Depuis le début de la guerre contre la bande de Gaza, l’armée israélienne a émis des dizaines d’ordre d’« #évacuation », des déplacements forcés qui obligent la population à aller d’un endroit à l’autre sans répit. Nous avons enquêté sur ces exodes infligés.
« Sommes-nous du bétail pour être ballottés sans arrêt d’un endroit à l’autre, avec ces “Allez là, allez ici, partez à telle heure, partez encore” ? » Ce cri de détresse et d’exaspération tout à la fois, c’est celui de Mohamed Abou Moughaisib, médecin gazaoui, coordinateur médical de l’ONG Médecins sans frontières (MSF).
Transformé en Gazaoui errant, il est à la fois victime et témoin.
Mediapart a recueilli son témoignage et celui d’autres personnes par téléphone fin juillet, les journalistes étrangers étant toujours interdits de pénétrer dans la bande de Gaza.
Il est difficile de savoir le nombre exact de personnes actuellement déplacées dans l’enclave palestinienne. Selon le Fonds des Nations unies pour la population, 1,9 million d’habitant·es, sur une population de 2,1 millions, soit 9 personnes sur 10, l’ont été. Sur un territoire minuscule de 41 km de long pour une largeur de 6 à 12 km.
Comme toutes et tous, Hamza Ibrahim a passé ces dix derniers mois à quitter un endroit pour un autre, dans un exil interne sans fin. « C’est comme un film qui ne s’arrête jamais », déplore ce jeune diplômé en anglais de 23 ans. Ses fuites successives résument à elles seules la vie de nombre de Gazaoui·es depuis octobre : le départ de Gaza City vers le centre de l’enclave, puis vers le sud, près de la frontière égyptienne, et le retour vers le centre, de maison surpeuplée en abri précaire, dans une course folle dictée par les ordres de l’armée israélienne.
« C’est le plus grand déplacement du peuple palestinien depuis la guerre de 1948, affirme Juliette Touma, porte-parole de l’Unrwa, l’agence des Nations unies de secours et d’assistance aux réfugié·es palestinien·nes. Ils se déplacent en moyenne une fois par mois. Certains ont déménagé neuf ou dix fois. Les personnes âgées qui ont survécu à la guerre de 1948 revivent leurs traumatismes. Les jeunes générations qui ont grandi avec les souvenirs de leurs ancêtres le vivent aujourd’hui. »
Ainsi Montheir al-Firani, 38 ans, avocat, ne cesse de rapprocher son sort de celui de son grand-père : « Je suis d’une famille de réfugiés de 1948, raconte-t-il. Mon grand-père a toujours conservé le rêve de retourner dans son village de Hamameh, qu’il a dû quitter en 1948. Aujourd’hui, mon père, moi, mes frères, nous sommes tous des réfugiés. Une nouvelle fois. »
Harcelés par des ordres de déplacement
Les exodes d’aujourd’hui sont directement liés aux opérations de l’armée israélienne, qui ordonne aux habitant·es de quitter telle ou telle zone pour se diriger vers telle ou telle autre.
La première injonction date du 13 octobre, soit six jours après les massacres du 7 octobre commis par la branche armée du Hamas, d’autres factions et des civils palestiniens dans les villes et les villages israéliens autour de la bande de Gaza. Ordre est donné à tous les habitants et habitantes du nord de l’enclave et de Gaza City de se diriger au sud de Wadi Gaza, la rivière qui traverse le territoire d’est en ouest et marque traditionnellement la séparation entre le nord et le sud de la bande. 1,1 million de personnes sont concernées, estime Tel-Aviv.
Cet ordre est suivi de dizaines d’autres, tout au long de ces jours, semaines, mois de guerre.
Les images d’un peuple en exode perpétuel occupent les réseaux sociaux. À pied, les bras pleins de sacs et les épaules croulant sous les enfants en bas âge, poussant des fauteuils roulants ou des poussettes, sur des charrettes tirées par des chevaux faméliques ou des ânes étiques, dans des voitures presque neuves ou hors d’âge, juchés sur des matelas eux-mêmes entassés sur les plateaux de camions. Sous le soleil d’automne, sous la pluie hivernale, dans le froid glacé de janvier et la brûlure de juillet.
Tant d’images finissent par faire oublier la réalité de cette errance sans fin. C’est pourquoi Mediapart a voulu la documenter.
Nous avons d’abord cherché à collecter tous ces ordres. Ils sont communiqués de mille manières : par SMS, par appel téléphonique, par tracts lâchés depuis les avions, par les hauts-parleurs installés sur les drones quadricoptères, par Internet, sur X (anciennement Twitter) et sur les différents canaux de communication de l’armée israélienne.
Les SMS et les appels téléphoniques étaient déjà utilisés lors des guerres précédentes, mais concernaient en général un immeuble, un pâté de maisons, en prévision d’une frappe.
Jamais les « évacuations », selon le mot de l’armée pour faire croire qu’il s’agit là d’épargner des vies civiles, fiction que le carnage actuel a dissipée, n’avaient concerné autant de monde sur d’aussi larges parties du territoire.
Aucun organisme ou institution que nous avons contacté n’a conservé l’ensemble des ordres diffusés par l’armée israélienne. Celle-ci n’a pas répondu à notre demande.
Nous en avons collecté 31, de façon empirique et sans prétendre à l’exhaustivité. Ils figurent sur la carte ci-dessous.
Après les premiers ordres de déplacement, l’armée a innové en créant une carte de la bande de Gaza quadrillée en centaines de blocs. Elle est apparue pour la première fois le 4 décembre 2023. Les gens se trouvant dans les blocs indiqués en général par une couleur doivent partir vers les zones désignées par des flèches.
Nos témoignages montrent que les personnes n’ont pas forcément accès à cette carte car la connexion à Internet est aléatoire. Elles ne savent pas forcément dans quel bloc elles se trouvent.
« Nous étions réfugiés dans la maison d’un collègue à Nousseirat et nous avons vu l’ordre de déplacement sur la carte, explique Mohamed Abou Moughsaib. Il m’a dit : “Notre bloc est loin de la zone à évacuer”, j’ai répliqué : “Mais pas du tout, nous sommes très proches.” Nous sommes partis pour Rafah. »
Quant aux « zones humanitaires sûres » vers lesquelles les personnes sont dirigées, c’est une fiction : « Il n’existe pas de “zone humanitaire” ou de “zone de sécurité”. Une partie au conflit ne peut pas déclarer unilatéralement qu’un endroit est une zone sûre, assure Juliette Touma. C’est une violation du droit humanitaire international. »
Les familles s’y sont quand même précipitées et entassées au fil des semaines. Mais elles ne sont pas épargnées par les bombardements. « Les gens ricanent maintenant quand on leur parle de zones humanitaires. Les Israéliens ont bombardé plusieurs fois Al-Mawassi, censé être sûr, après Nousseirat, Deir al-Balah, alors quelle est la différence ? », interroge Mohamed Abou Moughaisib.
Le premier départ
Le 7 octobre, depuis sa maison de Shajaiya-Est, proche de la frontière, Siham Jindiya a tout vu : les roquettes du Hamas, puis « les hommes passant la barrière ». Elle poursuit : « J’ai compris qu’il allait se passer quelque chose de terrible, que les Israéliens allaient tout détruire. » Avec son mari et ses cinq enfants, ils quittent leur maison le jour même, à 7 heures du matin, pour se réfugier dans une école de l’Unrwa du sud de Gaza City, avec les habits qu’ils portent.
« On revient dans trois jours », a aussi pensé Mohamed Abou Moughaisib en quittant sa maison du quartier de Rimal à Gaza City. Le 7 octobre, lui, sa femme et leurs trois enfants ont fait cinq minutes de voiture pour loger temporairement dans les bureaux de MSF, pensant y être en sécurité. Par chance, la veille, le médecin avait par hasard rassemblé les passeports de toute la famille dans un sac.
Mais quelques jours après, quand Israël envoie ses premiers tracts demandant aux habitant·es du nord de l’enclave de « partir immédiatement », Mohamed Abou Moughaisib monte dans sa voiture pour retourner chez lui chercher quelques affaires. Sur la route, il constate les dégâts causés par les bombardements des premiers jours, les rues « complètement détruites ». « [Une fois arrivé,] j’étais tellement stressé que j’ai choisi n’importe quoi, raconte le père de famille, les mauvaises lunettes pour mon père, des vêtements que je n’aime pas porter. »
Puis il prend la route avec ses proches dans sa voiture MSF en passant par la voie de la plage, direction Nousseirat, au centre de la bande de Gaza. Ce 13 octobre, la route était vide. « Peu de voitures partaient vers le sud, se remémore Mohamed, parce que les gens étaient encore choqués. Nous n’avons jamais eu de tels ordres d’évacuation pendant les guerres à Gaza. »
Siham fait partie de celles et ceux qui sont d’abord restés malgré les appels à quitter la ville. « Nous avons cru qu’il s’agissait juste de menaces », admet-elle. Puis le bâtiment de l’ONU où elle pensait être en sécurité a été assiégé par des chars israéliens. « Il y a eu les bombardements autour de nous, surtout avec les bombes au phosphore [que plusieurs ONG ont documentés ici et là – ndlr] », décrit-elle. Avec son mari et ses cinq enfants, ils courent s’installer dans une autre école de la ville, proche de l’hôpital Al-Shifa. Quelques jours plus tard, elle aussi est assiégée. Ils prennent alors la route pour le sud à pied, « un sac en plastique à bout de bras avec des habits dedans », décrit-elle.
Quelque temps après l’arrivée de Siham chez sa sœur à Al-Bureij, un nouvel ordre de déplacement est diffusé. Siham et sa famille marchent jusqu’à Nusseirat, où peu de temps après, de nouveaux tracts sont envoyés par les airs et des SMS sur les portables des habitant·es, avec des horaires déterminés. « On est partis tout de suite, explique Siham, on a appris la leçon de Tell al-Hawa. C’était trop dur. »
Arrivée à Rafah à pied, elle y reste « quatre ou cinq mois » avant l’ordre d’évacuation de début mai qui a précédé l’attaque terrestre du sud de l’enclave, alors que plus d’un million de personnes étaient réfugiées dans la ville frontalière. Elle arrive alors à Az-Zawayda, une ville à presque cinq heures de marche de Rafah.
Conséquences sanitaires
« Nous vivons de déplacement en déplacement, de mort en mort, pour trouver une vie et échapper aux bombardements », souffle Hamza. L’étudiant de 23 ans est réfugié depuis quelques mois dans une maison à Deir al-Balah, une ville au centre de l’enclave. Ils sont une cinquantaine dans la maison à deux étages de son grand-père, dont une trentaine d’enfants.
« Nous ressentons une peur permanente, reprend-il, renforcée par l’instabilité. Ils ne laissent pas de délai pour que nous puissions empaqueter nos affaires. Quand on vous dit que vous avez une heure pour partir, ça n’a aucun sens. »
Monther al-Firani aurait voulu prendre des photos de son mariage, de ses enfants, de l’ouverture de son cabinet d’avocat. « J’étais si fier. »
Les déplacements forcés brassent la population, brisent les solidarités de quartier, les liens établis sur les lieux de travail, mais unissent les gens dans de mêmes obsessions : trouver un abri, nourrir sa famille, la vêtir, lui permettre de se laver et de se soigner.
Pour dénicher un toit, les ressources sociales et les réseaux familiaux sont essentiels. La sœur de Mohamed Abou Moughaisib travaille pour les Nations unies et dans ce chaos, c’est une chance. « Elle a obtenu grâce aux Nations unies une petite chambre dans un complexe au bord de la mer, à Rafah, qui, avant la guerre, comprenait un restaurant et des paillotes, explique Mohamed. Tout a été transformé pour loger les déplacés. Ils ont aussi accepté sa famille, notre père, moi, sa femme et mes enfants. Nous étions neuf personnes dans une chambre prévue pour trois, mais nous avions l’électricité et l’eau. »
Un véritable privilège, de plus en plus rare au fil des semaines et des mois d’errance. Hamza Ibrahim vit dans la maison de deux étages de son grand-père à Deir al-Balah, dans le centre de l’enclave, avec une bonne cinquantaine d’autres personnes. L’eau est une denrée précieuse, la nourriture aussi : « Chaque matin, je marche jusqu’au point de distribution, ça me prend une heure, raconte Hamza. Il faut ensuite faire la queue, au moins encore une heure aussi pour la nourriture, et une nouvelle heure pour l’eau. »
À Ezzawaideh, Siham Jindiya, son mari et ses cinq enfants vivent « une vie de misère ». « C’est le seul endroit où on a trouvé de la place après avoir fui Rafah, relate-t-elle. Ce sont des dunes. Il n’y a pas de surface plane pour planter une tente. Nous vivons sous des bâches. Il n’y a pas d’eau, les enfants trouvent une bouteille tous les trois ou quatre jours pour se laver. Le sol est argileux, les eaux usées stagnent. »
La promiscuité, l’impossibilité d’une hygiène même basique, le stress : tout concourt à l’explosion des maladies, notamment dermatologiques. « Tout le monde est couvert de boutons, et nous n’avons pas de quoi nous soigner, reprend Siham. À l’hôpital, ils privilégient les blessés dans les bombardements. »
Après dix mois de guerre, les Gazaoui·es sont épuisé·es par l’errance. « Ces déplacements constants ont tout détruit de la société d’avant, déplore Mohamed Abou Moughaisib. Ils ont détruit les vies, les liens sociaux, nous ne vivons plus que dans un état de manque permanent. Il n’y a pas d’eau, il n’y a pas de nourriture, il n’y a pas, il n’y a pas… Nous en sommes à un tel point que des gens refusent maintenant de bouger. Ils restent dans les blocs qui, selon la carte, doivent être évacués, prêts à mourir. »
Hamza fait partie de celles et ceux qui ne veulent plus obéir aux ordres de déplacement : « Si je reçois un nouvel appel de l’armée israélienne me demandant de partir, je ne le ferai pas. Je ne vais plus nulle part, car il n’y a nulle part où aller. »
Sauf là où sont ensevelis les souvenirs et les projets d’une vie. C’est le seul horizon d’espoir pour beaucoup. « Si je rentre au nord, j’installerai une tente sur les décombres de ma maison, affirme Siham. Au moins, je serai sur ma terre, à ma place. »