• Les modèles déboussolés pour prédire l’évolution de l’épidémie due au coronavirus, Nathaniel Herzberg, Chloé Hecketsweiler
    https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/05/26/les-modeles-deboussoles-pour-predire-l-evolution-de-l-epidemie-de-covid-19_6

    Les indicateurs ne montrent pas pour l’heure de deuxième vague épidémique, mais leur interprétation est complexe pour les spécialistes, qui doivent analyser une situation « dynamique ».
    Jour après jour, l’épidémie de Covid-19 perd du terrain mais est-elle pour autant derrière nous ? Voilà toute la question, alors que le gouvernement s’apprête à annoncer, dans les prochains jours, de nouveaux arbitrages pour le « chapitre II » du déconfinement, qui doit commencer le 2 juin. Pour y répondre, les épidémiologistes disposent de différents indicateurs mais, deux semaines seulement après la levée du confinement, leur interprétation est encore incertaine.



    INFOGRAPHIE LE MONDE

    Premier baromètre, le nombre quotidien d’admissions en réanimation. Il s’élevait à plus de 700 au pic de l’épidémie début avril ; il n’était plus que de 45 le 25 mai. Ce point bas était anticipé par les modèles, compte tenu du délai entre les nouvelles infections et l’arrivée en réanimation des cas les plus graves. « C’est le reflet des contaminations qui ont eu lieu à la toute fin du confinement ou au début du déconfinement. On ne voit pas de rebond mais cela ne signifie pas qu’il ne va rien se passer » , souligne Daniel Lévy-Bruhl, épidémiologiste à l’organisme de sécurité sanitaire Santé publique France (SPF). « Il faut faire comme si le risque était devant nous » , prévient-il.

    La moindre inflexion serait vite problématique là où l’épidémie a été la plus forte. En Ile-de-France, plus de 600 personnes sont toujours hospitalisées en réanimation, pour une capacité en routine de 1 200 lits. La marge de manœuvre est limitée alors que les hôpitaux ont commencé à réaffecter une partie des lits de réanimation aux services de chirurgie, dont l’activité avait été déprogrammée en urgence au mois de mars. « Les indicateurs sont au vert, mais les hôpitaux sont toujours sous tension , insiste Aurélien Rousseau, directeur de l’agence régionale (ARS) d’Ile-de-France. Nous sommes loin d’un retour à la normale. »

    Mise en place d’un second baromètre

    Pour être au plus près de la réalité, un second baromètre est en train d’être mis en place à partir des données de tests afin de comptabiliser tous les nouveaux cas. Depuis le 13 mai, toutes les personnes présentant des symptômes « évocateurs » de Covid-19 sont invitées à réaliser un test de dépistage RT-PCR, alors que ce test était jusque-là réservé aux patients graves. Les résultats sont enregistrés dans un fichier baptisé « SI-DEP » (système d’information de dépistage).

    L’analyse d’un second fichier, Contact Covid, doit permettre d’identifier et de suivre des chaînes de transmission jusqu’à ce qu’elles soient sous contrôle. Renseigné par les médecins et les enquêteurs de l’Assurance-maladie, il comprend l’identité des « patients zéro » − toutes les personnes dont le diagnostic a été confirmé par un test − ainsi que celle de leurs contacts familiaux, amicaux et professionnels.

    Ce traçage des contacts a pour objectif de repérer au plus vite les personnes contagieuses et de les isoler afin de ralentir la circulation du virus. « Si cette stratégie fonctionne, les nouveaux cas doivent faire parti des contacts connus » , souligne Daniel Lévy-Bruhl.

    Seule inconnue : la part des asymptomatiques, qui brouille le baromètre. « Jusqu’à ce qu’une personne dans la chaîne de transmission soit symptomatique, cette chaîne ne peut pas être identifiée, indique l’épidémiologiste. Même si seulement un cas sur trois est asymptomatique, cela complique le tracing. » Des foyers épidémiques, composés en majorité de personnes peu ou pas symptomatiques, pourraient ainsi passer sous le radar.

    Dispositif de dépistage renforcé

    Pour y remédier, dans plusieurs communes d’Ile-de-France, là où l’épidémie a frappé le plus durement − Clichy-sous-Bois, Saint-Denis, Gennevilliers, Sarcelles, Villiers-le-Bel et dans les 18e et 19e arrondissements de Paris −, un dispositif de dépistage renforcé a été mis en place.

    Toutes les personnes ayant des symptômes, même vagues, se voient proposer une consultation et un test. « Il y avait la crainte que cette approche soit stigmatisante, mais si on ne fait rien de différencié, on accepte les inégalités » , souligne Aurélien Rousseau, rappelant que la surmortalité liée au Covid-19 est très étroitement liée à des indicateurs socio-économiques défavorables.

    Les premiers résultats de ces campagnes ne seront publiés qu’en milieu de semaine, « mais la part des résultats positifs est au-dessus des 2 % à 3 % observés dans SI-DEP, indique Aurélien Rousseau. Même si la situation s’améliore, nous devons rester vigilants et nous assurer que nous ne ratons rien. »

    Dernier baromètre de l’épidémie, les modèles mathématiques utilisés pour évaluer la dynamique épidémique et l’efficacité des mesures de contrôle sont aussi dans un entre-deux. « Nous ne repartons pas de zéro mais les questions, comme les données dont nous disposons, changent » , estime Simon Cauchemez, modélisateur à l’Institut Pasteur et membre du conseil scientifique qui délivre ses expertises au gouvernement.

    Pour établir leur prévision, les épidémiologistes ont d’abord travaillé sur les données du Diamond Princess , ce navire de croisière immobilisé au large du Japon dont tous les passagers avaient été testés. Ils vont progressivement intégrer à leurs modèles d’autres jeux de données comme les résultats d’enquêtes de séroprévalence ou d’investigations épidémiologiques comme celle faite sur le Charles-de-Gaulle , où plus de 1 000 militaires sur les 1 700 que compte l’équipage ont été testés et étaient positifs. L’accès aux données de SI-DEP changera encore la donne, « en permettant d’obtenir un signal plus précoce s’il y a une reprise épidémique » , estime l’épidémiologiste, coauteur d’un article publié dans la revue Science, qui estime à 4,4 % la part de la population française déjà infectée.



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    Changement de périmètre de la population testée

    L’une des difficultés réside dans le changement de périmètre de la population testée. « Ces données ne sont pas exhaustives car la population testée n’a cessé et ne cesse de changer à mesure que le dispositif monte en puissance. Impossible dans ces conditions de construire un modèle réactif » , souligne Samuel Alizon, modélisateur au CNRS.

    Passer d’un modèle s’appuyant sur des données « historiques » à un modèle « dynamique » est « une première » pour les épidémiologistes. « Habituellement, nos modèles servent à analyser la dynamique d’épidémies terminées. Là, c’est l’inverse, nous devons suivre une pandémie en cours. En sommes-nous capables et à quel horizon ? C’est une vraie question. Avec des enjeux sanitaires, bien sûr, mais aussi pour nous, chercheurs, des questions méthodologiques importantes » , explique l’épidémiologiste Pierre-Yves Boëlle, dont l’équipe collabore depuis le début de la pandémie avec l’Institut Pasteur pour offrir à Santé publique France un modèle optimal.

    Comment, par exemple, discerner un signal significatif d’un bruit (terme scientifique qui désigne une perturbation de l’information) ? « Il ne faut pas surréagir à un écart soudain, qui peut n’être que du bruit. Mais, à l’inverse, il faut détecter le plus vite possible un changement du signal qui marquerait l’inflexion de la courbe épidémique. »

    Avec toujours le même problème : la fiabilité des données. « En épidémiologie, les signaux ne sont pas toujours très bons. Tous les médecins ne fournissent pas les données demandées et elles ne sont pas toujours justes, mais au bout d’un certain temps, on sait les interpréter. Là, ce temps, nous ne l’avons pas, on doit construire les signaux tout en les interprétant. Et sans antériorité. »

    Autre question : saura t-on remonter les chaînes de contamination et tester les bonnes personnes ? « Nous poussions pour l’application StopCovid car elle offrait une information à la fois plus rapide et plus stable sur les contacts. Là, je ne sais pas ce que la solution retenue va donner , s’interroge Pierre-Yves Boëlle. Cela implique des moyens humains vraiment conséquents et des personnes formées. Mais on n’a pas beaucoup de temps pour tester cette organisation, voir si elle sait retrouver les cas, notamment asymptomatiques, être suffisamment réactive, et suffisamment fiable. Ce n’est plus du laboratoire, c’est de la vie réelle. »

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