Un effort est indispensable pour que se constitue un rempart intellectuel, militant, citoyen et unitaire contre le terrorisme. Une #gauche lucide et déterminée apportant sa pierre, sans rien renier de ses valeurs mais au contraire les défendant contre ce qui les attaque, est indispensable à son édification. Il faut faire face. Nous revient de démontrer qu’on peut penser et agir contre le #terrorisme sans glisser à droite. (...)
On nous souffle régulièrement, à l’extrême gauche notamment, mais pas seulement, qu’après tout ce terrorisme n’est qu’une réaction aux guerres infligées par les grands pays capitalistes à la population musulmane dans le monde. Nous aurions, ainsi, la réponse que nous méritons par nos malfaisances anciennes et multiples à l’encontre des musulmans. Pour faire accroire cette analyse, il faut un peu brouiller la chronologie, et légèrement réécrire l’histoire.
...les gauches devraient aussi éviter de céder à la tentation des formules choc qui ne font qu’accroître confusionnisme et anachronismes. Ainsi a-t-on vu fleurir les concepts « d’islamo fascisme », de « fascisme vert » ou d’ « islamo-nazisme ». Mis en circulation par Oriana Fallaci en 2002, puis adoptés par BHL, repris ensuite par Fadéla Amara, ils semblent avoir été adoptés par des gens aussi différents que Malek Boutih [29], Noël Mamère ou Alain Badiou. C’est le premier ministre en personne, qui donnait le 16 février 2015 une onction officielle au concept : « Pour combattre cet islamo-fascisme, puisque c’est ainsi qu’il faut le nommer, l’unité doit être notre force. »
On voit bien le souci tactique dont cela procède pour certains (convaincre la gauche et la jeunesse des quartiers, en stimulant leur supposé réflexe anti fasciste), mais le rapprochement ainsi suggéré entre le terrorisme islamiste actuel et le fascisme ou le nazisme est plus que discutable. On ne peut que relever les différences de contextes et de structures entre des phénomènes dotés de modes d’action et d’objectifs très divergents. Les fascismes étaient des mouvements de masse, pas le terrorisme actuel qui reste très minoritaire. Ils étaient, chacun dans leur pays, unitaires et centralisés, pas le terrorisme actuel caractérisé par son émiettement et sa désorganisation relative, y compris au Moyen Orient. Ils étaient des mouvements païens, dépourvus de religiosité, pas le terrorisme actuel gorgé de références à l’Islam. L’exterminisme était au cœur du projet nazi. Le projet djihadiste ne rechigne certes pas aux massacres, mais comme moyens en vue d’une fin : l’avènement d’une #théocratie intégrale.
Pourquoi, quand le neuf et la différence surviennent, faudrait-il à tout prix leur exhumer un (faux) jumeau dans le passé, comme si l’histoire n’était au fond qu’une succession de répétitions, au risque de méconnaître l’adversaire concret dressé devant nous ? (...)
Le développement des fondamentalismes musulmans dans un pays comme la France a certainement beaucoup à voir avec la crise de l’intégration, le recul des solidarités populaires et l’absence d’une #contre_société protectrice, - fonction autrefois assumée par un #mouvement_ouvrier désormais disparu - ainsi qu’avec le spectacle consternant donné par les élites amorales. Pour une part, la progression des intégrismes religieux constitue une réplique (hyper conservatrice) aux tendances à l’#atomisation régnant dans les sociétés « modernes ». Mais ces causes politico-culturelles ne remplissent leurs fonctions qu’en rapport avec l’hypercapitalisme financier qui est le cadre où elles peuvent jouer à plein. Celui-ci, en entretenant chômage de masse, précarisation et marchandisation généralisée, dans une dynamique de fuite en avant - train fou dans lequel une partie de la gauche a décidé d’embarquer - multiplie les insécurités sociales, la désappartenance, la fin de la socialisation par le travail, sans solution de remplacement. Engendrant anomie et démoralisation, il ne peut que pousser certains dans la recherche d’une voie religieuse pour trouver un sens à la vie. Pour autant, fanatisme, intégrisme et violences ne sont pas des fatalités de l’engagement religieux.
Cependant, les causes du terrorisme, même s’il a tendance à s’incruster dans ce terrain favorable - sont à distinguer des causes du fondamentalisme. Elles ont une densité plus faible en facteurs économiques et sociaux identifiables. La diversité des parcours individuels est telle qu’il est délicat de repérer des profils ou de faire des prédictions de comportement par catégories. Mais on le constate, des gens ayant quelque chose à perdre, un travail, une famille, un avenir encore ouvert cèdent aussi à la tentation de l’ultra violence. Ils ne viennent pas tous des rangs du fondamentalisme, et ils ne sont pas tous des enfants de la misère.
C’est souvent à l’abri du fondamentalisme que les terrorismes, proposent une autre forme d’intégration. Cependant, celle-ci, de type sectaire, demeure qualitativement différente de la socialisation offerte par le fondamentalisme, plus souple et moins susceptible de désocialiser radicalement les individus. Si Malek Boutih n’a pas tort d’affirmer que « le djihadisme doit être conçu comme la partie la plus avancée de la radicalité politico-religieuse de l’islamisme. Non pas dans l’objectif de criminaliser tous ceux qui pensent contre nous, mais pour comprendre et combattre plus efficacement ce phénomène », [34] c’est à condition de se souvenir qu’on on ne lutte pas avec les mêmes moyens et les mêmes objectifs pour contrer l’influence des courants fondamentalistes et pour contrer celle des terroristes.
En tout cas, face à de tels enchevêtrements causaux, c’est une illusion encore trop répandue à gauche de s’imaginer que le terrorisme pourrait reculer exclusivement sous l’effet de politiques plus sociales ou plus égalitaires. Cela ne veut pas dire qu’il ne faudrait pas les mener, ces politiques. Il y a bien un rapport entre le terrorisme et la façon dont la société moderne s’oriente vers un capitalisme intégral désorientant des multitudes d’individus tout en œuvrant à la déchirure de la socialité. Mais ce lien est tellement compliqué de médiations et de rétroactions multiples, sans parler de cette complication cardinale, l’imprévisibilité d’individus relativement libres, qu’il ne sert presque à rien de le rappeler, lorsqu’on cherche à comprendre et à agir contre le terrorisme.
Il faut cependant également s’intéresser aux conséquences. On méconnaît, sinon, que le terrorisme n’est pas seulement causé : comme phénomène politico-social, il est également causant.
Il est urgent de donner les moyens à la société de construire un diagnostic intelligent et réaliste d’un phénomène complexe et changeant. Nous devrions exiger de l’Etat que les nouveaux moyens dévolus à la lutte contre le terrorisme ne soient pas seulement dédiés à la répression, mais qu’ils favorisent également la recherche, la documentation, les débats citoyens. Il est certain en tout cas que la stimulation publique de la recherche sur le phénomène terroriste n’aura pas lieu, ou moins bien, si les chercheurs craignent d’être assimilés à une horrible « machine à punir » qui « construit » son objet et « invente » ses cibles, à moins de se résigner à abandonner ce champ de recherche aux seuls intellectuels ayant quelques prédispositions droitières. Ajoutons que cette recherche doit embrasser l’ensemble du phénomène, et donc ne pas être uniquement polarisée sur les causes, mais travailler aussi sur les conséquences. Sur l’Etat, sur la société, sur les victimes.
Sujet actif, le terrorisme s’émancipe de ses conditions de possibilité en se dressant au dessus d’elles, et comme tout phénomène politico-social, modifie son environnement, rétroagit sur ses causes, engendre des conséquences qui peuvent à leur tour devenir des causes : il produit de la nouveauté.