Dans la #Manche, des morts sans identité, des familles sans réponses
Procédures interminables, manque de coordination entre les services de police, absence de partage d’informations avec les proches : l’#identification des corps d’exilés anonymes retrouvés sur les côtes de la Manche reste très laborieuse. Et repose essentiellement sur le travail des associations.
Le 6 octobre 2023, des restes humains, deux jambes, s’échouent sur une plage de l’île de Texel, au nord des Pays-Bas. Les premières analyses de ces restes de corps, dans un état de décomposition avancée, permettent d’établir l’hypothèse d’un lien avec un naufrage, survenu à 300 kilomètres de là, entre la France et l’Angleterre, deux mois plus tôt.
Le 12 août 2023, six personnes, toutes d’origine afghane, meurent dans un naufrage dans la Manche. Ils essayaient de rejoindre les côtes anglaises dans un zodiac surchargé dans lequel avaient pris place plus de soixante personnes. Mais le bilan ne s’arrête pas là : Ahmadi Ahmad Jan, 29 ans, et Samiullah Abdulrahimzaï, 22 ans, sont portés disparus depuis.
Dans les semaines qui suivent le naufrage, les noms des deux disparus sont connus, et leurs familles sont identifiées grâce à un homme, qui n’est ni enquêteur ni gendarme. Mohammad Amin Ahmadzai est le président de l’Association solidarité culture et insertion des Afghans (Ascia), qui vient en aide aux Afghan·es du nord de la France dans leurs démarches administratives ou organise des événements culturels. À partir d’août 2023, le président de l’association change drastiquement ses missions et devient l’intermédiaire privilégié des autorités durant tout le processus d’identification.
Mohammad Amin Ahmadzai parvient à retrouver les familles des deux disparus en Afghanistan. Il leur explique les démarches à effectuer pour envoyer des échantillons d’#ADN et il fait la liaison entre les policiers néérlandais et ceux de la gendarmerie maritime française, chargée de l’enquête.
Une brosse à dents et un casse-tête
C’est dans une simple brosse à dents que la famille de Samiullah Abdulrahimzaï plaçait tous ses espoirs. Début 2024, elle se rend au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) de Kaboul, la capitale du pays, contrôlée depuis août 2021 par les talibans. L’ONG est toutefois dans l’incapacité de réaliser un test ADN, « à cause de la situation du pays et par manque de moyens techniques », soutient Mohammad Amin Ahmadzai, en contact régulier avec les familles. Le président de l’Ascia leur conseille alors d’envoyer, par eux-mêmes, des échantillons d’ADN.
Plusieurs frères du disparu glissent deux brosses à dents et un peigne dans un petit sac en plastique. Un cousin de Samiullah Abdulrahimzaï, qui vit en France, récupère le colis en Iran, puis le confie, en France, au président de l’ASCIA. À son tour, il le transmet, en septembre 2024, aux enquêteurs français chargés de l’affaire.
Finalement, fin 2024, le résultat de la comparaison ADN tombe : il est négatif. Mais au sein de la police néerlandaise, une source bien au fait de l’enquête indique ne pas avoir de certitude quant à la qualité de l’échantillon ADN envoyé ni sur sa provenance, rendant ce résultat peu fiable. Contactée en juin 2025, le cousin de Samiullah Abdulrahimzaï, qui vit en France, indique ne pas avoir été prévenu, tout comme sa famille en Afghanistan.
Un téléphone retrouvé dans la poche du pantalon encore accroché aux jambes a permis à la police française d’établir un lien avec Ahmadi Ahmad Jan, le deuxième disparu. Mais sans une comparaison ADN fiable, indique notre source au sein de la police néerlandaise, son identification ne peut être confirmée avec certitude.
La famille d’Ahmadi Ahmad Jan n’a pas trouvé de moyen de faire parvenir un test ADN, bien que l’un de ses frères travaille dans un cabinet d’avocats à Kaboul. « Notre famille attend jour et nuit des nouvelles », confiait Muslim Hanafi Ahmadi, un an après le naufrage. Interrogé fin mai 2025, il n’avait toujours aucune information des autorités françaises : « Personne ne nous a contactés », regrette-t-il.
Car si aux Pays-Bas, où les corps ont été retrouvés, la priorité est donnée à l’identification et à la remise des corps aux familles, en France, l’enjeu est tout autre. Pour faire la lumière sur le naufrage meurtrier du 12 août 2023, c’est la #juridiction_nationale_de_lutte_contre_la_criminalité_organisée (#Junalco) qui tient les rênes de l’enquête.
Son objectif : remonter la filière de passeurs et faire porter aux organisateurs et aux petites mains la responsabilité des six personnes mortes lors du naufrage et faire peser, sur les organisateurs de la traversée et les petites mains, la responsabilité des six personnes décédées lors du naufrage et du corps nouvellement identifié.
Selon la police néerlandaise, aucune analyse fiable, au regard des critères scientifiques dont répond la médecine légale, n’a permis d’identifier ces deux morceaux de corps. Pourtant, le tribunal judiciaire de Paris indique, fin mai, qu’un des corps retrouvés est « visé comme victime dans la procédure du 13 août 2023 ».
L’enquête a été close le 5 mai 2025, et le dossier est désormais entre les mains du parquet de Paris. Parmi les huit personnes mises en examen, deux sont des exilés, présumés pilotes de l’embarcation et considérés comme « passeurs » aux yeux de la justice. Ils risquent dix ans de prison.
Les associations de terrain, moteur des enquêtes
Tous les autres dossiers d’identification liés à des naufrages dans la Manche sur lesquels Mediapart a enquêté entre 2020 et 2024, en lien avec des proches en attente, se caractérisent par cette lenteur procédurale, des lacunes dans le partage d’information aux familles et la multiplication des interlocuteurs.
En théorie, la chaîne de l’identification en #France est claire. Lorsqu’un cadavre est retrouvé sur une plage du littoral, une enquête est ouverte par le procureur du territoire concerné et confiée au service de police ou de gendarmerie du lieu de découverte du corps. La dépouille est transférée dans un institut médico-légal, où l’équipe travaille elle aussi sous le contrôle du parquet.
Par exemple, dans les semaines qui suivent le naufrage du 23 octobre 2024, dont le bilan officiel fait état de « seulement » trois victimes – Mediapart avait révélé que treize personnes étaient en réalité portées disparues –, la Manche recrache successivement des corps sur les plages du littoral de la côte d’Opale. Le 2 novembre, un cadavre est découvert sur la plage de Sangatte. Le 5 novembre, deux corps sont retrouvés en mer au large de Calais, un autre immergé près de Douvres, dans les eaux territoriales anglaises. Le lendemain, une dépouille est retrouvée sur la plage de Calais, tandis que deux nouvelles victimes sont repêchées en mer au large de la cité portuaire. Au total, entre le 23 octobre et le 21 décembre 2024, la Manche rejette quatorze corps.
Différents services de police ou de gendarmerie sont alors mobilisés dans le but de collecter des éléments qui permettraient d’identifier les victimes. Dans les faits, les forces de l’ordre, qui ont pour habitude de procéder toutes les quarante-huit heures à des expulsions de campements d’exilé·es, se retrouvent rapidement démunies pour obtenir des informations auprès de compagnons de route ou des proches des personnes exilées mortes.
Elles se reposent dès lors sur le tissu associatif local, dont les bénévoles sont en contact quasi quotidiennement avec les exilé·es sur le terrain, pour faire remonter des informations. Le service de rétablissement des liens familiaux de la Croix-Rouge joue également le rôle d’interface entre autorités et associations.
« Les autorités laissent les personnes solidaires essayer d’obtenir des informations comme elles peuvent, déplore Flore Judet, coordinatrice de L’Auberge des migrants. Pourtant le seul moyen que les personnes solidaires ont, c’est de parler avec les exilés, d’essayer de faire du lien, une chose qui malheureusement n’est pas faite aujourd’hui par les autorités. »
Les parquets, qui instruisent chaque acte de police ou de médecine légale nécessaire à l’identification, reconnaissent sans mal leur dépendance aux informations détenues et diffusées par les bénévoles des associations. « Le “milieu des migrants” a un rapport compliqué avec les services d’enquête, pour différentes raisons. C’est pour ça que j’ai peu de signalements de disparitions qui viennent naturellement », admettait Guirec Le Bras, ex-procureur de Boulogne-sur-Mer, interrogé sur le sujet en février 2024.
Dans le cadre des procédures d’identification, « il y a des enquêtes qui sont faites dans les associations d’aide aux migrants présentes dans le Dunkerquois et le Calaisis, pour savoir si elles reconnaissent les personnes, exposait pour sa part le procureur de Saint-Omer, Mehdi Benbouzid. D’autres fois, ce sont elles qui viennent vers nous pour nous dire : on était censés avoir un appel d’Angleterre d’Untel, ça peut être lui qui a disparu. Ça va dans les deux sens. »
Le dialogue n’est cependant pas aussi fluide, à en croire les associations. « Les contacts avec les autorités, c’est compliqué. C’est un peu de la pêche à la ligne, on ne sait pas qui est responsable de quoi », déplore une source souhaitant rester anonyme.
Une nouvelle cellule à l’efficacité limitée
Depuis peu, l’État tente d’améliorer son fonctionnement : une cellule de gendarmerie spécialement dédiée à l’identification des corps retrouvés dans la Manche a été créée : la #Nodens. Celle-ci est constituée de cinq enquêteurs, sous l’autorité de la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord, et dont les actes d’enquête sont là aussi réalisés à la demande du procureur.
Elle est impliquée dans l’identification des corps retrouvés dans les semaines ayant suivi le naufrage d’octobre 2024. Or, sept mois après, sur les quatorze corps retrouvés, dix demeurent non identifiés. Dans les pays d’origine, de nombreuses familles restent sans nouvelles de leurs disparus.
C’est le cas de celle d’Amanuel, disparu dans le naufrage du 23 octobre 2024. « Je pleure toutes les nuits », confie son père, Terfe Berhe, qui est parti s’installer dès novembre dans la capitale de l’Éthiopie, Addis-Abeba, pour se signaler auprès de la Croix-Rouge éthiopienne, espérant l’envoi rapide d’un kit ADN pour identifier son fils parmi les corps retrouvés. Pendant tous ces mois, les meilleurs amis d’Amanuel, résidant eux-mêmes en Belgique, ont envoyé de l’argent à son père, « pour l’aider à rester à la capitale, où la vie est chère », racontent-ils.
C’est la nouvelle cellule Nodens qui est chargée de son cas et de l’envoi postal du #kit_ADN. Or, fin février 2025, cinq mois après le naufrage, Terfe Berhe n’avait toujours pas reçu ce précieux colis. Il est donc reparti chez lui : « J’ai attendu tellement longtemps l’envoi de ce kit ADN. » En ce début du mois de juin, la situation n’a toujours pas évolué : le père d’Amanuel n’a toujours rien reçu et il n’a toujours pas d’interlocuteur identifié à qui s’adresser. La Nodens n’a pas donné suite aux sollicitations de Mediapart.
Les lenteurs procédurales dans le cas d’Amanuel sont dues à plusieurs facteurs : l’absence d’un protocole clair d’envoi postal du kit ADN, la difficulté de coordination entre les différentes #Croix-Rouge éthiopienne et européenne, et surtout l’absence de lien direct entre les acteurs de l’identification et les proches d’Amanuel, pourtant susceptibles de fournir un test ADN. Selon nos informations, s’agissant des complications d’envois postaux, la cellule indique travailler avec La Poste pour faciliter le renvoi des kits ADN sans frais pour les familles.
Des spécialistes de l’identification qui innovent
Face à ces dysfonctionnements, de nombreux chercheurs, chercheuses et médecins légistes en Europe plaident pour le recours à de nouveaux moyens d’identification. Depuis Liverpool au Royaume-Uni, #Caroline_Wilkinson, professeure d’identification craniofaciale, dirige l’unité pour l’identification des victimes de catastrophes migratoires (#Migrant_Disaster_Victim_Identification). Cette unité structure un réseau qui identifie les personnes exilées dont les corps sont retrouvés dans certaines zones frontalières européennes.
« Il s’agit de faciliter l’émergence de nouvelles recherches et innovations sur le plan de l’identification. C’est important pour composer avec les obstacles géopolitiques des pays d’origine et la disparité des réponses politiques données par les pays où les corps sont retrouvés », expose Caroline Wilkinson.
Le réseau forme les acteurs de l’identification à ces nouvelles techniques. Là où les procédés d’identification aujourd’hui se concentrent sur l’ADN, la #denture et les #empreintes_digitales, de nombreuses autres pistes pourraient en fait être explorées, telles que les images qui circulent sur les réseaux sociaux, l’analyse des courants marins ou encore des caractéristiques visuelles aujourd’hui considérées comme « secondaires » (tatouages, piercings, etc.).
En Espagne, La Croix-Rouge utilise depuis 2023 un nouvel outil technologique développé par le #CICR et l’Institut national des sciences appliquées de Lyon. Baptisé #Scan (pour Share, Compile and Analyze, « partager, compiler et analyser »), celui-ci repose sur le partage d’informations en temps réel sur les naufrages, la collecte de témoignages des rescapé·es et la mise en relation avec les acteurs de la société civile recevant les alertes des proches. Il permet d’apporter des réponses aux proches sur les circonstances des disparitions et d’aider à l’identification des corps retrouvés.
Médecins légistes, chercheurs et chercheuses insistent sur la nécessité d’un partage plus approfondi des compétences et sur la mise en place d’une coordination européenne sur ces enjeux. « À un niveau européen, si on avait plus de possibilités d’échanger les données, ce serait plus facile », abonde Tania Delabarde, médecin légiste à l’IML de Paris. Pour les exilé·es qui meurent dans la Manche, « les moyens ne sont pas mis » : « Nous, on voudrait réveiller les consciences : ces gens-là sont morts, et en plus, on leur nie leur identité. »
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