réseaux. Sur cette vidéo, il parle en arabe sur un bateau au milieu de l’Atlantique. Le bateau n’était pas très loin des Canaries, mais perdu. On a fait traduire cette vidéo. C’était très compliqué de comprendre ce qu’il disait avec le bruit de l’océan mais on voyait sur la vidéo qu’il se passait un truc très important, sans savoir dire si c’était intense d’euphorie ou de désespoir. C’était impossible à dire. Et lui est là, il est debout, et il parle, avec intensité. En fait, il disait le nom de toutes les victimes du bateau. Il était en fait l’avant-dernier témoin, puisque le dernier, c’est celui qui va mettre la vidéo sur internet. Ce garçon n’est pas arrivé. Ça veut dire que ce garçon, debout, qui parle, est mort alors même qu’il était en train de nommer, lui, les gens qui venaient de mourir au milieu de l’océan.
Puis l’écriture s’est poursuivie, et un deuxième volume, puis un troisième, sont venus compléter cette triologie, Des îles… Mais l’écriture s’est un peu déplacée, entre-temps…
En 2022, la frontière entre la France et l’Espagne se ferme complètement suite à une attaque dans une église, près de Nice, par un jeune homme tunisien qui sortait de Lampedusa et qui a attaqué le curé d’une paroisse. Or ce moment où la frontière avec l’Espagne se ferme a coïncidé exactement avec le moment où les gens quittaient les #île_ Canaries pour remonter vers la France. Pendant un an, elle est restée fermée. Et pendant un an, il y a eu dix morts.
Alors ce n’était plus des disparus qu’on cherchait, puisque l’on avait des corps. C’était exactement le contraire. On avait des #corps, mais pas de nom, pas d’histoire. Juste des corps ramassés dans la #Bidassoa alors qu’avant, j’avais des histoires mais pas de corps. Si bien qu’il fallait faire le chemin opposé. Malgré tout, il y a toujours quelqu’un qui a vu quelqu’un qui sait que quelqu’un est passé par là ce jour-là. Mais c’est très difficile d’être le témoin de cela et de vouloir bien en témoigner.
Les gens ne voulaient pas, même les amis les plus proches. Parce que tu ne vas pas commencer à arriver dans un pays que tu essaies de rejoindre depuis trois ans en arrivant avec des problèmes. Des problèmes avec la police, avec la justice… alors que tu as passé ton temps à essayer de te désidentifier, tu ne vas pas t’identifier immédiatement, et surtout pas pour arriver avec un mort. Arriver avec un mort, c’est compliqué. Et donc même les amis qui passaient et qui, eux, avaient survécu, ne parlaient pas. C’était très compliqué de remonter le fil de ces histoires.
Qu’est-ce qui a changé dans l’écriture de ces histoires, au fil des tomes et des enquêtes ?
Moi, j’ai changé. C’est surtout moi. La manière de travailler a changé entre le tome un, le deux, et le trois de la trilogie, mais je m’en rends compte après coup. Dans le un, il y a beaucoup, beaucoup, beaucoup d’histoires. Beaucoup de récits, parce que beaucoup de gens parlent, prennent la parole. C’est beaucoup d’oralité et moi, j’essaye de prendre tout ça et de suivre les fils pour pour accompagner, pour aider, pour suivre et donc faire l’enquête.
Dans le deuxième tome, Des Iles 2, c’est plutôt une question : comment on rend un corps qui est non-identifié par un juge espagnol, à un papa guinéen ? Et comment on le fait franchir l’Atlantique jusqu’en Guinée, mais en avion, et mort. On a réussi. Le travail change parce qu’il est d’un extrême piétinement. C’est le contraire des histoires qui arrivent. C’est beaucoup plus d’écrit puisque ce doit être conforme, signé à l’ambassade de ceci, de cela en Guinée, en Espagne, etc.
Et donc c’est forcément une autre façon d’écrire puisqu’elle suit l’archive. L’archives qui est en train de se faire, qui est en train de s’écrire, qui est en train de s’élaborer. Il faut écrire sans céder à la simplification parce que c’est hyper complexe. L’écriture suit le réel, et donc elle panique parfois parce que le réel panique tout le temps. Parce que quand on a tous les papiers pour que le corps reparte en Guinée, et bien il manque le certificat de non-Covid et donc tout va foirer. L’écriture suit ça, et donc elle change de forme parce qu’elle est bousculée tout le temps par le réel. Tout le temps.
Et puis vient l’écriture du troisième volume de la trilogie. Et là encore, l’écriture change…
Oui, elle change de forme aussi, un peu volontairement, un peu à dessein, parce que je suis épuisée. Je me dis alors qu’il faut faire un pas de côté. Et ce pas de côté, c’est de dire qu’il y a en effet les bateaux qui arrivent qu’en ce moment depuis l’Algérie. mais aussi ces bateaux qui ont traversé dans l’autre sens. Evidemment, au moment de la chute de Séville, pendant la guerre civile, puisque des bateaux sont partis en Algérie, à Oran, et c’était exactement la même route, les mêmes ports. Mais cette route-là en appelle une autre : celle de l’exil morisque du début du XVIIᵉ siècle.
En fait, ce pas de côté historique me garantit quelque chose. Ce pas de côté m’intéresse parce qu’il montre aussi que ce n’est pas toujours du Sud vers le Nord que vont les exils et qu’il y a eu d’autres histoires et d’autres bateaux sur ces routes-là. Tout ça m’intéresse politiquement, historiquement, mais aussi me déplace moi dans l’écriture. Cela me calme, c’est-à-dire je suis obligée de suivre un autre rythme qui est le rythme historique. Le rythme du document qui est déjà écrit, de l’archive que je n’ai pas besoin d’écrire moi, et qui n’est pas en train de se créer sous mes yeux, mais qui est déjà là : c’est celle des historiens, c’est celle des récits antérieurs. Et ça, ça me sauve un peu, un peu.