« Les mesures brutales de la nouvelle administration Trump s’apparentent à une attaque généralisée contre la science et la place de l’expertise dans la société »
TRIBUNE, Florence Débarre, Directrice de recherche au CNRS, Marius Gilbert, Professeur en épidémiologie
Interruptions de projets de recherche, licenciements de scientifiques et d’administratifs d’agences de recherche, contrôle des communications publiques, purges dans des bases de données et dans les sites Web des administrations fédérales, réduction drastique des moyens de la recherche : les dispositions de la nouvelle administration Trump sont brutales, sans précédent, et s’apparentent à une attaque généralisée contre la science et la place de l’expertise dans la société.
Dans le domaine de la santé, les scientifiques du département de la santé et des services sociaux (HHS, pour Health and Human Services) ont été priés dès le 22 janvier de suspendre toute forme de communications publiques. Cette mesure a aussi causé l’interruption de la publication du rapport hebdomadaire sur la morbidité et la mortalité de l’agence fédérale responsable de la prévention et de la lutte contre les maladies (CDC, Centers for Disease Control and Prevention), qui fournit chaque semaine des informations essentielles sur l’évolution des urgences sanitaires. Sa publication a repris depuis, et des articles essentiels sur la grippe aviaire H5N1 ont enfin pu paraître.
Dans le cadre de la mise en œuvre de directives qui touchent aux thèmes du genre et de la diversité, de l’équité et de l’inclusion (DEI), les chercheurs du CDC ont reçu une liste de mots désormais interdits dans leurs publications scientifiques, comme « genre, transgenre, personne enceinte, LGBT, transsexuel, non binaire, assigné homme à la naissance, biologiquement féminin », etc. Le week-end du 1er février, c’est une véritable purge qui débutait sur le site Web du CDC et au sein des bases de données qu’il héberge. Une décision de justice a forcé la remise en ligne de certains jeux de données, désormais présentés avec un bandeau discréditant leur contenu.
Est-il nécessaire de préciser que ces termes recouvrent des réalités humaines et que les différentes formes de catégorisation de groupes sociaux répondent à des besoins fonctionnels permettant d’adapter les communications et les politiques de santé ? S’en priver, en se basant sur une position idéologique et non scientifique, aura des répercussions majeures en matière de prévention de maladies infectieuses, qui ignorent les barrières entre les groupes sociaux.
Des théories du complot
Quelques jours plus tard, les instituts nationaux de la santé (NIH, National Institutes of Health) annonçaient un plafonnement à 15 % des frais indirects de tous les programmes financés, en cours ou à venir. Pour les universités, cela s’apparente à une réduction brutale et non anticipée de près de 4 milliards de dollars (environ 3,85 milliards d’euros). Des universités ont contre-attaqué devant la justice, mais les attributions de nouveaux financements par les NIH sont pour le moment toujours bloquées.
Ces interventions ne se limitent pas au domaine de la santé. La National Science Foundation (NSF), principal bailleur de fonds de la recherche fondamentale, subit aussi une large vague de révision de ses programmes. Des employés de la NSF ont fait fuiter les critères qui seraient appliqués, comme la présence, dans la description d’un projet, d’une liste de termes éliminatoires qui ratisse très large : « handicap », « activisme », « diversité », « équité », « ethnicité », « femme », « minorité », « socio-économique »… Des programmes de financement sont interrompus, tandis que de nombreux employés de l’agence ont été brutalement licenciés.
L’Agence américaine pour le développement international (Usaid) [chargée de l’aide humanitaire à l’étranger], très active dans la fourniture d’expertise, de moyens humains et de traitements dans le domaine de la santé, a été démantelée en quelques jours par les équipes d’Elon Musk, avec des conséquences dramatiques pour les bénéficiaires des programmes, tandis que Musk diffusait sur X des théories du complot sur les activités de l’agence.
Les mesures touchent aussi le sujet du climat. Des sites d’agences et administrations publiques devaient réduire les références au changement climatique, et, le 4 février, c’était au tour de l’Agence nationale d’observation océanique et atmosphérique (NOAA) de subir l’incursion des équipes de Musk, suivie le 27 février d’une première vague de licenciements touchant près de 800 employés de l’agence, dont des météorologistes.
Accès à des données sensibles
Ordres et contre-ordres se succèdent, dans une confusion générale qui empêche toute réponse concertée. Passé la stupeur initiale, des tribunaux ont été saisis, mais leurs décisions sont parfois ignorées ou contournées. Sur le réseau social X, le compte du DOGE, le nouveau département de l’efficacité gouvernementale dirigé par Elon Musk, se félicite des montants prétendument récupérés par ces coupes expéditives – quitte à les surestimer.
Les équipes du DOGE ont par ailleurs pris le contrôle de systèmes d’information de l’administration publique et ont eu accès à des données sensibles, comme la gestion du personnel, les données du Trésor, le système de paiement fédéral, tout cela dans un cadre qui pose de nombreuses questions en termes de légalité, de sécurité et de protections des droits individuels.
La vitesse et la coordination avec lesquelles ces différentes mesures sont appliquées rappellent la stratégie du « flood the zone » – inonder la zone : reconnaissant le rôle des médias dans l’opposition à des mesures, Steve Bannon conceptualisait dès 2019 la manière de rendre le changement irréversible – en submergeant l’opposition. Dans son ouvrage La Stratégie du choc (Actes Sud, 2008), Naomi Klein avait théorisé la manière d’exploiter la paralysie qui succède aux chocs. Donald Trump va plus loin, il provoque directement ces chocs pour en diriger les effets, suivant la ligne du « Project 2025 » dont il s’était pourtant distancié pendant la campagne.
Ces développements simultanés, rapides et inquiétants plongent le monde politique, médiatique et académique dans un état de sidération. L’Europe, les yeux rivés sur la guerre commerciale et les nouvelles velléités d’expansion territoriale exprimées par le nouveau président, est encore trop silencieuse. Il est urgent de sortir de cette apathie, de documenter avec nos collègues américains la gravité de ce qui se déroule sous nos yeux, et de réagir de manière solidaire, forte et coordonnée.
Florence Débarre est directrice de recherche au CNRS en biologie évolutive, à Sorbonne Université ; Marius Gilbert est professeur en épidémiologie à l’Université libre de Bruxelles et vice-recteur à la recherche et à la valorisation.