• Au Japon, la prison comme maison de retraite, Philippe Pons
    https://www.lemonde.fr/international/article/2019/01/14/au-japon-la-prison-comme-maison-de-retraite_5408603_3210.html

    Pour pallier pauvreté et solitude, des Japonais de plus de 65 ans se font arrêter pour de menus larcins, contraignant les prisons à s’adapter à de nouvelles contraintes.

    Il se chauffait au soleil d’hiver dans ce petit parc désert du quartier à la population aux revenus modestes d’Arakawa, au nord de Tokyo. Agé, emmitouflé dans une parka qui avait connu des jours meilleurs, un bonnet sur le crâne, il portait une barbichette clairsemée. Echange de sourires. La conversation s’engage sur l’hiver ensoleillé japonais, la vie d’autrefois, la pension insuffisante, la #solitude des personnes âgées… « Demain j’irai à la #prison voir un ami, ce n’est pas un criminel, il a mon âge [78 ans] et il a été arrêté pour un #vol à l’étalage dans une supérette. Il voulait se faire arrêter. En prison, il a chaud, il est nourri et s’il est malade, on s’occupe de lui… Comme il est récidiviste, il en a pris pour deux ans… Un jour il faudra peut-être que je fasse comme lui. »

    Le Japon a le plus faible taux de criminalité du monde et une population carcérale relativement peu nombreuse par rapport à d’autres démocraties avancées. Mais celle-ci vieillit vite. Reflet de l’évolution démographique de l’archipel ? Pas seulement.

    Sénilité et incontinence

    Le Japon a la médaille d’or en espérance de vie mais la proportion des actifs dans la population se réduit et un quart de la population a plus de 65 ans (40 % en 2050). La délinquance de Japonais âgés (et surtout des femmes de la même tranche d’âge) est un phénomène apparu depuis une décennie qui va en s’aggravant.

    Selon le « Livre blanc sur la criminalité » de décembre 2018, 21,1 % des personnes arrêtées en 2017 avaient plus de 65 ans alors qu’en 2000, cette tranche d’âge ne représentait que 5,8 % de la population carcérale. Les délinquants âgés sont arrêtés pour de menus larcins. La majorité vole des produits alimentaires pour se nourrir ou améliorer l’ordinaire. Une minorité dit préférer la prison à une vie au seuil de la #pauvreté (ou en dessous) et à la solitude.

    L’arrivée de seniors dans les prisons a créé de nouvelles charges pour l’administration pénitentiaire. Ces détenus âgés présentent souvent les symptômes dus à la #vieillesse : ils entendent mal et tardent à exécuter les ordres ; certains sont incontinents, d’autres ont des problèmes de mobilité et il faut parfois les aider à se nourrir et à se laver : un surcroît de travail pour les gardiens. « Certains errent sans savoir où ils sont », écrit Yamamoto Joji dans Ceux qui ont élu domicile en prison, livre de souvenirs sur l’année que l’auteur a passé derrière les barreaux, publié en 2018.

    Des détenus âgés présentent en outre des symptômes de sénilité : selon le ministère de la justice, en 2016, c’était le cas d’un sur dix des plus de 65 ans. À partir de 2019 a été institué un examen psychologique pour les prisonniers de plus de 60 ans. Ceux qui sont diagnostiqués séniles bénéficient d’un traitement spécial. Des prisons ont aussi commencé à aménager des quartiers réservés aux détenus âgés. La prison devient pour certains l’équivalent d’une maison de retraite et leur incarcération revient à une sorte de prise en charge par l’Etat compensant l’insuffisance des #retraites.

    Hausse des « morts solitaires »

    Au lendemain de la guerre, trois générations pouvaient vivre sous le même toit puis la famille monoparentale s’est imposée et les seniors ont commencé à vivre seuls… et de plus en plus vieux. Divorcés ou ayant perdu leur conjoint, sans famille ou se refusant par fierté à demander de l’aide, six millions de Japonais âgés vivent dans un isolement quasi total et meurent ainsi. Les « #morts_solitaires » sont en augmentation constante : plus de 30 000 en 2016. Selon une enquête de la municipalité de Tokyo, 40 % de ces morts solitaires n’avaient pas de famille ni d’amis.

    Les #femmes sont les plus touchées par la détresse de la vieillesse : dans leur cas, la solitude se conjugue à la précarité financière. Beaucoup de Japonaises âgées vivent sous le seuil de pauvreté en raison d’une retraite insuffisante à la suite du décès du mari. Et elles seraient plus nombreuses que les hommes à chercher à se faire emprisonner : en 2017, une détenue sur cinq était âgée de plus de 65 ans. Quand elles sortent, elles récidivent plus que les hommes. Globalement, un quart des anciens détenus de plus de 65 ans récidive dans les deux ans qui suivent leur libération. Ce taux, le plus élevé toutes tranches d’âge confondues, contribue à l’augmentation des seniors dans la population carcérale.

    « La prison est une oasis pour moi. J’ai perdu ma liberté mais je n’ai plus à m’occuper de rien. Je peux parler avec d’autres détenues, je mange trois fois par jour, disait une détenue de 78 ans interrogée par l’agence Bloomberg en mars 2018. Ma fille me rend visite une fois par mois. Elle me trouve pathétique. Elle a sans doute raison. »

    L’homme à la barbichette du parc est pensif : « On peut comprendre les récidivistes. La vie est dure dehors. Mon ami dit qu’en prison au moins, il ne se préoccupe de rien… Et dehors, personne ne l’attendra quand il sortira. Sinon moi, si je suis en vie. » Des détenus âgés meurent en prison. Après la crémation (obligatoire au Japon), leurs cendres sont envoyées à un parent – s’il en existe un connu de l’administration.