Entretien avec Fred Turner sur la situation post-électorale dans la Silicon Valley
Propos recueillis par Xavier de La Porte
Publié le 9 novembre 2024 à 9h30
Elon Musk au meeting de Donald Trump au Madison Square Garden, à New York, le 27 octobre 2024.
Entretien La victoire de Donald Trump risque de bénéficier au patron de Tesla. Mais ce n’est pas toute la Tech américaine qui a basculé dans le camp républicain. Analyse avec l’historien de la Silicon Valley, et professeur à Stanford, Fred Turner.
La participation d’Elon Musk à la campagne de Donald Trump a été spectaculaire. Mobilisation sur X (ex-Twitter), dons financiers, participation à des meetings… Au point que le patron de X, Tesla, SpaceX, Neuralink et Starlink a été longuement remercié par le nouveau président le soir de sa victoire. Il n’est pas le seul personnage important de la Silicon Valley à s’être engagé dans cette campagne auprès de Donald Trump : Peter Thiel (autre membre de la « mafia Paypal »), l’investisseur Marc Andreessen et d’autres encore. Eu égard à la timidité de Jeff Bezos, le patron d’Amazon et propriétaire du « Washington Post », qui a refusé que son journal s’engage pour Kamala Harris, et au silence relatif d’autres patrons de cette industrie longtemps favorable aux démocrates, on peut avoir l’impression que quelque chose a changé dans la Silicon Valley, que ce lieu jadis plein d’ingénieurs utopistes et post-hippies a cédé aux sirènes de l’alt-right. Fred Turner, auteur notamment de « Aux sources de l’utopie numérique » et historien de la Silicon Valley, nuance ce sentiment, tout en notant les effets néfastes que pourrait avoir l’influence de Musk sur Donald Trump.
La victoire de Trump est-elle aussi, d’une certaine manière, celle d’Elon Musk ?
Fred Turner Bien sûr. Et celle de Jeff Bezos aussi. En soutenant Trump de manière aussi agressive, Musk a fait du nouveau président son débiteur. Celui-ci lui doit maintenant bien des faveurs que le patron de X ne manquera sûrement pas de lui réclamer dans les années à venir. Elles peuvent aller d’avantages réglementaires pour ses entreprises à une influence directe dans le gouvernement.
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Il est difficile de déterminer si l’implication de Musk découle d’une conviction politique sincère ou d’un opportunisme entrepreneurial. Quelle est votre hypothèse ?
Avec quelqu’un comme Musk, il est difficile de démêler le personnel du politique. Comme d’autres magnats de la tech, il considère les affaires et la politique comme deux moyens de changer le monde, et comme deux systèmes nécessitant des « hommes forts » à leur tête.
La technologie a déjà conduit à la privatisation de nombreux aspects de la vie. Ce lien fort entre Trump et Musk pourrait-il accélérer cette tendance ?
Aux Etats-Unis, cela mènera certainement à davantage de dérégulations. Le contrôle des entreprises sur des fonctions historiquement assumées par l’Etat pourrait aussi se voir renforcé. Le système de satellites Starlink de Musk, conçu et entièrement détenu par une entreprise privée, est déjà une infrastructure critique pour l’armée américaine. Quand les oligarques accèdent au pouvoir, ils ont souvent tendance à céder les ressources de l’Etat à leurs partisans pour s’assurer de leur loyauté. On verra si cela se produit ici. Il faudra garder un œil sur le secteur de l’éducation, par exemple… et sur la possibilité d’une privatisation et d’une numérisation de l’instruction publique.
L’implication d’Elon Musk (et, plus largement, de la « PayPal mafia »), combinée au refus de Jeff Bezos que le « Washington Post », journal dont il est propriétaire, ne prenne parti pour Kamala Harris, indiquent-ils une évolution politique de la Silicon Valley ?
Non. Pas vraiment. Il existe une grande fracture entre les dirigeants des grandes entreprises technologiques et les employés de base. Comme l’ont montré les résultats du vote, la Silicon Valley reste un bastion du Parti démocrate, même si ses leaders promeuvent des dirigeants autoritaires – et se comportent d’ailleurs comme tels.
Quels sont les aspects du message de Trump qui ont séduit ces dirigeants ?
Pour des figures comme Musk, l’image de l’homme fort est assez attirante. De même que les appels à la dérégulation et la promesse de privilégier les intérêts des entreprises et le profit, au détriment de l’environnement et du bien public.
Y a-t-il une forme de luttes des classes au sein de Silicon Valley ?
Il existe dans cette région des Etats-Unis une inégalité immense. Dans notre livre « Visages de la Silicon Valley », nous avons tenté avec Mary Beth Meehan de rendre visible la classe ouvrière de la vallée. Malgré l’immense richesse produite ici, une grande partie de la population vit sous le seuil de pauvreté et, selon la banque alimentaire Second Harvest, un habitant sur six dépend régulièrement de leurs services.
Y a-t-il encore des utopistes post-hippies à Silicon Valley ?
Oui. Les utopistes des années 1960, qui ont joué des rôles clés dans l’essor de la Silicon Valley, ont aujourd’hui autour de 80 ans. Mais une nouvelle génération a pris le relais dans leur croyance que les technologies peuvent remplacer la politique et résoudre les problèmes sociaux, dont ils estiment par ailleurs qu’elle est la cause. Leur foi dans la promesse utopique portée par les machines et la technologie est visible partout, que ce soit dans la pratique du microdosage de LSD au travail (pour, pensent-ils, devenir plus intelligents) ou dans la création de systèmes d’Intelligence Artificielle censés doter les humains d’aptitudes quasi-divines. Chez beaucoup de personnes de la Silicon Valley, il persiste, comme c’était le cas dans les communautés des années 1960 qui en furent à l’origine, une grande cécité sur les conditions ordinaires de la vie ordinaire, et un manque d’intérêt pour trouver les moyens de l’améliorer.
Kamala Harris a-t-elle adressé un message spécifique au monde de la tech ?
Pas à ma connaissance. Mais elle y est bien connue évidemment, puisqu’elle est originaire de la région de la baie de San Francisco.
Quel rôle les podcasts (notamment ceux de Joe Rogan et de l’alt-right) ont-ils joué pendant la campagne ? Voyez-vous cela comme un déplacement de l’influence des médias traditionnels vers les nouveaux médias ?
Un des grands enseignements de cette élection est que les médias de masse comptent beaucoup, beaucoup moins qu’auparavant. Pensez-y : Kamala Harris a réussi à mobiliser en sa faveur la plupart des grandes figures d’Hollywood, de l’industrie musicale et de la télévision. Beyoncé a ouvert un de ses meetings, et Taylor Swift l’a soutenue publiquement. De nombreux grands journaux américains ont appuyé sa candidature, tacitement ou explicitement. Malgré tout, cela n’a pas suffi à convaincre les électeurs.
Il est trop tôt pour produire une analyse satisfaisante de ce qui s’est passé, néanmoins il est de plus en plus évident que les gens vivent dans des silos informatifs très distincts et ne font plus confiance aux médias destinés à ce que nous appelions autrefois le grand public.
BIO EXPRESS
Fred Turner enseigne l’histoire des médias à l’université Stanford, en Californie. Il est l’auteur d’un ouvrage devenu un classique, « Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence » (C & F Editions, 2012).
Propos recueillis par Xavier de La Porte