• #Santé_menstruelle : un tabou qui freine l’avenir des filles

    Des millions de filles et de femmes dans le monde vivent leurs règles dans la #précarité, le #silence ou l’#humiliation. Parce que les #menstruations restent taboues, elles entraînent de fortes #inégalités sociales et de #genre et génèrent des #risques pour la #santé. Pour le Planning familial et Plan international, « faire du #droit_à_la_santé_menstruelle une réalité pour tous·tes, c’est faire un pas décisif vers l’#égalité. Il est temps de le franchir. »

    Des millions de filles et de femmes dans le monde vivent leurs règles dans la précarité, le silence ou l’humiliation. Parce que les menstruations restent taboues, elles entraînent de fortes inégalités sociales et de genre et génèrent des risques pour la santé. À l’occasion de la Journée mondiale consacrée à la santé menstruelle, Plan International France et le Planning familial rappellent que la santé menstruelle est un droit fondamental qu’il faut respecter, partout dans le monde.

    En 2025, avoir ses règles reste un facteur d’#exclusion pour des millions de filles dans le monde. En France, environ 4 millions de femmes menstruées vivent dans la #précarité_menstruelle, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas les #ressources_financières pour s’acheter des #protections_périodiques. Parmi elles, 1,7 millions sont des #mères_célibataires ou des #étudiantes.

    En France, plus d’un tiers des adolescent·es ressentent un sentiment de #honte du simple fait d’avoir leurs règles, selon un sondage Opinion Way de 2022 commandé par Plan International France. 35% avouent qu’elles ou une de leurs proches ont déjà subi des #moqueries et des #humiliations en milieu scolaire. Une fille sur deux a déjà raté l’#école pendant ses règles. Ces données montrent à quel point les #tabous entourant les règles restent vivaces.

    Un enjeu mondial de #dignité, de santé et d’#éducation

    Dans le monde, au moins 500 millions de filles et de femmes n’ont pas accès à des protections périodiques en quantité suffisante. Des millions de filles manquent l’école chaque mois, faute d’infrastructures adaptées ou simplement d’un endroit sécurisé pour pouvoir se changer.

    D’après l’Unicef, en 2022, 15% des filles au Burkina Faso, 20% en Côte d’Ivoire et 23% au Nigeria ont été contraintes de manquer l’école tout au long de l’année en raison de leurs règles.

    Au Népal, la pratique traditionnelle du chhaupadi contraint les femmes à vivre isolées dans des huttes pendant toute la durée de leurs règles.

    En situation de crise – conflits, catastrophes climatiques -, l’accès à la santé menstruelle est encore plus restreint.

    Ce manque entraîne des conséquences directes sur la santé des femmes, comme des #infections, des #douleurs_chroniques, un #mal-être psychologique. La #désinformation liée aux règles, les #mythes, les #préjugés sexistes empêchent les jeunes de comprendre leur propre corps, de poser des questions et prendre de soin de leur santé.

    Un #droit_humain trop ignoré

    La santé menstruelle ne peut plus être un sujet oublié ou relégué au second plan, surtout au moment où les #droits_sexuels_et_reproductifs sont remis en cause. Elle est une composante essentielle de la santé sexuelle et reproductive. Elle doit être pensée comme un droit humain à part entière, condition de la dignité, de l’#autonomie et de la pleine participation des filles et des femmes à la société.

    Accéder à une information fiable, des protections, à de l’#eau, disposer d’un lieu sûr, comprendre son cycle, tout cela fait partie du droit fondamental à la santé. Et pourtant, ce droit reste trop souvent ignoré, nié.

    Un levier en faveur de l’égalité de genre

    Une personne qui peut gérer ses règles dans de bonnes conditions a plus de chances de poursuivre sa #scolarité. Une personne qui vit ses règles sans honte ni obstacle peut participer pleinement à la vie sociale, économique et citoyenne.

    À l’inverse, tant que les règles seront entourées de silence et de stigmatisation, elles resteront un facteur d’exclusion. C’est un enjeu d’égalité de genre et de justice sociale.

    Nous agissons pour faire de la santé menstruelle un droit effectif

    Au Planning familial comme à Plan International France, nous agissons pour faire du droit à la santé menstruelle une réalité. Chacun·e à notre échelle, nous distribuons des protections périodiques, sensibilisons les jeunes à la question des règles, aux préjugés qui les entourent. Nous luttons contre les mythes et la désinformation.

    Mais ces actions doivent s’inscrire dans une dynamique plus large. Nous appelons les pouvoirs publics à garantir à chaque jeune un accès à une éducation complète à la sexualité, qui doit mieux inclure la question des règles. Il faut également assurer à tous·tes les adolescent·e un accès universel, continu à l’information, aux soins, aux protections, y compris en situation d’urgence. Nous exigeons également des produits menstruels sans risques pour la santé ainsi que la formation des professionnel·les de la santé ! Il est essentiel d’éviter l’errance médicale par une meilleure prise en compte de la douleur, une meilleure orientation des personnes et une sensibilisation aux diagnostics possibles.

    En parler, c’est déjà agir

    Chacun et chacune peut agir à son niveau. En parlant ouvertement des menstruations, en s’informant, en sensibilisant les plus jeunes. Ensemble, déconstruisons les stéréotypes, levons les tabous et exigeons des #politiques_publiques ambitieuses en faveur de la santé menstruelle. Faire du droit à la santé menstruelle une réalité pour tous·tes, c’est faire un pas décisif vers l’égalité. Il est temps de le franchir.

    https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/06/01/sante-menstruelle-un-tabou-qui-freine-lavenir-des-filles/#more-94458
    #femmes #menstruation

  • Les #parcs africains ou l’histoire d’un #colonialisme_vert

    Derrière le mythe d’une Afrique #sauvage et fascinante se cache une histoire méconnue : celle de la mise sous cloche de la #nature au mépris des populations, orchestrée par des experts occidentaux. L’historien #Guillaume_Blanc raconte.

    Vous avez longuement enquêté sur les politiques de #protection_de_la_nature mises en place en #Afrique depuis la fin du XIXe siècle. Comment, dans l’esprit des experts occidentaux de la conservation de la nature, a germé cette idée que le continent africain constituait le dernier éden sauvage de la planète, qu’il s’agissait de préserver à tout prix ?

    Guillaume Blanc1 Mon enquête historique s’appuie en effet sur plus de 130 000 pages de documents issus de 8 fonds d’archives répartis entre l’Europe et l’Afrique. Pour comprendre ce mythe de la nature sauvage, il faut se mettre à la place des #botanistes et des #forestiers qui partent tenter l’aventure dans les #colonies à la fin du XIXe siècle, et laissent derrière eux une Europe radicalement transformée par l’industrialisation et l’urbanisation. En arrivant en Afrique, ils sont persuadés d’y retrouver la nature qu’ils ont perdue chez eux.

    Cette vision est en outre soutenue par un ensemble d’œuvres relayées par la grande presse. C’est par exemple #Winston_Churchill qui, en 1907, publie Mon voyage en Afrique, dans lequel il décrit le continent africain comme un « vaste jardin naturel » malheureusement peuplé d’« êtres malhabiles ». Dans les années 1930, c’est ensuite #Ernest_Hemingway qui évoque, dans Les Neiges du Kilimandjaro, un continent où les #big_five – ces mammifères emblématiques de l’Afrique que sont le #lion, le #léopard, l’#éléphant, le #rhinocéros noir et le #buffle – régneraient en maîtres. Depuis, le #mythe de cette Afrique édénique a perduré à travers les reportages du #National_Geographic et de la BBC ou, plus récemment, avec la sortie du célèbre film d’animation #Le_Roi_Lion.

    Qui sont les principaux acteurs des politiques de protection de la nature en Afrique, depuis les premières réserves de faune sauvage jusqu’à la création des parcs nationaux ?
    G. B. En Afrique, la création des #réserves_de_chasse à la fin du XIXe siècle par les colonisateurs européens vise surtout à protéger le commerce des troupeaux d’éléphants, déjà largement décimés par la #chasse. À partir des années 1940, ces #réserves deviennent ensuite des espaces dédiés presque exclusivement à la contemplation de la #faune_sauvage – une évolution qui témoigne d’une prise de conscience de l’opinion publique, qui considère comme immoral le massacre de la grande #faune.

    Les principaux acteurs de cette transformation sont des écologues administrateurs, à l’image de #Julian_Huxley, le tout premier directeur de l’#Unesco, nommé en 1946. On peut également citer #Edgar_Worthington, qui fut directeur scientifique adjoint du #Nature_Conservancy (une orga­ni­sa­tion gouvernementale britannique), ou l’ornithologue #Edward_Max_Nicholson, l’un des fondateurs du #World_Wildlife_Fund, le fameux #WWF. À partir des années 1950, ces scientifiques issus de l’administration impériale britannique vont s’efforcer de mettre la #science au service du gouvernement, de la nature et des hommes.

    À l’époque coloniale, la nature africaine semble toutefois moins menacée qu’elle ne l’est aujourd’hui. N’y a-t-il pas comme une forme de contradiction de la part des experts de la conservation à vouloir présenter ce continent comme le dernier éden sauvage sur Terre et, dans le même temps, à alerter sur le risque d’extinction de certaines espèces ?
    G. B. Si on prend l’exemple des éléphants, ce sont tout de même 65 000 animaux qui sont abattus chaque année à la fin du XIXe siècle en Afrique de l’Est pour alimenter le commerce de l’#ivoire. À cette époque, les administrateurs coloniaux sont pourtant incapables de réaliser que le massacre auquel ils assistent relève de leur propre responsabilité. Car, tout autour des espaces de protection qu’ils mettent en place pour protéger la nature, la destruction des #ressources_naturelles se poursuit – ce sont les #plantations de #cacao en #Côte_d’Ivoire qui empiètent toujours plus sur la #forêt_tropicale, ou le développement à grande échelle de la culture du #café en #Tanzanie et au #Kenya.

    À mesure que ce #capitalisme_extractiviste s’intensifie, la protection de la faune et de la flore se renforce via la multiplication des #zones_protégées. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ceux qui entendent préserver la nature en établissant des réserves de chasse, puis des parcs nationaux, sont aussi ceux qui la détruisent en dehors de ces espaces de protection.

    Une initiative baptisée « #Projet_spécial_africain » illustre bien cette vision de la nature africaine. En quoi consiste cette grande #mission_écologique, largement promue par les experts internationaux de la conservation ?
    G. B. Le Projet spécial africain est lancé à Varsovie en 1960 par l’#Union_internationale_pour_la_conservation_de_la_nature (#UICN), sous l’égide des Nations unies. En septembre 1961, une grande conférence internationale est organisée à Arusha, en Tanzanie, afin de promouvoir les programmes de conservation auprès des dirigeants africains arrivés au pouvoir après les indépendances. Elle réunit une centaine d’experts occidentaux ainsi qu’une trentaine de dirigeants africains.

    D’un commun accord, ces derniers déclarent vouloir poursuivre les efforts accomplis par les colons européens dans les parcs nationaux africains qui ont vu le jour depuis la fin des années 1920. Pour, je cite, « aider les gouvernements africains à s’aider eux-mêmes », des experts internationaux sont alors envoyés en Afrique. Le Projet spécial africain, qui se poursuivra jusqu’à la fin des années 1970, prend donc la forme d’une alliance entre les dirigeants africains et les experts internationaux.

    Dans le livre que vous avez publié il y a peu, La Nature des hommes, vous rappelez que les institutions internationales ont fortement incité les pays africains à exclure leurs populations des territoires de ce qui allait devenir les parcs nationaux…
    G. B. Parmi les institutions impliquées, il y a, d’un côté, les agences des Nations unies comme l’Unesco et la FAO, mais aussi des organisations non gouvernementales comme l’UICN, le WWF ou la Fauna & Flora International (FFI). Ces deux grandes catégories d’institutions ont tout d’abord servi de machine à reconvertir les administrateurs coloniaux en experts internationaux de la conservation. Ce sont elles qui vont ensuite imposer les mesures conservationnistes à l’intérieur des parcs.

    La FAO va, par exemple, conditionner son aide au Kenya, à l’Éthiopie ou à la Tanzanie pour l’achat de matériel agricole à l’acceptation des règles édictées par l’Unesco – à savoir que soient expulsées les populations qui vivent dans les parcs pour préserver les grands mammifères. C’est donc un véritable système international qui se met en place, dans lequel les agences des Nations unies vont avoir recours à des experts qu’elles vont mandater auprès de l’UICN, du WWF ou de la #FFI.

    Dans les années qui suivent la #décolonisation, les dirigeants africains participent eux aussi à cette #mythification d’un continent foisonnant de vie, car préservé des activités humaines. Quelle est leur part de responsabilité dans la construction de cet #imaginaire ?
    G. B. S’ils n’ont pas choisi ce cadre culturel imposé par les experts internationaux de la conservation, selon lequel l’Afrique serait le dernier refuge mondial de la faune sauvage, ils savent en revanche le mettre au service de leurs propres intérêts. Au #Congo, rebaptisé Zaïre en 1971 par le président Mobutu, ce dernier explique lors d’une conférence de l’UICN qui se tient à Kinshasa que son pays a créé bien plus de parcs que le colonisateur belge qui l’a précédé.

    En 1970, soit près de 10 ans après son indépendance, la Tanzanie a de son côté quadruplé son budget dédié aux parcs nationaux, sous l’impulsion de son Premier ministre #Julius_Nyerere, bien conscient que le parc national représente une véritable #opportunité_économique. Si Julius Nyerere n’envisage pas de « passer (s)es vacances à regarder des crocodiles barboter dans l’eau », comme il l’explique lui-même dans la presse tanzanienne, il assure que les Occidentaux sont prêts à dépenser des millions de dollars pour observer la faune exceptionnelle de son pays. Julius Nyerere entend alors faire de la nature la plus grande ressource économique de la Tanzanie.

    Certains responsables politiques africains mettent aussi à profit le statut de parc national pour contrôler une partie de leur population…
    G. B. Pour une nation comme l’Éthiopie d’#Hailé_Sélassié, la mise en parc de la nature donne la #légitimité et les moyens financiers pour aller planter le drapeau national dans des territoires qui échappent à son contrôle. Lorsque l’UICN et le WWF suggèrent à l’empereur d’Éthiopie de mettre en parc différentes régions de son pays, il choisit ainsi le #Simien, dans le Nord, une zone de maquis contestant le pouvoir central d’Addis-Abeba, l’#Awash, dans l’Est, qui regroupe des semi-nomades vivant avec leurs propres organisations politiques, et la #vallée_de_l’Omo, dans le Sud, où des populations circulent librement entre l’Éthiopie et le Kenya sans reconnaître les frontières nationales.

    En Afrique, la mise sous protection de la nature sauvage se traduit souvent par l’#expulsion des peuples qui vivent dans les zones visées. Quelles sont les conséquences pour ces hommes et ces femmes ?
    G. B. Ce #déplacement_forcé s’apparente à un véritable tremblement de terre, pour reprendre l’expression du sociologue américain Michael Cernes, qui a suivi les projets de #déplacement_de_populations menés par les Nations unies. Pour les personnes concernées, c’est la double peine, puisqu’en étant expulsées, elles sont directement impactées par la création des parcs nationaux, sans en tirer ensuite le moindre bénéfice. Une fois réinstallées, elles perdent en effet leurs réseaux d’entraide pour l’alimentation et les échanges socio-économiques.

    Sur le plan environnemental, c’est aussi une catastrophe pour le territoire d’accueil de ces expulsés. Car, là où la terre était en mesure de supporter une certaine densité de bétail et un certain niveau d’extraction des ressources naturelles, la #surpopulation et la #surexploitation de l’#environnement dont parlent les experts de la conservation deviennent réalité. Dans une étude publiée en 20012, deux chercheurs américain et mozambicain ont tenté d’évaluer le nombre de ces expulsés pour l’ensemble des parcs nationaux d’Afrique. En tenant compte des lacunes statistiques des archives historiques à ce sujet, les chercheurs ont estimé qu’entre 1 et 14 millions de personnes avaient été contraintes de quitter ces espaces de conservation au cours du XXe siècle.

    Depuis la fin des années 1990, les politiques globales de la #conservation_de_la_nature s’efforcent d’associer les populations qui vivent dans ou à côté des #aires_protégées. Comment se matérialise cette nouvelle philosophie de la conservation pour les populations ?
    G. B. Cette nouvelle doctrine se traduit de différentes manières. Si l’on prend l’exemple de l’#Ouganda, la population va désormais pouvoir bénéficier des revenus du #tourisme lié aux parcs nationaux. Mais ceux qui tirent réellement profit de cette ouverture des politiques globales de conservation sont souvent des citadins qui acceptent de devenir entrepreneurs ou guides touristiques. Les habitants des parcs n’ont pour leur part aucun droit de regard sur la gestion de ces espaces protégés et continuent de s’y opposer, parfois avec virulence.

    En associant les populations qui vivent dans ou à proximité des parcs à la gestion de la grande faune qu’ils abritent, la conservation communautaire les incite à attribuer une valeur monétaire à ces animaux. C’est ce qui s’est produit en #Namibie. Plus un mammifère est prisé des touristes, comme l’éléphant ou le lion, plus sa valeur pécuniaire augmente et, avec elle, le niveau de protection que lui accorde la population. Mais quid d’une pandémie comme le Covid-19, provoquant l’arrêt de toute activité touristique pendant deux ans ? Eh bien, la faune n’est plus protégée, puisqu’elle n’a plus aucune valeur. Parce qu’il nie la singularité des sociétés auxquelles il prétend vouloir s’adapter, le modèle de la #conservation_communautaire, qui prétend associer les #populations_locales, se révèle donc souvent inefficace.

    Des mesures destinées à exclure les humains des espaces naturels protégés continuent-elles d’être prises par certains gouvernements africains ?
    G. B. De telles décisions restent malheureusement d’actualité. Les travaux de l’association Survival International l’ont très bien documenté au #Cameroun, en #République_démocratique_du_Congo ou en Tanzanie. En Éthiopie, dans le #parc_du_Simien, où je me suis rendu à plusieurs reprises, les dernières #expulsions datent de 2016. Cette année-là, plus de 2 500 villageois ont été expulsés de force à 35 km du parc. Dans les années 2010, le géographe américain Roderick Neumann a pour sa part recensé jusqu’à 800 #meurtres liés à la politique de « #shoot_on_sight (tir à vue) » appliquée dans plusieurs parcs nationaux d’Afrique de l’Est. Selon cette doctrine, toute personne qui se trouve à l’intérieur du parc est soupçonnée de #braconnage et peut donc être abattue par les éco-gardes. Dans des pays où le braconnage n’est pourtant pas passible de peine de mort, de simples chasseurs de petit gibier sont ainsi exécutés sans sommation.

    En Europe, les règles de fonctionnement des parcs nationaux diffèrent de celles qui s’appliquent aux espaces de protection africains. Si on prend l’exemple du parc national des Cévennes, l’agriculture traditionnelle et le pastoralisme n’y sont pas prohibés, mais valorisés en tant qu’éléments de la culture locale. Comment expliquer ce « deux poids, deux mesures » dans la façon d’appréhender les espaces de protection de la nature en Europe et en Afrique ?
    G. B. Le parc national des Cévennes, créé en 1970, abrite plus de 70 % du site des Causses et Cévennes, inscrit sur la liste du Patrimoine mondial depuis 2011. Or la valeur universelle exceptionnelle qui conditionne un tel classement est, selon l’Unesco, « l’agropastoralisme, une tradition qui a façonné le paysage cévenol ». C’est d’ailleurs à l’appui de cet argumentaire que l’État français alloue des subventions au parc pour que la transhumance des bergers s’effectue à pied et non pas en camions, ou bien encore qu’il finance la rénovation des toitures et des murs de bergeries à partir de matériaux dits « traditionnels ».

    En revanche, dans le parc éthiopien du Simien, la valeur universelle exceptionnelle qui a justifié le classement de ce territoire par l’Unesco est « ses #paysages spectaculaires ». Mais si les #montagnes du Simien ont été classées « en péril3 » et les populations qui y vivaient ont été expulsées, c’est, selon les archives de cette même organisation internationale, parce que « l’#agropastoralisme menace la valeur du bien ».

    À travers ces deux exemples, on comprend que l’appréciation des rapports homme-nature n’est pas univoque en matière de conservation : il y a une lecture selon laquelle, en Europe, l’homme façonne la nature, et une lecture selon laquelle, en Afrique, il la dégrade. En vertu de ce dualisme, les activités agropastorales relèvent ainsi d’une #tradition à protéger en Europe, et d’une pratique destructrice à éliminer en Afrique.

    https://lejournal.cnrs.fr/articles/parcs-Afrique-colonialisme-histoire-nature-faune
    #colonialisme #animaux #ingénierie_démographique

    • La nature des hommes. Une mission écologique pour « sauver » l’Afrique

      Pendant la colonisation, pour sauver en Afrique la nature déjà disparue en Europe, les colons créent des parcs en expulsant brutalement ceux qui cultivent la terre. Et au lendemain des indépendances, avec l’Unesco ou le WWF, les dirigeants africains « protègent » la même nature, une nature que le monde entier veut vierge, sauvage, sans hommes.
      Les suites de cette histoire sont connues : des millions de paysans africains expulsés et violentés, aujourd’hui encore. Mais comment a-t-elle pu advenir ? Qui a bien pu organiser cette continuité entre le temps des colonies et le temps des indépendances ? Guillaume Blanc répond à ces questions en plongeant le lecteur au cœur d’une étrange mission écologique mondiale, lancée en 1961 : le « Projet spécial africain ».
      L’auteur raconte l’histoire de ce Projet, mais, plutôt que de suivre un seul fil narratif, il redonne vie à quatre mondes, que l’on découvre l’un après l’autre : le monde des experts-gentlemen qui pensent l’Afrique comme le dernier refuge naturel du monde ; celui des colons d’Afrique de l’Est qui se reconvertissent en experts internationaux ; celui des dirigeants africains qui entendent contrôler leurs peuples tout en satisfaisant les exigences de leurs partenaires occidentaux ; celui, enfin, de paysans auxquels il est demandé de s’adapter ou de disparaître. Ces hommes ne parlent pas de la même nature, mais, pas à pas, leurs mondes se rapprochent, et ils se rencontrent, pour de bon. Ici naît la violence. Car c’est la nature des hommes que d’échanger, pour le meilleur et pour le pire.

      https://www.editionsladecouverte.fr/la_nature_des_hommes-9782348081750
      #livre

  • Quels sont les bienfaits du bilinguisme ?

    Quels sont les avantages du bilinguisme chez l’#enfant et l’3adolescent ? #Développement_cérébral, réussite scolaire, perception du monde : nos invités, spécialistes et parents, partagent leurs expériences.

    Quelles sont les #vertus du bilinguisme, notamment chez les enfants et les adolescents, quand on sait que la moitié des enfants du monde parle une langue différente de celle parlée à la maison ? Dans notre pays, un enfant sur quatre parle chez lui une autre langue que le français… Alors à quoi ressemble le développement cérébral et intellectuel des bilingues ? De quelle façon le bilinguisme ou le plurilinguisme contribue-t-il à la #réussite_scolaire ? Les bilingues pensent-t-ils et voient-ils le monde autrement ? Nous verrons également si certaines langues sont plus valorisées que d’autres.

    Langues invisibles : un bilinguisme à deux vitesses

    Dans une France où le plurilinguisme est une réalité pour des millions d’enfants, toutes les langues ne bénéficient pas de la même #reconnaissance. Si l’#arabe est la deuxième langue la plus parlée du pays avec près de 4 millions de locuteurs, elle est pourtant « sept fois moins transmise que l’#anglais », souligne Anna Stevanato, fondatrice de l’association Dulala, qui milite pour la valorisation de toutes les #langues_familiales, en accompagnant parents et professionnels de l’éducation.

    Cette #inégalité de #transmission, souvent liée à des freins culturels et institutionnels, se manifeste dans la manière dont certaines langues sont perçues. Michel Launay, linguiste et auteur de La République et les langues (Raisons d’agir, 2023), dénonce ainsi un « #bilinguisme_du_riche », valorisé lorsqu’il s’agit d’anglais ou d’#espagnol, face à un « #bilinguisme_du_pauvre », souvent stigmatisé : « Si un enfant parle anglais à la maison, on s’extasie ; mais s’il parle wolof, on s’inquiète de sa réussite scolaire », déplore-t-il.

    Dans ce contexte, les parcours familiaux diffèrent : certains parents, attachés à leur #culture_d’origine, transmettent leur langue comme un trésor identitaire ; d’autres préfèrent inscrire leurs enfants à des cours privés de langues pour anticiper leur réussite. Par ailleurs, environ 80 000 enfants allophones, nouvellement arrivés, sont scolarisés dans des dispositifs spécifiques (UPE2A) dès le primaire, mais très peu en maternelle, où l’on attend souvent des enfants qu’ils fassent seuls le pont entre la langue du foyer et celle de l’école.

    Briser les #mythes : les bienfaits du bilinguisme enfin reconnus

    Malgré les preuves scientifiques actuelles en faveur du bilinguisme, de nombreuses familles issues de l’immigration continuent de douter de ses bienfaits. « À l’hôpital Robert-Debré, en échangeant avec des familles venues du monde entier, j’ai été frappée d’entendre que certaines ne voulaient pas que leurs enfants parlent leur #langue_maternelle », rapporte Nawal Abboub, chercheuse spécialisée en développement du cerveau et de l’apprentissage à l’Université Paris-Cité. Un renoncement souvent motivé par la peur d’entraver le développement cognitif de l’enfant, une inquiétude profondément enracinée dans l’histoire.

    « Dès les années 1920, on trouvait dans les écrits l’idée que parler deux langues provoquait une #confusion mentale, voire un #retard intellectuel », explique-t-elle. Ces #représentations ont été renforcées par des études américaines peu rigoureuses qui comparaient des enfants anglophones à des enfants issus de l’immigration encore en phase d’#apprentissage. « Pendant longtemps, y compris dans les milieux médicaux et éducatifs, on a véhiculé la croyance que le plurilinguisme nuisait au développement de l’enfant », rappelle Michel Launay. Il cite l’ouvrage d’AndréeTabouret-Keller, Le bilinguisme en procès, cent ans d’errance, qui retrace cette période où la diversité linguistique était perçue comme pathogène.

    Or, les avancées scientifiques depuis les années 1960 sont catégoriques : non seulement le bilinguisme n’a aucun effet négatif, mais il favorise au contraire les capacités intellectuelles. « Il n’y a aucun retard cognitif chez les enfants bilingues, bien au contraire », insiste Nawal Abboub. Des recherches menées sur des enfants franco-anglais au Canada ont montré qu’ils « surpassaient les monolingues dans les mesures verbales et non verbales de l’intelligence ». Il est donc urgent de « rassurer les familles » et de former les professionnels de l’éducation et de la santé pour en finir avec ces mythes.
    le cerveau des tout-petits, une machine à langues

    Les recherches en neurosciences confirment aujourd’hui ce que beaucoup pressentaient : le cerveau des jeunes enfants est une véritable #éponge_linguistique. « Les neurones au début de la vie ont encore cette flexibilité, cette malléabilité », explique Nawal Abboub, soulignant leur capacité « incroyable » à apprendre plusieurs langues en simultané, bien avant que les automatismes d’une langue maternelle ne s’ancrent durablement.

    Contrairement aux idées reçues, les bébés bilingues ne confondent pas les langues. « Ils font la différence très tôt dans le développement, dès les premiers mois de vie », assure-t-elle, rappelant qu’un mot peut être tiré d’une langue ou d’une autre, selon sa pertinence. Ce mécanisme, loin d’être un frein, leur confère même un avantage : « Ils compensent plus facilement, ce qui leur donne des atouts linguistiques, mais aussi cognitifs. »

    Les données de la neuro-imagerie renforcent ces observations : chez les bilingues précoces, les deux langues activent les mêmes zones du cerveau, tandis que les bilingues tardifs sollicitent des circuits supplémentaires liés à l’effort attentionnel. « Leur cerveau fait plus d’effort pour traiter l’information », explique la neuroscientifique. Une fatigue que ressentent bien des adultes apprenant une langue étrangère sur le tard. Mais le #bilinguisme_précoce va bien au-delà du langage : « À seulement sept mois, des enfants exposés à deux langues montrent déjà une meilleure #flexibilité_mentale », affirme-t-elle, évoquant leur capacité à s’adapter à des changements de règles dans des jeux simples. Une preuve, s’il en fallait, que le bilinguisme n’est pas un obstacle au développement, mais bien une richesse à cultiver dès la naissance.

    Invités :

    – Nawal Abboub, spécialiste du développement du cerveau et de l’apprentissage, docteure en sciences cognitives de l’université Paris-Cité. Elle participe activement à la lutte contre les inégalités sociales en co-construisant des programmes dans le champ de la petite enfance. Elle est l’autrice de La puissance des bébés (Fayard, 2022 ; rééd. Poche, 2023).

    – Claire Etchegoyhen, directrice du pôle héros Bayard Jeunesse.

    – Michel Launey, linguiste. Il a travaillé sur deux langues amérindiennes (nahuatl et palikur) et sur la scolarisation en français des élèves allophones, en particulier en Guyane. Il est l’auteur de La République et les langues (Raisons d’agir, 2023) et membre des linguistes atterrées.

    – Ninon Ninghui Liu-Merlin, interprète, et son fils Victor Wolfenstein, enfant multilingue.

    – Anna Stevanato, linguiste spécialisée dans le bilinguisme. Elle est la fondatrice et directrice de l’association « Dulala » (D’une langue à l’autre), qui vise à faire du multilinguisme un levier pour favoriser l’égalité des chances et lutter contre les discriminations.

    https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/grand-bien-vous-fasse/grand-bien-vous-fasse-du-mercredi-14-mai-2025-5992942

    #langues #bilinguisme #multilinguisme #stigmatisation
    #podcast #audio

  • AI myths

    With every genuine advance in the field of ‘artificial intelligence,’ we see a parallel increase in hype, myths, misconceptions and inaccuracies. These misunderstandings contribute to the opacity of AI systems, rendering them magical, inscrutable and inaccessible in the eyes of the public.

    https://www.aimyths.org
    #déconstruction #mythe #idées-reçues #AI #IA #intelligence_artificielle #fact-checking

  • Le fascisme de notre temps – Entretien avec Alberto Toscano – Artifices
    https://artifices.blog/2025/01/17/le-fascisme-de-notre-temps-entretien-avec-alberto-toscano

    Pour établir un double registre d’analyse qui ne laisse pas d’éléments de côté, il nous faudrait avant tout stabiliser notre définition du #fascisme, une opération qui je pense – et que je défends dans le livre – pose plusieurs défis, puisqu’elle a tendance à nier le fait que le fascisme est « ouvert à l’historicité », pour citer le sociologue marxiste équatorien Agustín Cueva. Si l’on prend comme indicateurs les mouvements et les régimes fascistes qui ont façonné la deuxième Guerre de Trente ans5 en Europe, deux dissonances principales nous viennent à l’esprit. La première porte à la fois sur le caractère sociologique et subjectif : dans l’ensemble, les formations réactionnaires contemporaines ne sont pas des mouvements de masses recrutant, entre autres, des vétérans des guerres totales dans des organisations paramilitaires et des partis politiques avec une pénétration capillaire dans la vie quotidienne, la société civile et l’appareil étatique. Si le Männerbund n’a pas entièrement disparu, l’extrême droite-contemporaine est majoritairement un amalgame électoral de publics fragmentés ou “gélatineux” (pour emprunter un adjectif gramscien) et non une machine qui organise verticalement une adhésion militante depuis les sommets de l’État jusque dans la rue et les quartiers. Elle opère dans un champ social frappé par la frustration et la désaffiliation et, bien qu’elle puisse cristalliser violemment des passions tristes de toutes sortes, elle ne peut pas offrir de formes-de-vie contre-révolutionnaires de la même manière que ses ancêtres l’ont fait. Cela m’amène à la deuxième dissonance : tout en s’appuyant sur les lieux communs palingénésiques6 du fascisme historique et générique – reconquêtes, renaissances, rédemptions et revanches, “make X great again” et ainsi de suite – l’extrême-droite contemporaine se situe finalement davantage dans le commerce de la conservation ou de la restauration de privilèges ou de statuts réels et imaginaires que dans la promesse d’un avenir, même archaïque, ou dans la construction d’un homme nouveau. Tout en prônant le recyclage de certains des topos de l’intelligentsia du conservatisme révolutionnaire, elle se manifeste d’abord, comme je l’ai noté ailleurs, en tant que vote protestataire en faveur du statu quo. Ces dissonances peuvent être expliquées par le fait qu’il n’y a plus d’anticapitalismes révolutionnaires qui menacent l’ordre établi que l’extrême-droite se trouverait ensuite obligée de contrer par une sorte d’inoculation ou de mimésis inversée. L’absence d’un défi émancipateur crédible à l’encontre du système explique en grande partie le conservatisme des pratiques et des imaginaires de l’extrême-droite – mais nous ne devons pas sous-estimer l’ampleur de la pression double exercée par la stagnation économique de long-terme et la crise climatique prolongée qui s’intriquent pour restreindre massivement tout horizon d’attente politique. Son leitmotiv est bien la défense excluante, si nécessaire violente ou exterminatrice, d’un privilège limité et menacé, non pas l’utopie sacrificielle d’une domination nationale ou raciale.

    #Alberto_Toscano

    • https://lundi.am/Dark-Gothic-MAGA-Elon-Musk-la-neoreaction-et-l-esthetique-du-cyberfascisme

      https://www.youtube.com/watch?v=eW-G0Spp0tM&si=_a9VePaYd7gFA8fS

      Les rassemblements, processions et discours fascistes font désormais partie des références pop culturelles indispensables à la conception du futur promue par les Lumières obscures. Si l’explosivité raciale de l’esthétique Dark MAGA ne peut résister à la tentation de s’approprier le salut hitlérien, ce n’est pas tant pour ce qu’il a signifié que pour ce qu’il suggère et ce qu’il permet. La contestation de ce que Land appelle « l’Église de l’Abomination Hitlérienne Sacrée » est indispensable à l’avènement du césarisme cyberfasciste que le projet néoréactionnaire caresse de ses vœux. L’enjeu central de cette esthétique est la reconquête d’une pièce maîtresse de la subjectivité de l’entre-deux guerres : ce que, dans Les Sept Couleurs, le romancier collaborationniste Robert Brasillach qualifiait de « joie fasciste ». Les néoréactionnaires entendent purifier la race blanche de son ressentiment et de sa culpabilité à l’égard des crimes raciaux du passé en faisant à nouveau proliférer librement les signes et les codes de l’ère fasciste. Tous ces révoltants symboles qui, à l’image du salut hitlérien, furent objets de honte hier doivent devenir objets ludiques aujourd’hui, dans l’espoir qu’ils redeviennent objets de joie demain. Dans les années 1980, ce programme avait donné son nom à un groupe de rock néo-nazi emblématique : No Remorse (aucun remords).

      https://www.youtube.com/watch?v=3BrCvZmSnKA

    • Un fascisme tardif ? Entretien avec Alberto Toscano [janvier 2025]
      https://www.contretemps.eu/fascisme-tardif-entretien-alberto-toscano

      La critique libérale du #fascisme a sa propre version de la critique du mythe, dans laquelle nous avons, d’une part, une rationalité politique basée sur certaines compréhensions de la liberté, de la subjectivité, et ainsi de suite, et d’autre part, le fascisme comme cette forme régressive qui tente d’introduire le #mythe dans la modernité. À la suite de Walter Benjamin et d’Adorno, Furio Jesi a une compréhension beaucoup plus dialectique et nuancée de la manière dont, bien sûr, le capitalisme lui-même engendre ces formes de mythification. En un sens, elles ne sont pas du tout régressives. Elles sont inventées pour et dans ce moment.

      Ceci est lié à quelque chose que j’ai trouvé très convaincant chez Adorno. Dans son essai intitulé « Le modèle de la propagande fasciste », il déclare : « Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, les foules fascistes ne croient pas vraiment leurs dirigeants. » Il s’agit d’une forme de ce qu’il appelle le « fanatisme factice ». Cela implique déjà une grande part de réflexivité, de cynisme et de jeu. Adorno ajoute : « Cela ne le rend pas moins violent, mais encore plus violent dans sa réponse. »

      L’un des problèmes de la façon dont le fascisme est souvent théorisé d’un point de vue libéral normatif, avec tous ses présupposés, est qu’il considère le sujet fasciste comme un sujet d’illusion, qui adhère à un mythe d’une manière qui est totalement identifiable et qui l’englobe. J’ai pensé que Jesi, ainsi qu’Adorno et d’autres, étaient utiles pour contrer cette idée.

      Evan Calder Williams – J’aimerais revenir sur cette question de l’imposture. Mais avant de quitter Furio Jesi, il y a un aspect que je trouve particulièrement fort dans son travail et qui mérite d’être souligné ici, c’est la façon dont il pense également aux types d’opérations linguistiques sur lesquelles le fascisme s’appuie.

      Je pense en particulier à sa notion d’« idées sans mots » et à la manière dont il décrit une certaine rupture dans la relation au langage et au sens. L’une des formes qu’il identifie est le recours à des mots abstraits en majuscules qui ne signifient rien. Liberté avec le L en majuscule. Au cours des dernières décennies, cela semble avoir pris la forme actualisée de composés ridicules : Liberty Gas, Freedom Fries, etc.

      Alberto Toscano – En effet, et j’ajouterai que l’expression « idées sans mots », utilisée par Jesi, est tirée d’un livre fascinant et troublant de l’écrivain conservateur révolutionnaire, et auteur du très célèbre Déclin de l’Occident, Oswald Spengler. L’Heure de la décision de Spengler a d’ailleurs été interdit par les nazis parce qu’il n’est pas un conservateur révolutionnaire qu’ils apprécient particulièrement.

      Jesi se confronte à son travail. En fait, il édite et retraduit Déclin de l’Occident. L’une des choses que Jesi trouve vraiment intéressantes chez Spengler, et la raison pour laquelle il s’intéresse à d’autres figures de l’extrême droite intellectuelle, spirituelle ou sectaire, c’est la philosophie du temps.

      Ce n’est pas anodin pour notre époque. Le fascisme est une philosophie pessimiste de l’histoire, très explicitement, y compris le terme « pessimisme » est utilisé par Mussolini à certains moments. Bien sûr, il y a toute la dimension de la pulsion de mort du nazisme. C’est un aspect important de l’imaginaire nazi, de sa terminologie du Reich millénaire – Albert Speer (1905-1981) prévoit, en tant qu’architecte, de construire la Germanie, la future capitale de l’Allemagne, de telle sorte que ses ruines soient belles pour les races et les peuples futurs qui ne sont pas des Aryens ou des Allemands.

      C’est un détour pour dire que je pense que ce pessimisme est important et intéressant. C’est du moins ce que soutient Jesi. Il est lié à une idéologie du sacrifice dans l’imaginaire fasciste. Jesi cite une phrase célèbre d’un général phalangiste qui entre dans les couloirs de l’université de Salamanque en criant : « Viva la muerte. Abajo la inteligencia ». Vive la mort, à bas l’intelligence. C’est un slogan fasciste très pertinent.

      Ce pessimisme a une affinité affligeante avec certains imaginaires du déclin, de l’effondrement ou de la dégradation. Je pense que ce serait une erreur d’interpréter les mythes ou la philosophie du fascisme comme étant ceux qui croient réellement qu’ils vont créer une Rome éternelle ou une forme durable de suprématie blanche. Je ne pense pas que ce soit nécessairement le cas. Je pense que c’est la raison pour laquelle il y a aussi la dimension nihiliste et la dimension sacrificielle.

  • Histoire de France populaire. D’il y a très longtemps à nos jours

    Dans la poursuite du travail de Howard Zinn et de Gérard Noiriel, ce livre revisite les #mythes nationaux à l’aune des avancées historiques les plus récentes.
    Interroger les origines de la France, retracer les #résistances et les révoltes pour placer au cœur de l’histoire les acteurs et actrices oubliées par le grand roman national et colonial.

    « La France est un pays où l’on adore l’histoire. Tout le monde en connaît à peu près les principaux évènements – ne serait­-ce que parce que l’école nous les a transmis. Ce récit, que nous aimons écouter, s’appelle “#récit_national”, car il s’agit d’une histoire de la construction de la France comme nation. On en parle aussi en termes de “#roman_national” tant il se rapproche parfois de la fiction. Ce récit est puissant, facile à raconter et il fournit à peu de frais de l’orgueil national à celles et ceux qui aiment s’inscrire dans de grandes lignées éternelles.

     » Mais ce récit est biaisé et ignore l’essentiel des connaissances accumulées depuis par les professionnels de la recherche historique. Il laisse aussi de côté les hommes et les femmes “ordinaires” en mettant l’accent sur les personnages “extra­ordinaires”, essentiellement des hommes. Ce qui laisse penser que le moteur de l’histoire est aux mains de ceux qui ont le #pouvoir, que les autres doivent se contenter de subir leurs décisions, qu’ils n’en prennent jamais eux­-mêmes, qu’ils n’ont aucun poids dans les changements historiques et ne jouent aucun rôle dans les basculements de l’histoire.

     » Notre récit part à la recherche du “populaire”, pris dans les mécanismes de dominations, en revisitant les épisodes du récit national, mais en y ajoutant d’autres moments historiques, et surtout d’autres acteurs, et actrices. Il faudra donc lire ce livre comme une aventure faite de #luttes, de résistances, de désenchantements, de #soumissions, d’#émancipations, de #défaites et de #victoires. Une épopée tantôt joyeuse, tantôt triste et sanglante, et qui se déroule jusqu’à nos jours. Car on ne peut éviter de se poser la question : où est le populaire aujourd’hui ? et quel est son destin ? »

    https://agone.org/livre/histoire-de-france-populaire

    #histoire #histoire_populaire #France #livre #nationalisme

  • #Pierre_Gaussens, sociologue : « Les #études_décoloniales réduisent l’Occident à un ectoplasme destructeur »

    Le chercheur détaille, dans un entretien au « Monde », les raisons qui l’ont conduit à réunir, dans un livre collectif, des auteurs latino-américains de gauche qui critiquent les #fondements_théoriques des études décoloniales.

    S’il passe son année en France comme résident à l’Institut d’études avancées de Paris, Pierre Gaussens évolue comme sociologue au Collège du Mexique, à Mexico, établissement d’enseignement supérieur et de recherche en sciences humaines. C’est d’Amérique latine qu’il a piloté, avec sa collègue #Gaya_Makaran, l’ouvrage Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle (L’Echappée, 256 pages, 19 euros), regroupant des auteurs anticoloniaux mais critiques des études décoloniales et de leur « #stratégie_de_rupture ».

    Que désignent exactement les études décoloniales, devenues un courant très controversé ?

    Les études décoloniales ont été impulsées par le groupe Modernité/Colonialité, un réseau interdisciplinaire constitué au début des années 2000 par des intellectuels latino-américains, essentiellement basés aux Etats-Unis. Il comptait, parmi ses animateurs les plus connus, le sociologue péruvien #Anibal_Quijano (1928-2018), le sémiologue argentin #Walter_Mignolo, l’anthropologue américano-colombien #Arturo_Escobar, ou encore le philosophe mexicain d’origine argentine #Enrique_Dussel (1934-2023). Les études décoloniales sont plurielles, mais s’articulent autour d’un dénominateur commun faisant de 1492 une date charnière de l’histoire. L’arrivée en Amérique de Christophe Colomb, inaugurant la #colonisation_européenne, aurait marqué l’entrée dans un schéma de #pouvoir perdurant jusqu’à aujourd’hui. Ce schéma est saisi par le concept central de « #colonialité », axe de #domination d’ordre racial qui aurait imprégné toutes les sphères – le pouvoir, le #savoir, le #genre, la #culture.

    Sa substance est définie par l’autre concept phare des études décoloniales, l’#eurocentrisme, désignant l’hégémonie destructrice qu’aurait exercée la pensée occidentale, annihilant le savoir, la culture et la mythologie des peuples dominés. Le courant décolonial se fonde sur ce diagnostic d’ordre intellectuel, mais en revendiquant dès le début une ambition politique : ce groupe cherchait à se positionner comme une avant-garde en vue d’influencer les mouvements sociaux et les gouvernements de gauche latino-américains. Il est ainsi né en critiquant les #études_postcoloniales, fondées dans les années 1980 en Inde avant d’essaimer aux Etats-Unis. Les décoloniaux vont leur reprocher de se cantonner à une critique « scolastique », centrée sur des études littéraires et philosophiques, et dépourvue de visée politique.

    Pourquoi avoir élaboré cet ouvrage collectif visant à critiquer la « #raison_décoloniale » ?

    Ce projet venait d’un double ras-le-bol, partagé avec ma collègue Gaya Makaran, de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM). Nous étions d’abord agacés par les faiblesses théoriques des études décoloniales, dont les travaux sont entachés de #simplisme et de #concepts_bancals enrobés dans un #jargon pompeux et se caractérisant par l’#ignorance, feinte ou volontaire, de tous les travaux antérieurs en vue d’alimenter une stratégie de #rupture. Celle-ci a fonctionné, car la multiplication des publications, des revues et des séminaires a permis au mouvement de gagner en succès dans le champ universitaire. Ce mouvement anti-impérialiste a paradoxalement profité du fait d’être basé dans des universités américaines pour acquérir une position de force dans le champ académique.

    La seconde raison tenait à notre malaise face aux effets des théories décoloniales. Que ce soient nos étudiants, les organisations sociales comme les personnes indigènes rencontrées sur nos terrains d’enquête, nous constations que l’appropriation de ces pensées menait à la montée d’un #essentialisme fondé sur une approche mystifiée de l’#identité, ainsi qu’à des #dérives_racistes. Il nous semblait donc crucial de proposer une critique d’ordre théorique, latino-américaine et formulée depuis une perspective anticolonialiste. Car nous partageons avec les décoloniaux le diagnostic d’une continuité du fait colonial par-delà les #décolonisations, et le constat que cette grille de lecture demeure pertinente pour saisir la reproduction des #dominations actuelles. Notre ouvrage, paru initialement au Mexique en 2020 [Piel Blanca, Mascaras Negras. Critica de la Razon Decolonial, UNAM], présente donc un débat interne à la gauche intellectuelle latino-américaine, qui contraste avec le manichéisme du débat français, où la critique est monopolisée par une droite « #antiwoke ».

    Le cœur de votre critique se déploie justement autour de l’accusation d’« essentialisme ». Pourquoi ce trait vous pose-t-il problème ?

    En fétichisant la date de #1492, les études décoloniales procèdent à une rupture fondamentale qui conduit à un manichéisme et une réification d’ordre ethnique. L’Occident, porteur d’une modernité intrinsèquement toxique, devient un ectoplasme destructeur. Cette #satanisation produit, en miroir, une #idéalisation des #peuples_indigènes, des #cosmologies_traditionnelles et des temps préhispaniques. Une telle lecture crée un « #orientalisme_à_rebours », pour reprendre la formule de l’historien #Michel_Cahen [qui vient de publier Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept, Karthala, 232 pages, 24 euros], avec un #mythe stérile et mensonger du #paradis_perdu.

    Or, il s’agit à nos yeux de penser l’#hybridation et le #métissage possibles, en réfléchissant de façon #dialectique. Car la #modernité a aussi produit des pensées critiques et émancipatrices, comme le #marxisme, tandis que les coutumes indigènes comportent également des #oppressions, notamment patriarcales. Cette #focalisation_ethnique empêche de penser des #rapports_de_domination pluriels : il existe une #bourgeoisie_indigène comme un #prolétariat_blanc. Cette essentialisation suscite, en outre, un danger d’ordre politique, le « #campisme », faisant de toute puissance s’opposant à l’Occident une force par #essence_décoloniale. La guerre menée par la Russie en Ukraine montre à elle seule les limites d’une telle position.

    En quoi le positionnement théorique décolonial vous semble-t-il gênant ?

    La stratégie de rupture du mouvement conduit à plusieurs écueils problématiques, dont le principal tient au rapport avec sa tradition théorique. Il procède à des récupérations malhonnêtes, comme celle de #Frantz_Fanon (1925-1961). Les décoloniaux plaquent leur grille de lecture sur ce dernier, gommant la portée universaliste de sa pensée, qui l’oppose clairement à leur geste critique. Certains se sont rebellés contre cette appropriation, telle la sociologue bolivienne #Silvia_Rivera_Cusicanqui, qui a accusé Walter Mignolo d’avoir détourné sa pensée.

    Sur le plan conceptuel, nous critiquons le galimatias linguistique destiné à camoufler l’absence de nouveauté de certains concepts – comme la « colonialité », qui recoupe largement le « #colonialisme_interne » développé à la fin du XXe siècle – et, surtout, leur faiblesse. Au prétexte de fonder un cadre théorique non eurocentrique, les décoloniaux ont créé un #jargon en multipliant les notions obscures, comme « #pluriversalisme_transmoderne » ou « #différence_transontologique », qui sont d’abord là pour simuler une #rupture_épistémique.

    Votre critique s’en prend d’ailleurs à la méthode des études décoloniales…

    Les études décoloniales ne reposent sur aucune méthode : il n’y a pas de travail de terrain, hormis chez Arturo Escobar, et très peu de travail d’archives. Elles se contentent de synthèses critiques de textes littéraires et théoriques, discutant en particulier des philosophes comme Marx et Descartes, en s’enfermant dans un commentaire déconnecté du réel. Il est d’ailleurs significatif qu’aucune grande figure du mouvement ne parle de langue indigène. Alors qu’il est fondé sur la promotion de l’#altérité, ce courant ne juge pas nécessaire de connaître ceux qu’il défend.

    En réalité, les décoloniaux exploitent surtout un #misérabilisme en prétendant « penser depuis les frontières », selon le concept de Walter Mignolo. Ce credo justifie un rejet des bases méthodologiques, qui seraient l’apanage de la colonialité, tout en évacuant les critiques à son égard, puisqu’elles seraient formulées depuis l’eurocentrisme qu’ils pourfendent. Ce procédé conduit à un eurocentrisme tordu, puisque ces auteurs recréent, en l’inversant, le « #privilège_épistémique » dont ils ont fait l’objet de leur critique. Ils ont ainsi construit une bulle destinée à les protéger.

    Sur quelle base appelez-vous à fonder une critique de gauche du colonialisme ?

    En opposition aux penchants identitaires des décoloniaux, nous soutenons le retour à une approche matérialiste et #dialectique. Il s’agit de faire dialoguer la pensée anticoloniale, comme celle de Frantz Fanon, avec l’analyse du #capitalisme pour renouer avec une critique qui imbrique le social, l’économie et le politique, et pas seulement le prisme culturel fétichisé par les décoloniaux. Cette #intersectionnalité permet de saisir comment les pouvoirs néocoloniaux et le capitalisme contemporain reproduisent des phénomènes de #subalternisation des pays du Sud. Dans cette perspective, le #racisme n’est pas un moteur en soi, mais s’insère dans un processus social et économique plus large. Et il s’agit d’un processus historique dynamique, qui s’oppose donc aux essentialismes identitaires par nature figés.

    « Critique de la raison décoloniale » : la dénonciation d’une « #imposture »

    Les études décoloniales constitueraient une « #contre-révolution_intellectuelle ». L’expression, d’ordinaire réservée aux pensées réactionnaires, signale la frontalité de la critique, mais aussi son originalité. Dans un débat français où le label « décolonial » est réduit à un fourre-tout infamant, cet ouvrage collectif venu d’Amérique latine apporte un bol d’air frais. Copiloté par Pierre Gaussens et Gaya Makaran, chercheurs basés au Mexique, Critique de la raison décoloniale (L’Echappée, 256 pages, 19 euros) élève le débat en formulant une critique d’ordre théorique.

    Six textes exigeants, signés par des chercheurs eux-mêmes anticoloniaux, s’attachent à démolir ce courant, qualifié d’« imposture intellectuelle ». Les deux initiateurs du projet ouvrent l’ensemble en ramassant leurs griefs : l’essentialisation des peuples à travers un prisme culturel par des auteurs qui « partagent inconsciemment les prémisses de la théorie du choc des civilisations ». Les quatre contributions suivantes zooment sur des facettes des études décoloniales, en s’attaquant notamment à la philosophie de l’histoire qui sous-tend sa lecture de la modernité, à quelques-uns de ses concepts fondamentaux (« pensée frontalière », « colonialité du pouvoir »…) et à son « #ontologie de l’origine et de la #pureté ». Un dernier texte plus personnel de la chercheuse et activiste Andrea Barriga, ancienne décoloniale fervente, relate sa désillusion croissante à mesure de son approfondissement de la pensée d’Anibal Quijano, qui lui est finalement apparue comme « sans consistance ».

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/24/pierre-gaussens-sociologue-les-etudes-decoloniales-reduisent-l-occident-a-un
    #décolonial

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    • En complément :
      https://lvsl.fr/pourquoi-lextreme-droite-sinteresse-aux-theories-decoloniales

      L’extrême droite veut décoloniser. En France, les intellectuels d’extrême droite ont pris l’habitude de désigner l’Europe comme la victime autochtone d’une « colonisation par les immigrés » orchestrée par les élites « mondialistes ». Renaud Camus, théoricien du « grand remplacement », a même fait l’éloge des grands noms de la littérature anticoloniale – « tous les textes majeurs de la lutte contre la colonisation s’appliquent remarquablement à la France, en particulier ceux de Frantz Fanon » – en affirmant que l’Europe a besoin de son FLN (le Front de Libération Nationale a libéré l’Algérie de l’occupation française, ndlr). Le cas de Renaud Camus n’a rien d’isolé : d’Alain de Benoist à Alexandre Douguine, les figures de l’ethno-nationalisme lisent avec attention les théoriciens décoloniaux. Et ils incorporent leurs thèses, non pour contester le système dominant, mais pour opposer un capitalisme « mondialiste », sans racines et parasitaire, à un capitalisme national, « enraciné » et industriel.

      Article originellement publié dans la New Left Review sous le titre « Sea and Earth », traduit par Alexandra Knez pour LVSL.

    • Les pensées décoloniales d’Amérique latine violemment prises à partie depuis la gauche

      Dans un livre collectif, des universitaires marxistes dénoncent l’« imposture » des études décoloniales, ces théories qui tentent de déconstruire les rapports de domination en Amérique latine. Au risque de la simplification, répondent d’autres spécialistes.

      PourPour une fois, la critique ne vient pas de la droite ou de l’extrême droite, mais de courants d’une gauche marxiste que l’on n’attendait pas forcément à cet endroit. Dans un livre collectif publié en cette fin d’année, Critique de la raison décoloniale (L’échappée), une petite dizaine d’auteur·es livrent une charge virulente à l’égard des études décoloniales, tout à la fois, selon eux, « imposture », « pensée ventriloque », « populisme » et « contre-révolution intellectuelle ».

      Le champ décolonial, surgi dans les années 1990 sur le continent américain autour de penseurs comme Aníbal Quijano (1928-2018), reste confidentiel en France. Ce sociologue péruvien a forgé le concept de « colonialité du pouvoir », qui renvoie aux rapports de domination construits à partir de 1492 et le début des « conquêtes » des Européens aux Amériques. Pour ces intellectuel·les, les vagues d’indépendances et de décolonisations, à partir du XIXe siècle, n’ont pas changé en profondeur ces rapports de domination.

      La première génération des « décoloniaux » sud-américains, autour de Quijano, de l’historien argentino-mexicain Enrique Dussel (1934-2023) et du sémiologue argentin Walter Mignolo (né en 1941), a développé à la fin des années 1990 un programme de recherche intitulé « Modernité/Colonialité/Décolonialité » (M/C/D). Ils ont analysé, souvent depuis des campus états-uniens, la « colonialité », non seulement du « pouvoir », mais aussi des « savoirs » et de « l’être ».

      Pour eux, 1492 est un moment de bascule, qui marque le début de la « modernité » (le système capitaliste, pour le dire vite) et de son revers, la « colonialité » : le système capitaliste et le racisme sont indissociables. Selon ces auteurs, « le socle fondamental de la modernité est le “doute méthodique” jeté sur la pleine humanité des Indiens », doute qui deviendra un « scepticisme misanthrope systématique et durable » jusqu’à aujourd’hui, expliquent Philippe Colin et Lissell Quiroz dans leur ouvrage de synthèse sur les Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, publié en 2023 (éditions de La Découverte).

      « Au-delà des indéniables effets de mode, la critique décoloniale est devenue l’un des paradigmes théoriques incontournables de notre temps », écrivent encore Colin et Quiroz. Depuis la fin des années 1990, cette manière de critiquer le capitalisme, sans en passer par le marxisme, s’est densifiée et complexifiée. Elle a été reprise dans la grammaire de certains mouvements sociaux, et récupérée aussi de manière rudimentaire par certains gouvernements étiquetés à gauche.

      C’est dans ce contexte qu’intervient la charge des éditions L’échappée, qui consiste dans la traduction de six textes déjà publiés en espagnol (cinq au Mexique en 2020, un autre en Argentine en 2021). Parmi eux, Pierre Gaussens et Gaya Makaran, deux universitaires basé·es à Mexico, l’un Français, l’autre Polonaise, s’en prennent à ces « discours académiques qui veulent parler à la place des subalternes » et dénoncent une « représentation ventriloque des altérités ».

      Préoccupé·es par l’influence grandissante des théories décoloniales dans leur milieu universitaire, Gaussens et Makaran veulent exposer leurs « dangers potentiels ». Dont celui de contribuer à « justifier des pratiques discriminatoires et excluantes, parfois même ouvertement racistes et xénophobes, dans les espaces où celles-ci parviennent à rencontrer un certain écho, surtout à l’intérieur du monde étudiant ».

      Les critiques formulées par ces penseurs d’obédience marxiste sont légion. Ils et elles reprochent une manière de penser l’Europe de manière monolithique, comme un seul bloc coupable de tous les maux – au risque d’invisibiliser des luttes internes au continent européen. Ils contestent la focalisation sur 1492 et jugent anachronique la référence à une pensée raciale dès le XVe siècle.

      De manière plus globale, ils dénoncent un « biais culturaliste », qui accorderait trop de place aux discours et aux imaginaires, et pas assez à l’observation de terrain des inégalités économiques et sociales ou encore à la pensée de la forme de l’État au fil des siècles. « L’attention qu’ils portent aux identités, aux spécificités culturelles et aux “cosmovisions” les conduit à essentialiser et à idéaliser les cultures indigènes et les peuples “non blancs”, dans ce qui en vient à ressembler à une simple inversion de l’ethnocentrisme d’origine européenne », écrit le journaliste Mikaël Faujour dans la préface de l’ouvrage.

      Ils critiquent encore le soutien de certains auteurs, dont Walter Mignolo, à Hugo Chávez au Venezuela et Evo Morales en Bolivie – ce que certains avaient désigné comme une « alliance bolivarienne-décoloniale », au nom de laquelle ils ont pu soutenir des projets néo-extractivistes sur le sol des Amériques pourtant contraires aux intérêts des populations autochtones.

      Dans une recension enthousiaste qu’il vient de publier dans la revue Esprit, l’anthropologue Jean-Loup Amselle parle d’un livre qui « arrive à point nommé ». Il critique le fait que les décoloniaux ont « figé », à partir de 1492, l’Europe et l’Amérique en deux entités « hypostasiées dans leurs identités respectives ». « Pour les décoloniaux, insiste Amselle, c’est le racisme qui est au fondement de la conquête de l’Amérique, bien davantage que les richesses qu’elle recèle, et c’est le racisme qui façonne depuis la fin du XVe siècle le monde dans lequel on vit. »

      La parole d’Amselle importe d’autant plus ici qu’il est l’un des tout premiers, depuis la France, à avoir critiqué les fondements de la pensée décoloniale. Dans L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes (Seuil, 2008), il consacrait déjà plusieurs pages critiques en particulier de la pensée « culturaliste », essentialiste, de Walter Mignolo lorsque ce dernier pense le « post-occidentalisme ».

      À la lecture de Critique de la raison décoloniale, si les critiques sur les partis pris téléologiques dans certains travaux de Walter Mignolo et Enrique Dussel visent juste, la virulence de la charge interroge tout de même. D’autant qu’elle passe presque totalement sous silence l’existence de critiques plus anciennes, par exemple sur le concept de « colonialité du pouvoir », en Amérique latine.

      Dans une recension publiée dans le journal en ligne En attendant Nadeau, l’universitaire David Castañer résume la faille principale du livre, qui « réside dans l’écart entre ce qu’il annonce – une critique radicale de la théorie décoloniale dans son ensemble – et ce qu’il fait réellement – une lecture du tétramorphe Mignolo, Grosfoguel [sociologue d’origine portoricaine – ndlr], Quijano, Dussel ». Et de préciser : « Or, il y a un grand pas entre critiquer des points précis des pensées de ces quatre auteurs et déboulonner cette entité omniprésente que serait le décolonial. »

      Tout se passe comme si les auteurs de cette Critique passaient sous silence la manière dont ce champ s’est complexifié, et avait intégré ses critiques au fil des décennies. C’est ce que montre l’ouvrage de Colin et Quiroz dont le dernier chapitre est consacré, après les figures tutélaires des années 1990 – les seules qui retiennent l’attention de Gaussens et de ses collègues –, aux « élargissements théoriques et militants ».
      Méta-histoire

      L’exemple le plus saillant est la manière dont des féministes, à commencer par la philosophe argentine María Lugones (1944-2020), vont critiquer les travaux de Quijano, muets sur la question du genre, et proposer le concept de « colonialité du genre », à distance du « féminisme blanc », sans rejeter pour autant ce fameux « tournant décolonial ».

      Idem pour une pensée décoloniale de l’écologie, à travers des chercheurs et chercheuses d’autres générations que celles des fondateurs, comme l’anthropologue colombien Arturo Escobar (qui a critiqué le concept de développement comme une invention culturelle d’origine occidentale, et théorisé le « post-développement ») ou l’Argentine Maristella Svampa, devenue une référence incontournable sur l’économie extractiviste dans le Cône Sud.

      La critique formulée sur la fixation problématique sur 1492 chez les décoloniaux ne convainc pas non plus Capucine Boidin, anthropologue à l’université Sorbonne-Nouvelle, jointe par Mediapart : « Les auteurs décoloniaux font une philosophie de l’histoire. Ils proposent ce que j’appelle un méta-récit. Ce n’est pas de l’histoire. Il n’y a d’ailleurs aucun historien dans le groupe des études décoloniales. Cela n’a pas de sens de confronter une philosophie de l’histoire à des sources historiques : on ne peut qu’en conclure que c’est faux, incomplet ou imprécis. »

      Cette universitaire fut l’une des premières à présenter en France la pensée décoloniale, en invitant Ramón Grosfoguel alors à l’université californienne de Berkeley, dans un séminaire à Paris dès 2007, puis à coordonner un ensemble de textes – restés sans grand écho à l’époque – sur le « tournant décolonial » dès 2009.

      Elle tique aussi sur certaines des objections formulées à l’égard d’universitaires décoloniaux très dépendants des universités états-uniennes, et accusés d’être coupés des cultures autochtones dont ils parlent. À ce sujet, Silvia Rivera Cusicanqui, une sociologue bolivienne de premier plan, connue notamment pour avoir animé un atelier d’histoire orale andine, avait déjà accusé dès 2010 le décolonial Walter Mignolo, alors à l’université états-unienne Duke, d’« extractivisme académique » vis-à-vis de son propre travail mené depuis La Paz.

      « Contrairement à ce que dit Pierre Gaussens, nuance Capucine Boidin, Aníbal Quijano parlait très bien, et chantait même, en quechua. C’était un sociologue totalement en prise avec sa société. Il a d’ailleurs fait toute sa carrière au Pérou, à l’exception de voyages brefs aux États-Unis durant lesquels il a échangé avec [le sociologue états-unien] Immanuel Wallerstein. Pour moi, c’est donc un procès d’intention qui fait fi d’une lecture approfondie et nuancée. »
      L’héritage de Fanon

      Au-delà de ces débats de spécialistes, les auteur·es de Critique de la raison décoloniale s’emparent avec justesse de nombreux penseurs chers à la gauche, de Walter Benjamin à Frantz Fanon, pour mener leur démonstration. Le premier chapitre s’intitule « Peau blanche, masque noire », dans une référence au Peau noire, masques blancs (1952) de l’intellectuel martiniquais. Le coup est rude : il s’agit d’accuser sans détour les décoloniaux d’être des « blancs » qui se disent du côté des peuples autochtones sans l’être.

      Pierre Gaussens et Gaya Makaran insistent sur les critiques formulées par Fanon à l’égard du « courant culturaliste de la négritude », qu’ils reprennent pour en faire la clé de voûte du livre. « Si le colonisé se révolte, ce n’est donc pas pour découvrir une culture propre ou un passé glorieux, ni pour prendre conscience de sa “race”, mais parce que l’oppression socio-économique qu’il subit ne lui permet pas de mener une existence pleine et entière », écrivent-ils.

      Dans l’épilogue de sa biographie intellectuelle de Fanon (La Découverte, 2024), Adam Shatz constate que des critiques de l’antiracisme contemporain, depuis le marxisme notamment, se réclament parfois du Martiniquais. « Ce qui intéressait Fanon n’était pas la libération des Noirs, mais celle des damnés de la Terre », confirme-t-il. Mais Shatz se montre aussi plus prudent, alors que « l’horizon de la société post-raciale [que Fanon appelait de ses vœux – ndlr] s’est considérablement éloigné » par rapport à 1961, année de sa mort à 36 ans à peine.

      À lire Shatz, Fanon menait une critique des pensées binaires telles que certains universalistes et d’autres identitaires la pratiquent. La nature de son œuvre la rend rétive aux récupérations. Il juge aussi que les décoloniaux, et des mouvements comme Black Lives Matter, qui se revendiquent tout autant de Fanon que les marxistes critiques de l’antiracisme, « sont plus fidèles à la colère » du psychiatre martiniquais, avec « leur style d’activisme imprégné d’urgence existentielle ».

      Aussi stimulante soit-elle, la publication de Critique de la raison décoloniale témoigne surtout, en creux, de la trop faible circulation des textes originaux des théories décoloniales en France, et du trop petit nombre de traductions disponibles en français (parmi les exceptions notables, la publication aux PUF en 2023 de Philosophie de la libération, de Dussel, classique de 1977). Le livre des éditions de L’échappée est une entreprise de démontage d’un champ encore peu documenté en France, ce qui donne à sa lecture un abord inconfortable.

      Et ce, même si Mikaël Faujour, collaborateur au Monde diplomatique, qui a traduit une partie des textes du recueil en français, avec l’essayiste partisan de la décroissance Pierre Madelin, insiste, dans une préface périlleuse, sur une clé de lecture française, qui complique encore la réception de l’ouvrage. Le journaliste s’inquiète des « cheminements » de la pensée décoloniale dans l’espace francophone, d’abord via les revues Multitudes et Mouvements, puis à travers le parti des Indigènes de la République (PIR) autour notamment de Houria Bouteldja, jusqu’à déplorer « le rapprochement, à partir de 2019, entre les décoloniaux autour du PIR et La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon ».

      La charge n’est pas sans rappeler le débat suscité en 2021 par le texte du sociologue Stéphane Beaud et de l’historien Gérard Noiriel, sur le « tournant identitaire » dans les sciences sociales françaises. Au risque d’ouvrir ici une vaste discussion plus stratégique sur les gauches françaises, qui n’a que peu à voir avec les discussions théoriques posées par les limites des premières vagues de la théorie décoloniale en Amérique latine ?

      Joint par Mediapart, Faujour assure le contraire : « Il n’y a pas d’étanchéité entre les deux espaces [français et latino-américain]. D’ailleurs, le livre [original publié en 2020 au Mexique] contenait un texte critique de Philippe Corcuff sur les Indigènes de la République. Par ailleurs, Bouteldja salue Grosfoguel comme un “frère”. Dussel et Grosfoguel sont venus en France à l’invitation du PIR. Tout l’appareillage lexical et conceptuel, la lecture historiographique d’une modernité débutée en 1492 unissant dans la “colonialité”, modernité, colonialisme et capitalisme, mais aussi la critique de la “blanchité”, entre autres choses, constituent bel et bien un fonds commun. »

      Mais certain·es redoutent bien une confusion dans la réception du texte, dans le débat français. « Pierre Gaussens et Gaya Makaran travaillent depuis le Mexique, avance Capucine Boidin. Je comprends une partie de leur agacement, lorsqu’ils sont face à des étudiants latino-américains, de gauche, qui peuvent faire une lecture simplifiée et idéologique de certains textes décoloniaux. D’autant qu’il peut y avoir une vision essentialiste, romantique et orientaliste des cultures autochtones, dans certains de ces écrits. »

      « Mais en France, poursuit-elle, nous sommes dans une situation très différente, où les études décoloniales sont surtout attaquées sur leur droite. Manifestement, Pierre Gaussens est peu informé des débats français. Ce livre arrive comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, avec le risque de donner à la droite des arguments de gauche pour critiquer les études décoloniales. »

      https://www.mediapart.fr/journal/international/271224/les-pensees-decoloniales-d-amerique-latine-violemment-prises-partie-depuis

  • #Soumission_chimique : il n’y a pas de “#drogue_du_violeur

    Comme en témoigne l’affaire “des #viols_de_Mazan”, 42 % des agressions et viols par soumission chimique se déroulent dans un cadre privé. Depuis qu’il s’est ouvert le 2 septembre 2024, ce procès très médiatisé nous pousse à démonter les #mythes sur la soumission chimique : elle n’est pas circonscrite aux contextes festifs ou perpétrée seulement par des inconnus avec du #GHB – appelé la “drogue du violeur”.

    Qui sont ces #hommes qui utilisent de la drogue pour agresser des femmes ? Quels sont leurs modes opératoires et leurs motivations ? En quoi les agresseurs par soumission chimique sont un miroir grossissant d’une culture masculine de la #sexualité ?

    Pour répondre à ces questions, Naomi Titti reçoit #Félix_Lemaître, journaliste, écrivain, scénariste et auteur de l’essai La Nuit des hommes. Une enquête sur la soumission chimique (éd. Les nouveaux jours, JC Lattès, 2024). Alors qu’il croyait partir à la chasse aux monstres dans les bars, les clubs et les festivals, Félix Lemaître a découvert qu’enquêter sur la soumission chimique revenait plutôt à interroger l’apprentissage masculin de la #séduction et la construction de leurs #fantasmes.

    https://www.binge.audio/podcast/les-couilles-sur-la-table/soumission-chimique-il-ny-a-pas-de-drogue-du-violeur
    #viols #podcast #audio
    #banalité #violences_sexuelles #culture_du_viol #agressions_sexuelles #masculinité #femme-objet #patriarcat #alcool #virilité
    ping @_kg_

  • « Nous assistons à une escalade de la #prédation_minière »

    Une nouvelle #ruée_minière a commencé et touche aussi la #France. Au nom de la lutte contre la crise climatique, il faudrait extraire de plus en plus de #métaux. Celia Izoard dénonce l’impasse de cette « #transition » extractiviste. Entretien.

    Basta/Observatoire des multinationales : Il est beaucoup question aujourd’hui de renouveau minier en raison notamment des besoins de la transition énergétique, avec la perspective d’ouvrir de nouvelles mines en Europe et même en France. Vous défendez dans votre #livre qu’il ne s’agit pas du tout d’un renouveau, mais d’une trajectoire de continuité. Pourquoi ?

    #Celia_Izoard : Les volumes de #métaux extraits dans le monde aujourd’hui augmentent massivement, et n’ont jamais cessé d’augmenter. Ce qui est parfaitement logique puisqu’on ne cesse de produire de nouveaux objets et de nouveaux équipements dans nos pays riches, notamment avec la #numérisation et aujourd’hui l’#intelligence_artificielle, et qu’en plus de cela le reste du monde s’industrialise.

    En conséquence, on consomme de plus en plus de métaux, et des métaux de plus en plus variés – aussi bien des métaux de base comme le #cuivre et l’#aluminium que des métaux de spécialité comme les #terres_rares. Ces derniers sont utilisés en très petite quantité mais dans des objets qui sont partout, comme les #smartphones, et de façon trop dispersive pour permettre le #recyclage.

    Et la production de tous ces métaux devrait continuer à augmenter ?

    Oui, car rien ne freine cette production, d’autant plus qu’on y ajoute aujourd’hui une nouvelle demande qui est un véritable gouffre : celle de métaux pour le projet très technocratique de la transition. « Transition », dans l’esprit de nos élites, cela signifie le remplacement des #énergies_fossiles par l’#énergie_électrique – donc avec des #énergies_renouvelables et des #batteries – avec un modèle de société inchangé. Mais, par exemple, la batterie d’une #voiture_électrique représente souvent à elle seule 500 kg de métaux (contre moins de 3 kg pour un #vélo_électrique).

    Simon Michaux, professeur à l’Institut géologique de Finlande, a essayé d’évaluer le volume total de métaux à extraire si on voulait vraiment électrifier ne serait-ce que la #mobilité. Pour le #lithium ou le #cobalt, cela représenterait plusieurs décennies de la production métallique actuelle. On est dans un scénario complètement absurde où même pour électrifier la flotte automobile d’un seul pays, par exemple l’Angleterre ou la France, il faut déjà plus que la totalité de la production mondiale. Ce projet n’a aucun sens, même pour lutter contre le #réchauffement_climatique.

    Vous soulignez dans votre livre que l’#industrie_minière devient de plus en plus extrême à la fois dans ses techniques de plus en plus destructrices, et dans les #nouvelles_frontières qu’elle cherche à ouvrir, jusqu’au fond des #océans et dans l’#espace

    Oui, c’est le grand paradoxe. Les élites politiques et industrielles répètent que la mine n’a jamais été aussi propre, qu’elle a surmonté les problèmes qu’elle créait auparavant. Mais si l’on regarde comment fonctionne réellement le #secteur_minier, c’est exactement l’inverse que l’on constate. La mine n’a jamais été aussi énergivore, aussi polluante et aussi radicale dans ses pratiques, qui peuvent consister à décapiter des #montagnes ou à faire disparaître des #vallées sous des #déchets_toxiques.

    C’est lié au fait que les teneurs auxquelles on va chercher les métaux sont de plus en plus basses. Si on doit exploiter du cuivre avec un #filon à 0,4%, cela signifie que 99,6% de la matière extraite est du #déchet. Qui plus est, ce sont des #déchets_dangereux, qui vont le rester pour des siècles : des déchets qui peuvent acidifier les eaux, charrier des contaminants un peu partout.

    Les #résidus_miniers vont s’entasser derrière des #barrages qui peuvent provoquer de très graves #accidents, qui sont sources de #pollution, et qui sont difficilement contrôlables sur le long terme. Nous assistons aujourd’hui à une véritable #escalade_technologique qui est aussi une escalade de la #prédation_minière. La mine est aujourd’hui une des pointes avancées de ce qu’on a pu appeler le #capitalisme_par_dépossession.

    Comment expliquer, au regard de cette puissance destructrice, que les populations occidentales aient presque totalement oublié ce qu’est la mine ?

    Il y a un #déni spectaculaire, qui repose sur deux facteurs. Le premier est la religion de la #technologie, l’une des #idéologies dominantes du monde capitaliste. Nos dirigeants et certains intellectuels ont entretenu l’idée qu’on avait, à partir des années 1970, dépassé le #capitalisme_industriel, qui avait été tellement contesté pendant la décennie précédente, et qu’on était entré dans une nouvelle ère grâce à la technologie. Le #capitalisme_post-industriel était désormais avant tout une affaire de brevets, d’idées, d’innovations et de services.

    Les mines, comme le reste de la production d’ailleurs, avaient disparu de ce paysage idéologique. Le #mythe de l’#économie_immatérielle a permis de réenchanter le #capitalisme après l’ébranlement des mouvements de 1968. Le second facteur est #géopolitique. Aux grandes heures du #néo-libéralisme, le déni de la mine était un pur produit de notre mode de vie impérial. Les puissances occidentales avaient la possibilité de s’approvisionner à bas coût, que ce soit par l’#ingérence_politique, en soutenant des dictatures, ou par le chantage à la dette et les politiques d’#ajustement_structurel. Ce sont ces politiques qui ont permis d’avoir par exemple du cuivre du #Chili, de #Zambie ou d’#Indonésie si bon marché.

    Les besoins en métaux pour la #transition_climatique, si souvent invoqués aujourd’hui, ne sont-ils donc qu’une excuse commode ?

    Invoquer la nécessité de créer des mines « pour la transition » est en effet hypocrite : c’est l’ensemble des industries européennes qui a besoin de sécuriser ses approvisionnements en métaux. La récente loi européenne sur les métaux critiques répond aux besoins des grosses entreprises européennes, que ce soit pour l’#automobile, l’#aéronautique, l’#aérospatiale, les #drones, des #data_centers.

    L’argument d’une ruée minière pour produire des énergies renouvelables permet de verdir instantanément toute mine de cuivre, de cobalt, de lithium, de #nickel ou de terres rares. Il permet de justifier les #coûts_politiques de la #diplomatie des #matières_premières : c’est-à-dire les #conflits liés aux rivalités entre grandes puissances pour accéder aux #gisements. Mais par ailleurs, cette transition fondée sur la technologie et le maintien de la #croissance est bel et bien un gouffre pour la #production_minière.

    Ce discours de réenchantement et de relégitimation de la mine auprès des populations européennes vous semble-t-il efficace ?

    On est en train de créer un #régime_d’exception minier, avec un abaissement des garde-fous réglementaires et des formes d’extractivisme de plus en plus désinhibées, et en parallèle on culpabilise les gens. La #culpabilisation est un ressort psychologique très puissant, on l’a vu durant le Covid. On dit aux gens : « Si vous n’acceptez pas des mines sur notre territoire, alors on va les faire ailleurs, aux dépens d’autres populations, dans des conditions bien pires. » Or c’est faux. D’abord, la #mine_propre n’existe pas.

    Ensuite, la #loi européenne sur les #métaux_critiques elle prévoit qu’au mieux 10% de la production minière soit relocalisée en Europe. Aujourd’hui, on en est à 3%. Ce n’est rien du tout. On va de toute façon continuer à ouvrir des mines ailleurs, dans les pays pauvres, pour répondre aux besoins des industriels européens. Si l’on voulait vraiment relocaliser la production minière en Europe, il faudrait réduire drastiquement nos besoins et prioriser les usages les plus importants des métaux.

    Peut-on imaginer qu’un jour il existe une mine propre ?

    Si l’on considère la réalité des mines aujourd’hui, les procédés utilisés, leur gigantisme, leur pouvoir de destruction, on voit bien qu’une mine est intrinsèquement problématique, intrinsèquement prédatrice : ce n’est pas qu’une question de décisions politiques ou d’#investissements. L’idée de « #mine_responsable » n’est autre qu’une tentative de faire accepter l’industrie minière à des populations en prétendant que « tout a changé.

    Ce qui m’a frappé dans les enquêtes que j’ai menées, c’est que les industriels et parfois les dirigeants politiques ne cessent d’invoquer certains concepts, par exemple la #mine_décarbonée ou le réemploi des #déchets_miniers pour produire du #ciment, comme de choses qui existent et qui sont déjà mises en pratique. À chaque fois que j’ai regardé de plus près, le constat était le même : cela n’existe pas encore. Ce ne sont que des #promesses.

    Sur le site de la nouvelle mine d’#Atalaya à #Rio_Tinto en #Espagne, on voir des panneaux publicitaires alignant des #panneaux_photovoltaïques avec des slogans du type « Rio Tinto, la première mine d’autoconsommation solaire ». Cela donne à penser que la mine est autonome énergétiquement, mais pas du tout. Il y a seulement une centrale photovoltaïque qui alimentera une fraction de ses besoins. Tout est comme ça.

    Le constat n’est-il pas le même en ce qui concerne le recyclage des métaux ?

    Il y a un effet purement incantatoire, qui consiste à se rassurer en se disant qu’un jour tout ira bien parce que l’on pourra simplement recycler les métaux dont on aura besoin. Déjà, il n’en est rien parce que les quantités colossales de métaux dont l’utilisation est planifiée pour les années à venir, ne serait-ce que pour produire des #batteries pour #véhicules_électriques, n’ont même pas encore été extraites.

    On ne peut donc pas les recycler. Il faut d’abord les produire, avec pour conséquence la #destruction de #nouveaux_territoires un peu partout sur la planète. Ensuite, le recyclage des métaux n’est pas une opération du saint-Esprit ; il repose sur la #métallurgie, il implique des usines, des besoins en énergie, et des pollutions assez semblables à celles des mines elles-mêmes.

    L’accent mis sur le besoin de métaux pour la transition ne reflète-t-il pas le fait que les #multinationales ont réussi à s’approprier ce terme même de « transition », pour lui faire signifier en réalité la poursuite du modèle actuel ?

    Le concept de transition n’a rien de nouveau, il était déjà employé au XIXe siècle. À cette époque, la transition sert à freiner les ardeurs révolutionnaires : on accepte qu’il faut des changements, mais on ajoute qu’il ne faut pas aller trop vite. Il y a donc une dimension un peu réactionnaire dans l’idée même de transition.

    Dans son dernier livre, l’historien des sciences #Jean-Baptiste_Fressoz [Sans transition - Une nouvelle histoire de l’énergie, Seuil, 2024] montre que la #transition_énergétique tel qu’on l’entend aujourd’hui est une invention des #pro-nucléaires des États-Unis dans les années 1950 pour justifier des #investissements publics colossaux dans l’#atome. Ils ont tracé des belles courbes qui montraient qu’après l’épuisement des énergies fossiles, il y aurait besoin d’une #solution_énergétique comme le #nucléaire, et qu’il fallait donc investir maintenant pour rendre le passage des unes à l’autre moins brutal.

    La transition aujourd’hui, c’est avant tout du temps gagné pour le capital et pour les grandes entreprises. Les rendez-vous qu’ils nous promettent pour 2050 et leurs promesses de #zéro_carbone sont évidemment intenables. Les technologies et l’#approvisionnement nécessaire en métaux n’existent pas, et s’ils existaient, cela nous maintiendrait sur la même trajectoire de réchauffement climatique.

    Ces promesses ne tiennent pas debout, mais elles permettent de repousser à 2050 l’heure de rendre des comptes. Ce sont plusieurs décennies de gagnées. Par ailleurs, le terme de transition est de plus en plus utilisé comme étendard pour justifier une #croisade, une politique de plus en plus agressive pour avoir accès aux gisements. Les pays européens et nord-américains ont signé un partenariat en ce sens en 2022, en prétendant que certes ils veulent des métaux, mais pour des raisons louables. La transition sert de figure de proue à ces politiques impériales.

    Vous avez mentionné que l’une des industries les plus intéressées par la sécurisation de l’#accès aux métaux est celle de l’#armement. Vous semblez suggérer que c’est l’une des dimensions négligées de la guerre en Ukraine…

    Peu de gens savent qu’en 2021, la Commission européenne a signé avec l’#Ukraine un accord de partenariat visant à faire de ce pays une sorte de paradis minier pour l’Europe. L’Ukraine possède de fait énormément de ressources convoitées par les industriels, qu’ils soient russes, européens et américains. Cela a joué un rôle dans le déclenchement de la #guerre. On voit bien que pour, pour accéder aux gisements, on va engendrer des conflits, militariser encore plus les #relations_internationales, ce qui va nécessiter de produire des #armes de plus en plus sophistiquées, et donc d’extraire de plus en plus de métaux, et donc sécuriser l’accès aux gisements, et ainsi de suite.

    C’est un #cercle_vicieux que l’on peut résumer ainsi : la ruée sur les métaux militarise les rapports entre les nations, alimentant la ruée sur les métaux pour produire des armes afin de disposer des moyens de s’emparer des métaux. Il y a un risque d’escalade dans les années à venir. On évoque trop peu la dimension matérialiste des conflits armés souvent dissimulés derrière des enjeux « ethniques ».

    Faut-il sortir des métaux tout comme il faut sortir des énergies fossiles ?

    On a besoin de sortir de l’extractivisme au sens large. Extraire du pétrole, du charbon, du gaz ou des métaux, c’est le même modèle. D’ailleurs, d’un point de vue administratif, tout ceci correspond strictement à de l’activité minière, encadrée par des #permis_miniers. Il faut cesser de traiter le #sous-sol comme un magasin, de faire primer l’exploitation du sous-sol sur tout le reste, et en particulier sur les territoires et le vivant.

    Concrètement, qu’est ce qu’on peut faire ? Pour commencer, les deux tiers des mines sur la planète devraient fermer – les #mines_métalliques comme les #mines_de_charbon. Ça paraît utopique de dire cela, mais cela répond à un problème urgent et vital : deux tiers des mines sont situées dans des zones menacées de #sécheresse, et on n’aura pas assez d’#eau pour les faire fonctionner à moins d’assoiffer les populations. En plus de cela, elles émettent du #CO2, elles détruisent des territoires, elles déplacent des populations, elles nuisent à la #démocratie. Il faut donc faire avec une quantité de métaux restreinte, et recycler ce que l’on peut recycler.

    Vous soulignez pourtant que nous n’avons pas cessé, ces dernières années, d’ajouter de nouvelles technologies et de nouveaux objets dans notre quotidien, notamment du fait de l’envahissement du numérique. Réduire notre consommation de métaux implique-t-il de renoncer à ces équipements ?

    Oui, mais au préalable, quand on dit que « nous n’avons pas cessé d’ajouter des nouvelles technologies polluantes », il faut analyser un peu ce « nous ». « Nous » n’avons pas choisi de déployer des #caméras_de_vidéosurveillance et des #écrans_publicitaires partout. Nous n’avons pas choisi le déploiement de la #5G, qui a été au contraire contesté à cause de sa consommation d’énergie.

    La plupart d’entre nous subit plutôt qu’elle ne choisit la #numérisation des #services_publics, instrument privilégié de leur démantèlement et de leur privatisation : l’usage de #Pronote à l’école, #Doctissimo et la télémédecine dont la popularité est due à l’absence de médecins, etc. Dans le secteur automobile, la responsabilité des industriels est écrasante. Depuis des décennies, ils ne cessent de bourrer les véhicules d’électronique pour augmenter leur valeur ajoutée.

    Ces dernières années, ils ont massivement vendu d’énormes voitures électriques parce qu’ils savaient que le premier marché de la voiture électrique, c’était d’abord la bourgeoisie, et que les bourgeois achèteraient des #SUV et des grosses berlines. Donc quand je dis que nous devons réduire notre #consommation de métaux, j’entends surtout par-là dénoncer les industries qui inondent le marché de produits insoutenables sur le plan des métaux (entre autres).

    Mais il est vrai que nous – et là c’est un vrai « nous » - devons réfléchir ensemble aux moyens de sortir de l’#emprise_numérique. Du point de vue des métaux, le #smartphone n’est pas viable : sa sophistication et son caractère ultra-mondialisé en font un concentré d’#exploitation et d’#intoxication, des mines aux usines d’assemblage chinoises ou indiennes.

    Et bien sûr il a des impacts socialement désastreux, des addictions à la #surveillance, en passant par la « #surmarchandisation » du quotidien qu’il induit, à chaque instant de la vie. Là-dessus, il faut agir rapidement, collectivement, ne serait-ce que pour se protéger.

    https://basta.media/nous-assistons-a-une-escalade-de-la-predation-miniere
    #extractivisme #minières #électrification #acidification #contamination #hypocrisie #relocalisation #prédation #guerre_en_Ukraine #militarisation #déplacement_de_populations #dématérialisation #industrie_automobile

  • Pourquoi il est important que les étudiant(e)s apprennent à se passer de #Chat-GPT ?

    Dans un article intéressant intitulé « ChatGPT : le #mythe de la #productivité » Hubert Guillaud nous explique qu’avec les applications de ce type, le but de l’#écriture est de remplir une page, pas de réaliser le #processus_de_réflexion qui l’accompagne. Or écrit-il. C’est justement tout l’inverse dont nous avons besoin ! À l’heure où l’intelligence artificielle (IA) s’immisce de plus en plus dans notre quotidien, il est utile de s’interroger sur son impact sur la formation, en particulier sur l’apprentissage des étudiants. Alors que des outils comme #ChatGPT promettent de faciliter de nombreuses tâches, il s’agit de comprendre pourquoi il est important que les apprenants puissent se passer de ces technologies, notamment dans le cadre de leurs études.

    L’IA et le développement des #compétences_cognitives

    L’un des arguments les plus convaincants en faveur d’un apprentissage sans IA porte sur le développement des compétences cognitives. Comme le souligne Emily M. Bender, linguiste citée par Hubert Guillaud, l’objectif de la rédaction d’un écrit d’étudiant (un mémoire ou d’un rapport de situation sociale) n’est pas de produire plus de connaissances, mais de renforcer les capacités de réflexion critique des élèves.

    Une analogie avec l’entraînement sportif peut vous aider à comprendre pourquoi : de même que s’entrainer à soulever des poids développe la force musculaire nécessaire à diverses disciplines sportives, l’écriture régulière cultive des compétences essentielles pour les futurs professionnels. Or, nous avons besoin de travailleurs sociaux qui pensent par eux-mêmes et s’entrainent sans chercher leurs idées dans des réponses formatées par des chabots.

    L’utilisation d’outils d’IA comme ChatGPT pour réaliser des devoirs équivaut à « amener un chariot élévateur dans une salle de musculation pour entrainer les athlètes ». En d’autres termes, cela prive les étudiants de l’opportunité de développer leur « forme cognitive ». Cette métaphore illustre parfaitement le risque d’atrophie intellectuelle lié à une dépendance excessive à l’IA. Il s’agit d’apprendre à penser par soi-même et d’être capable d’intégrer la pensée nécessaire à la pratique professionnelle. Sinon à quoi bon se former ?

    L’#effort_intellectuel doit être valorisé

    Un autre aspect à ne pas négliger de l’apprentissage sans IA concerne la valeur intrinsèque de l’effort intellectuel fourni par l’étudiant. Bien que certains types d’écriture puissent sembler superflus ou purement académiques, le processus de création de texte, même lorsqu’il n’est pas particulièrement créatif ou évident, a une valeur en soi. Il permet de développer des #compétences, d’approfondir la compréhension d’un sujet et de structurer la pensée. D’où l’intérêt de continuer à demander aux élèves de formaliser leurs pensées en synthétisant et en analysant des textes.

    Le risque d’une utilisation excessive de l’IA est de créer un #cercle_vicieux où la production de textes de qualité médiocre devient la norme. Nous pourrions entrer dans une ère où les documents sont générés à partir de listes à puces par une IA, puis réutilisé par une autre IA pour produire un devoir ou une communication académique. Cette perspective soulève des questions sur la valeur ajoutée réelle de tels processus et sur l’#appauvrissement potentiel de la #réflexion humaines.

    Un risque de #déshumanisation de l’apprentissage

    Distinguons d’abord deux aspects importants qui entrent dans le champ de la formation : la #compétence et l’#intelligence. La compétence correspond à la façon dont vous accomplissez une tâche, tandis que l’intelligence correspond à l’efficacité avec laquelle vous allez acquérir de nouvelles compétences. Cette différenciation nous conduit à comprendre une limitation fondamentale de l’IA : bien qu’elle puisse être extrêmement compétente dans l’exécution de tâches spécifiques (par exemple, résumer un texte), elle manque de la #flexibilité et de l’#adaptabilité qui caractérisent l’#intelligence_humaine. Elle ne dispose pas d’intelligence à proprement parler. Il nous est dit que les étudiants pour obtenir leurs diplômes doivent acquérir des domaines de compétence. Pour autant la pratique du travail social demande surtout de savoir agir avec intelligence. Or ce n’est pas la même chose. James Stacey Taylor, professeur de Sciences humaines au collège de New Jersey, explique bien pourquoi il interdit désormais à ses élèves d’utiliser l’IA.

    Cette technologie risque de nous traiter comme des êtres inférieurs à ce que nous sommes réellement : des créateurs et des interprètes de sens. Un autre argument en faveur de l’abandon de l’IA dans le travail des étudiants concerne son potentiel de « déshumanisation ». L’#IA_générative a tendance à réduire nos attentes, à la fois envers ce que nous lisons et envers nous-mêmes lorsque nous écrivons quelque chose pour que les autres le lisent. Nous banalisons du texte aux kilomètres généré par les #modèles_de_langage et oublions les efforts à fournir qui paraissent alors pour les étudiants de plus en plus démesurés.

    L’acte d’écrire ou de communiquer, même lorsqu’il n’est pas particulièrement original, porte une #signification_profonde pour l’auteur et son audience. Cela concerne aussi bien la #création_artistique que la #communication quotidienne. L’#intention et le contexte humains sont essentiels. L’IA, en se substituant à ces processus, risque de réduire la quantité d’intention dans le monde et d’appauvrir nos interactions qui nous conduisent à forger nos propres opinions.

    L’IA et la promotion de l’#incuriosité

    Rob Horning, philosophe du net, nous met en garde contre le fait que les modèles de langage de grande taille (#LLM) « marchandisent l’incuriosité ». Ces systèmes peuvent fournir des informations, mais ils sont incapables d’expliquer pourquoi ces informations ont été produites ou organisées d’une certaine manière. Cette limitation est particulièrement problématique dans un contexte éducatif, où la compréhension du processus de création et d’organisation des connaissances est aussi importante que les connaissances elles-mêmes.

    L’utilisation de l’IA dans l’#éducation risque de promouvoir une approche assez superficielle de l’apprentissage. L’accent sera mis sur l’obtention rapide de résultats plutôt que sur le processus de réflexion et de #compréhension. Cette tendance va à l’encontre des objectifs fondamentaux de la formation des travailleurs sociaux, qui visent à développer la #pensée_critique et la capacité d’analyse des étudiants.

    Or aujourd’hui que souhaitons-nous pour les futurs travailleurs sociaux ? De nombreux employeurs vous diront qu’ils recherchent des professionnels qui font ce qu’on leur demande de faire sans véritablement se poser des questions. Le résultat importe plus que le processus qui a permis de l’obtenir. Or l’aide et l’accompagnement en #travail_social est justement structuré dans le processus fait d’avancées et de reculs, un parcours qui permettra à la personne aidée de pouvoir à terme prendre son avenir en main. Elle nous oblige à penser l’action au fil du contexte et des évolutions de la situation. Cette réflexion est menée avec la personne accompagnée. Or l’IA vous proposera des réponses qui ne sont pas coconstruites avec elle.

    Le mythe de la productivité

    Un autre aspect problématique de l’utilisation de l’IA dans la formation est la promotion du « mythe de la productivité ». Cette idéologie présuppose que l’économie de temps et d’efforts est toujours préférable à l’engagement dans une activité pour elle-même. Dans le contexte éducatif, cela peut se traduire par une focalisation excessive sur la production d’actions et de contenus au détriment du processus d’apprentissage et de réflexion pour la mise en œuvre de l’action.

    Ce mythe de la productivité risque de réduire l’écriture et d’autres activités éducatives à de simples tâches à accomplir. Il néglige dans le processus d’écriture leur dans le développement intellectuel et personnel des étudiants. Comme le souligne Rob Horning, cette approche correspond à celle de l’idéologie libérale qui privilégie l’efficacité sur le sens et l’expérience.

    Une utilisation excessive de l’IA dans la formation risque également de priver les étudiants de la maîtrise de leur propre apprentissage au nom de la productivité. En automatisant des processus qui devraient normalement impliquer une réflexion et un effort personnels, l’IA peut réduire la capacité des étudiants à développer une compréhension profonde et une expertise dans leurs domaines d’étude.

    Cette perte de maîtrise s’apparente à ce que Rob Horning décrit comme le travail aliéné dans le contexte capitaliste. Au temps du Fordisme, les travailleurs étaient soumis à des processus de travail cadencés par la machine. Ils travaillaient à la chaine. Cela les privait de toute autonomie et surtout de leur créativité. Aujourd’hui, des robots les ont remplacés. L’IA utilisée de la sorte n’en ferait pas autrement. Cela pourrait se traduire par une autre forme de travail à la chaine, où le salarié (et l’étudiant) ne travaillent plus directement leurs textes, mais suivent plutôt ce que l’IA leur a fourni. Cela pourrait provoquer une forme d’aliénation aux outils d’IA, au détriment du développement de la capacité à penser de manière indépendante.

    L’impact sur l’apprentissage

    Les effets potentiellement néfastes de l’utilisation excessive de l’IA nous conduit dans des process un peu absurdes. Comme le souligne Ian Bogost, nous assistons déjà à des scénarios dans lesquels des étudiants génèrent des devoirs avec l’IA, que les enseignants font ensuite corriger par l’IA. On en arriverait vite à marcher sur la tête. Cette situation, qui peut exister, soulève des questions importantes sur la valeur et l’intégrité du processus éducatif.

    Le risque majeur est que cette technologie rende caduc certains des meilleurs outils d’apprentissage, notamment l’écriture elle-même. L’écriture n’est pas seulement un moyen de communiquer des idées, c’est aussi un processus qui permet de clarifier la pensée, d’approfondir la compréhension et de développer des compétences critiques. En remplaçant ce processus par une génération automatisée de contenu, nous risquons de priver les étudiants d’opportunités essentielles pour leur développement intellectuel.

    Il existe une grande différence entre l’apprentissage automatique et la « pensée machine » explique Ron Carucci dans le magazine Forbes. Dès l’instant où nous commençons à considérer l’IA comme une machine pensante, nous sommes dans le pétrin. En effet, cela signifie que nous avons essayé d’externaliser notre propre pensée critique et nos compétences de résolution de problèmes à une machine qui ne fait que répliquer et régurgiter les informations qu’elle a recueillies. Les grands modèles linguistiques recherchent des modèles d’information existants, peut-être même les synthétisent. Mais ils ne peuvent pas exercer d’appréciation, quelle que soit la nuance ou la rapidité de leurs résultats.

    Plus les étudiants utilisent les machines pour réfléchir à leur place, plus ils deviennent dépendants de ces machines, ce qui perturbe les processus cognitifs clés. Utiliser l’IA pour trouver une réponse par raccourci au lieu de la trouver par soi-même diminue leur réserve cognitive, ou si vous préférez les connexions entre les cellules cérébrales. L’hypothèse de la réserve cognitive reflète l’agilité de notre cerveau à résoudre des problèmes et à faire face à des situations inattendues explique Ron Carucci.

    En conclusion

    En conclusion, bien que l’IA offre des possibilités assez vertigineuses dans de nombreux domaines, son utilisation dans la formation, en particulier pour des tâches fondamentales comme l’écriture et la recherche, soulève de sérieuses préoccupations. Il est esentiel que les étudiants apprennent à se passer de ces outils, non pas par rejet de la technologie, mais pour préserver et développer des compétences essentielles qui ne peuvent être acquises que par l’effort et la pratique.

    L’éducation ne consiste pas seulement à acquérir des connaissances, mais aussi à développer la capacité de penser de manière critique, de résoudre des problèmes et de s’adapter à de nouvelles situations. Ces compétences sont primordiales pour le succès futur des étudiants, tant dans leur vie professionnelle que personnelle. Elles sont essentielles pour les étudiants en travail social. Il leur faut continuer à penser par eux-mêmes et non déléguer une quelconque décision à des IA qui n’auront pas dans leur mémoire tous les aspects particuliers d’une situation singulière.

    Alors que beaucoup utilisent l’IA sans le dire, il reste essentiel de trouver un équilibre entre l’utilisation de ces technologies comme outils d’assistance et la préservation des processus d’apprentissage. C’est bien le fait de ne pas utiliser l’IA qui favorise une véritable croissance intellectuelle. Les formateurs, les responsables de filières et les étudiants eux-mêmes doivent être conscients des limites et des risques associés à une dépendance excessive à l’IA dans la formation.

    En fin de compte, l’objectif de la formation devrait être de former des futurs professionnels capables de penser par eux-mêmes, de remettre en question les idées reçues et de contribuer de manière significative à la société. Ces compétences ne peuvent être pleinement développées que par un engagement actif dans le processus d’apprentissage, sans raccourcis artificiels. C’est en préservant ces aspects essentiels que nous pourrons préparer au mieux les étudiants dans un monde où l’IA jouera sans aucun doute un rôle de plus en plus important.

    La quasi-totalité des sources est en anglais, n’hésitez pas à utiliser un traducteur automatique :

    – ChatGPT : le mythe de la productivité | Dans les algorithmes : https://danslesalgorithmes.net/2024/09/17/chatgpt-le-mythe-de-la-productivite
    - Revue Spirale – Esprit critique et pouvoir d’agir. Vers le développement d’une « attitude critique » ? | Cairn.info : https://shs.cairn.info/revue-spirale-revue-de-recherches-en-education-2020-3-page-51?lang=fr
    - AI Reduces Critical Thinking | WVNexus : https://wvnexus.org/opinions/ai-reduces-critical-thinking
    - Why I Ban AI Use in Writing Assignments | Times Higher Education : https://www.timeshighereducation.com/campus/why-i-ban-ai-use-writing-assignments
    - Importance of Critical Thinking for Students | EssayPro : https://essaypro.com/blog/importance-of-critical-thinking-for-students
    - In the Age of AI, Critical Thinking Is More Needed Than Ever | Forbes : https://www.forbes.com/sites/roncarucci/2024/02/06/in-the-age-of-ai-critical-thinking-is-more-needed-than-ever
    - Why Should Students Not Use AI Tools to Write Assignments ? | Academic Assignments : https://www.academicassignments.com/blog/why-should-students-not-use-ai-tools-to-write-assignments

    https://dubasque.org/pourquoi-il-est-important-que-les-etudiantes-apprennent-a-se-passer-de-cha
    #ChatGPT #apprentissage #ESR #étudiants #AI #intelligence_artificielle #IA #université

    voir aussi :
    Guide sur l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le réseau de l’éducation
    https://seenthis.net/messages/1082156

    • A Student’s Guide to Not Writing with ChatGPT

      OpenAI has published “A Student’s Guide to Writing with ChatGPT”. In this article, I review their advice and offer counterpoints, as a university researcher and teacher. After addressing each of OpenAI’s 12 suggestions, I conclude by mentioning the ethical, cognitive and environmental issues that all students should be aware of before deciding to use or not use ChatGPT.

      “1. Delegate citation grunt work to ChatGPT. AI excels at automating tedious, time-consuming tasks like formatting citations. Just remember to cross-check all source details against original materials for accuracy.”

      That last sentence is probably there for legal reasons, because they know they can’t say ChatGPT will produce accurate results. Formatting citations and bibliographies means presenting metadata according to formal style instructions. This is not natural language. ChatGPT will make errors, which will take time to track and correct. Instead, use a reference manager, such as Zotero. It will format things reliably, exactly as expected. Just clean up the references’ metadata as you collect them, and then your bibliographies will never contain mistakes.

      “2. Quickly get up to speed on a new topic. ChatGPT can jumpstart your research by providing a foundational understanding of a subject.”

      ChatGPT is a human conversation simulator, not an information system or a knowledge base. It has no understanding of anything: it only outputs plausible responses. Do not ask an intermediary who has no capacity to understand information to explain it to you. Instead, go to your university library and look it up yourself, with the help of your local librarians. Actual information is contained in brains, documents and databases.

      “3. Get a roadmap of relevant sources. ChatGPT can guide your research by suggesting relevant scholars, sources, and search terms. But remember: while it can point you in the right direction, ChatGPT isn’t a substitute for reading primary sources and peer-reviewed articles. And since language models can generate inaccurate information, always double-check your facts.”

      (This is even more contentious than point 1, so we get two full sentences that are probably there for plausible deniability.) Because Chat GPT has no understanding of anything, it does not know what things like “a source” or “a true statement” are. Do not trust its directions. You will waste time and make mistakes. Again, ask a human or search for documents and data in a proper information system.

      “4. Complete your understanding by asking specific questions.”

      Because Chat GPT has no understanding of anything, it does not know actual answers to your questions, only plausible answers. It will generate true and false answers indiscriminately. This will set your learning back. Again, seek humans, documents and data directly instead of asking ChatGPT.

      “5. Improve your flow by getting feedback on structure.”

      Because Chat GPT has no understanding of anything, it does not understand what an “expected” or “improved” text structure is, even if you describe it. It can only upgrade your writing to middling quality, or downgrade it to that same level. Both will result in mediocre grades. To actually improve, ask a teacher, or join a group of students who give each other feedback; if such a group does not exist, get some people together and create it—this will be a useful experience by itself.

      “6. Test your logic with reverse outlining.”

      As an Australian study recently showed, ChatGPT does not know how to summarize, only shorten. So far, summarizing remains something only humans do well. So you should learn it: take a summarizing course from an information skills program. (Also, if you can’t summarize your own writing, something is wrong. Do not reverse outline your writing: outline first, then write.)

      “7. Develop your ideas through Socratic dialogue.”

      This is one suggestion that is related to ChatGPT’s actual function: simulating human communication. However, Socratic dialogue implies that you are conversing with someone who has a superior understanding of the topic and who slowly brings you to their level. And, unfortunately, ChatGPT is not Socrates. Using ChatGPT as a “sparring partner” will constrain you to its level: a machine which produces plausible human sentences. Instead, suggest this exercise to your teachers and fellow students, and do it with someone more knowledgeable than you.

      “8. Pressure-test your thesis by asking for counterarguments.”

      To improve your thinking, you must be able to come up with counterarguments, not just answer them. Using ChatGPT to do half the work will stunt your progress. Instead, come up with counterarguments yourself. And if you must ask for help, do not ask ChatGPT: it can only produce weak reasoning, so it will make you plateau into mediocrity. Ask someone who can create strong arguments to make you think harder.

      “9. Compare your ideas against history’s greatest thinkers.”

      ChatGPT can entertain you but it has no ability to design such a complex exercise so that you may learn from it. Suggest this idea to a teacher instead. This is what they are trained to do.

      “10. Elevate your writing through iterative feedback.”

      This is a variant of point 5 about feedback. Again, using ChatGPT will constrain your work to a machine’s idea of the human average. Instead, go for feedback sessions with teachers and fellow students, and make those iterative if needed.

      “11. Use Advanced Voice Mode as a reading companion.”

      (“Avanced Voice Mode” means ChatGPT listens to you reading something out loud and tries to answer your questions about it.) This is a variant of points 2-4 about information. ChatGPT has no understanding of anything. It will not provide reliable interpretations of what you’re reading. Instead, look up the definitions of words you don’t know; find scholarly work that analyzes the text; ask another student working on the same text if you’re unsure of what you’ve read.

      “12. Don’t just go through the motions—hone your skills. […] Try asking ChatGPT to suggest ways to develop your ability to think critically and write clearly.”

      Again, ChatGPT has no understanding of anything. This includes “critical thinking” and “writing techniques”. Look these things up in your university library catalogue; read what you find; ask your teacher about it; and then practice, practice, practice.
      Final words

      ChatGPT is designed to simulate human conversation. Using a probabilistic model of language, it communicates for communication’s sake, to fool you into thinking it’s human. It’s a bullshit machine. It works as a novelty thing, for entertainment. But it’s not a reliable tool for learning, so I believe students should be wary of it.

      Whenever students ask me about ChatGPT, I mention the following three issues:

      - ethics: most of the models were built on stolen data;
      - cognition: using it makes you more dependent and less smart, as studies have started to show (here’s a link to a French one) ;
      - environment: the energy costs of generative AI are an order of magnitude greater than pre-existing technology (and it’s not even profitable, so we’re burning fuel for nothing).

      It’s usually enough to give most of my students some pause. They’re creative young people, so they empathize with robbed creators. They want tools that help them, not hinder them. And a lot of them are (rightly) concerned about the environment, so they’re shocked to learn that ChatGPT takes ten times the amount of energy Google does to answer the same question, usually worse (but Google is catching up, or down I should say).

      The good news is that, as Jared White puts it:

      “You can literally just not use it. […] you can be a fulfilled, modern, very online, technical expert & creator and completely sit out this hype cycle.”

      If you need more information, I strongly recommend out that you check out Baldur Bjarnason’s Need To Know. It’s a website that provides an accessible summary of his deep literature review of the risks behind using generative AI. It’s a great starting point.

      https://www.arthurperret.fr/blog/2024-11-14-student-guide-not-writing-with-chatgpt.html

  • Les #marchés_financiers : une #illusion de pouvoir

    Alors que la #France débat de son #budget, le discours reste centré sur la #dette et le #déficit publics, et sur l’#influence supposée des marchés financiers. Cette approche conforte un cadre budgétaire contraint qui pénalise la population, tout en entretenant le #mythe d’un pouvoir des marchés sur l’#économie. Cet article vise à montrer que cette domination des marchés n’est en réalité qu’une illusion.

    Introduction

    Alors que la France traverse une période cruciale de discussions budgétaires, le débat se concentre encore une fois autour du déficit et de la dette publics. En arrière-plan, les marchés financiers apparaissent comme des arbitres incontournables, qu’il faudrait apaiser pour éviter une hausse des taux d’intérêt. Cette vision, qui exagère le pouvoir des marchés sur notre économie, repose en grande partie sur des #choix_politiques issus de l’#idéologie_néolibérale et imposés par les #règles strictes de l’Eurozone, celles du #traité_de_Lisbonne. Ce carcan budgétaire auto-imposé enferme les États membres dans une #logique_financière qui empêche une gestion budgétaire pleinement orientée vers le #bien-être des populations.

    Les milliards d’euros versés chaque année en #intérêts ne font qu’alimenter des investisseurs privilégiés, et cette situation découle de décisions politiques, non de nécessités économiques. Cet article vise à déconstruire les mythes entourant la #dette_publique et le rôle prétendu des marchés financiers en montrant que leur pouvoir n’est qu’une illusion bien entretenue et que les contraintes financières de l’Eurozone sont d’abord politiques.

    Les limites à la dépense publique ne sont pas financières

    Il est tout d’abord utile de rappeler que, selon l’analyse de la #Théorie_Monétaire_Moderne (#MMT), un État qui dispose du monopole de création de sa devise, en régime de #taux_de_change_flottant, ne peut faire #faillite dans sa propre devise, à moins de le vouloir. Les limites à sa #dépense_publique ne sont donc pas financières, mais liées à la disponibilité des #ressources_réelles, qu’il s’agisse des ressources technologiques, des ressources naturelles, ainsi que de la force de travail.

    Les États membres de l’Eurozone sont toutefois un cas particulier, puisqu’ils fonctionnent dans un cadre contenant des limites financières, en réalité auto-imposées, que sont les ratios de 3 % sur le PIB du déficit public et de 60 % de la dette publique. Ces limites représentent donc des contraintes concernant la #politique_budgétaire des États, les empêchant de réaliser le déficit nécessaire pour atteindre le #plein_emploi.

    Dans ces conditions, et dans la mesure où le compte des Trésors nationaux ouvert à la #BCE doit disposer d’un solde en permanence positif, les États-membres doivent obtenir des #recettes_fiscales et émettre des #titres_d’État, ce qui, en raison de l’absence de garantie par la BCE, les rend dépendants des marchés financiers et exposés au risque du défaut. Cette situation souligne la nécessité d’une réévaluation des règles budgétaires au sein de l’Eurozone, afin de permettre à ces États de disposer de leur plein potentiel économique.

    La dette publique n’est pas un fardeau, mais une richesse

    Comme le montre l’identité comptable vérifiable dans tous les pays, la dette publique équivaut à la devise nationale créée par la dépense publique et non encore utilisée par le secteur privé pour payer les impôts. Elle représente, au centime près, la richesse financière nette des agents du secteur privé1. Il en découle que la dette publique n’est pas composée des seuls titres d’État. Elle englobe l’ensemble des passifs de l’État, à savoir le cash, les réserves bancaires et les titres d’État. Cette définition est partagée par les banques centrales, y compris la BCE selon le #traité_de_Maastricht. Il est important de souligner que l’émission de #titres_d’État ne crée pas de nouvelle devise, mais change simplement la forme de la devise, passant de « #réserves » à « #titres », tout comme on transfère un montant d’un compte courant non rémunéré vers un compte de dépôt rémunéré2.

    La dette publique (stock) est la somme des déficits annuels (flux). Dette et déficit sont donc étroitement liés, et ainsi, lorsque l’État cherche à réduire son déficit en augmentant les #taxes ou en réduisant ses #dépenses, cela diminue l’épargne du secteur privé. Dit autrement, lorsque l’État retire plus de devise nationale par les taxes qu’il n’en crée par la dépense, cela provoque de l’#austérité.

    Les titres d’État ne servent pas à financer les dépenses publiques

    L’émission des titres d’État est une pratique héritée des anciens régimes de taux de change fixes, qui est aujourd’hui dépassée. Ces titres ne sont aujourd’hui plus émis pour financer directement les dépenses publiques, mais plutôt pour réguler les taux d’intérêt, une fonction devenue moins nécessaire depuis que la BCE rémunère les réserves excédentaires. Mais également, leur émission permet d’offrir un actif financier sans risque.
    Il est donc nécessaire de questionner l’obligation d’émettre des titres d’État.

    Cependant, en Eurozone, une précision s’impose : l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne interdit à la BCE d’octroyer des découverts aux Trésors nationaux, obligeant ces derniers à émettre des titres. Pourtant, les #euros sont créés par la BCE, lorsque les États membres dépensent, ce qui fait de l’Eurozone le créateur monopolistique de la monnaie. Exiger un solde positif permanent sur le compte du Trésor auprès de la BCE repose donc sur une #fiction, fondée sur l’idée que l’État doit gérer sa trésorerie comme une entreprise. Cette contrainte n’a aucun fondement économique. Elle est purement politique et elle s’inscrit dans l’idéologie néolibérale, laquelle perçoit l’État comme un mauvais gestionnaire et souhaite ainsi limiter son action.

    Comme le suggère #Warren_Mosler, le père de la MMT, il serait tout à fait possible de cesser d’émettre des titres d’État. Et, quoi qu’il en soit, si cette émission devait être maintenue pour offrir un actif sans risque, une politique de taux d’intérêt à zéro constituerait une solution efficace dans le but de limiter l’influence des marchés financiers3.

    Le #taux_d’intérêt est fixé par la banque centrale

    Il est essentiel de comprendre que les mouvements des taux d’intérêt appliqués aux titres d’État dépendent étroitement des décisions prises par la BCE. Les taux d’intérêt sont entièrement sous son contrôle, constituant ainsi des choix politiques. L’observation des politiques de taux d’intérêt dans différents pays le confirme : les taux appliqués aux titres d’État suivent de très près les taux directeurs de la banque centrale, comme en témoignent les deux graphiques suivants4.

    Dans l’Eurozone, le "#Whatever_it_takes" de #Mario_Draghi en 2012 a marqué un tournant en ramenant les taux d’intérêt sur les titres d’État à des niveaux raisonnables, en particulier pour la Grèce. Cet événement a montré de manière éclatante que, dès lors que la BCE garantit les titres émis par les États, ceux-ci ne peuvent pas faire défaut.

    La crise de la COVID-19 a également confirmé ce pouvoir d’intervention : la BCE et les autres banques centrales ont démontré qu’elles pouvaient contrer les pressions des marchés financiers par des opérations comme l’#assouplissement_quantitatif (#quantitative_easing). Ainsi, bien que les marchés puissent influencer les taux pour ajuster la prime de risque, leur impact reste marginal en comparaison du pouvoir des banques centrales.

    Il s’ensuit que la soutenabilité de la dette publique dépend de décisions politiques, du bon vouloir de la BCE. Ni le niveau de la dette publique ni celui des intérêts ne restreignent réellement l’espace budgétaire des États, car la BCE peut, à tout moment, décider si un pays peut continuer à dépenser ou doit faire défaut, indépendamment de son niveau d’endettement. L’exemple de la #Grèce est révélateur : en 2010, alors que son ratio dette/PIB atteignait 130 %, le pays faisait face à une crise. En revanche, fin 2021, avec un ratio supérieur à 200 %, la question de la dette publique n’était plus problématique. Cela démontre que la soutenabilité de la dette publique est avant tout une question politique, et non économique.

    Il n’y a pas de lien entre niveau de dette publique et #croissance

    Un argument récurrent dans les discussions sur la dette publique affirme qu’il existerait un #seuil_d’endettement au-delà duquel la #croissance_économique se verrait compromise. Cependant, aucune recherche rigoureuse n’a jamais confirmé l’existence d’un tel seuil. Ainsi que le montrent Yeva S. Nersisyan et L. Randall Wray5 « Il n’existe pas de seuils [du niveau de la dette publique] qui, une fois franchis, seront insoutenables ou réduiront la croissance du pays. ». En réalité, l’histoire économique regorge d’exemples où des niveaux élevés de dette publique ont coexisté avec une croissance soutenue, dès lors que l’État maintient un soutien économique actif.

    La démission de Liz Trusss, un bon exemple de l’absence de fondement de l’influence des marchés financiers

    Ce qu’il s’est passé en Angleterre en 2022, entraînant la démission de la Première ministre Liz Truss, illustre parfaitement l’absence de fondement de l’influence des marchés financiers. En réalité, cette démission résulte de la pression des marchés financiers, une décision politique dictée davantage par la crainte de leur réaction que par une contrainte économique réelle. En effet, le Royaume-Uni, en tant que créateur de sa propre monnaie, aurait pu continuer à financer ses politiques sans risque de défaut, notamment en contrôlant les taux d’intérêt via la Banque d’Angleterre6.

    Les #agences_de_notation : quelle légitimité ?

    L’intervention des agences de notation consolide l’idée dominante selon laquelle il est impératif d’apaiser les marchés financiers, quel qu’en soit le coût. Ces agences, des entreprises privées opérant sans réel contrôle démocratique, se voient attribuer un rôle démesuré dans l’évaluation des finances publiques. Leur influence, souvent considérée comme infaillible, façonne les politiques budgétaires des États, et leurs décisions impactent directement les choix économiques. Pourtant, ni leur compétence, ni leur intégrité ne sont systématiquement vérifiées. Confier à ces entités privées, efficaces promoteurs de la pensée néolibérale dominante, la capacité de décider de l’avenir budgétaire d’un pays constitue un grave manquement au principe de #souveraineté_nationale, et un véritable déni de démocratie.

    Conclusion : déconstruire l’emprise idéologique des marchés financiers

    Au terme de cette analyse, il est évident que l’importance excessive accordée aux marchés financiers dans les choix budgétaires des États membres de l’Eurozone découle de contraintes financières auto-imposées, et que cette situation confère un pouvoir illusoire aux marchés, la décision finale appartenant toujours à la BCE. Les États-membres, en s’enfermant dans une logique où ils se voient forcés de "plaire" aux marchés pour financer leurs dépenses, se privent d’un levier essentiel pour stimuler leur économie et répondre aux besoins de leur population.

    Cette dépendance aux marchés financiers masque la réalité politique qui se cache derrière la soutenabilité de la dette publique : à tout moment, la BCE peut garantir ou non les titres publics émis, ce qui souligne le caractère fondamentalement politique de cette question. Ainsi, ce n’est pas le niveau de la dette publique ou des taux d’intérêt qui limite la marge de manœuvre des États, mais bien les choix de #gouvernance qui priorisent la satisfaction des marchés plutôt que celle des citoyens.

    L’exemple de la crise de la COVID-19 a montré la capacité d’intervention des banques centrales pour stabiliser l’économie, indépendamment des pressions des marchés financiers. Il est donc aujourd’hui essentiel de reconsidérer les #règles_budgétaires de l’#Eurozone, afin de restaurer la souveraineté des États et recentrer la politique budgétaire sur le #bien-être_collectif, au lieu de céder aux impératifs des marchés. En prenant cette direction, les États pourront pleinement utiliser leurs ressources pour servir leurs citoyens, laissant derrière eux l’illusion d’un pouvoir des marchés qui n’est en réalité qu’une contrainte politique imposée.

    https://blogs.mediapart.fr/robert-cauneau/blog/251024/les-marches-financiers-une-illusion-de-pouvoir
    #finance #néolibéralisme

  • Présences fascistes en Suisse. Autour du doctorat honoris causa de Benito Mussolini (1937)

    Colloque international et Conférence publique

    En 1937, l’Université de Lausanne a décerné un doctorat honoris causa (d.h.c.) à Benito Mussolini. Dès le départ, cette décision suscite de nombreuses interrogations au sein de la communauté universitaire et de la société suisse. En 1987, et face à l’incompréhension croissante quant aux raisons qui ont conduit à honorer un dictateur, l’UNIL commence un travail historique en publiant certaines pièces du dossier. À nouveau interpellée en 2020, la Direction de l’UNIL mandate le Centre interdisciplinaire de recherche en éthique (CIRE) pour qu’il donne à l’UNIL les outils nécessaires pour reconsidérer sa posture relative à l’attribution du d.h.c à Mussolini. S’appuyant sur ces travaux, la Direction de l’UNIL annonce vouloir engager l’institution et sa communauté dans une politique mémorielle active comprenant plusieurs axes dont l’un concerne la recherche.

    Le colloque Présences fascistes en Suisse entend remettre l’attribution du d.h.c. dans une perspective transnationale mais aussi de longue durée. Pour ce faire, le programme veut croiser les approches tout en replaçant l’épisode vaudois dans le contexte des relations entre la Confédération et son voisin transalpin, de l’attraction exercée par le fascisme sur de nombreux milieux politiques, économiques et culturels et sur le rôle de la Suisse dans la recomposition de certains réseaux d’extrême-droite dans l’après-guerre. Une réflexion qui doit tirer parti des travaux les plus récents sur l’histoire du fascisme tout en nous invitant à réfléchir sur la postérité d’une histoire qui trouve des résonances multiples au sein de notre monde contemporain.

    https://www.infoclio.ch/de/pr%C3%A9sences-fascistes-en-suisse-autour-du-doctorat-honoris-causa-de-beni

    #Mussolini #Benito_Mussolini #doctorat_honoris_causa #Université_de_Lausanne #présence_fasciste #fascisme #histoire #Suisse

    • Mussolini et la Suisse (1/5) : Le dossier

      En 1937, l’Université de Lausanne décerne un doctorat honoris causa à Benito Mussolini et honore celui qui est au sommet de son parcours de dictateur. L’affaire rebondit depuis des décennies : que faire de cette distinction si solennelle envers une des figures les plus sombres du XXème siècle ?

      Un doctorat honoris causa représente une belle distinction. L’université qui le décerne honore une personnalité, voire une célébrité, pour l’associer à son histoire. Chacun partage un petit bout de son prestige avec l’autre pour briller plus fort aux yeux du monde.

      Avec Nadja Eggert, chercheuse en éthique à l’université de Lausanne et directrice du groupe d’experts, co-auteure, avec Gabrielle Duboux, du dernier rapport en date sur les circonstances de l’octroi d’un doctorat honoris causa à Mussolini en 1937.

      Lien : Les informations sur le colloque « Présences fascistes en Suisse. Autour du doctorat honoris causa de Benito Mussolini (1937) » et l’exposition « Docteur Mussolini. Un passé sensible » : https://www.labo-histoire.ch/evenement/pour-une-histoire-globale-du-fascisme.

      https://www.rts.ch/audio-podcast/2024/audio/mussolini-et-la-suisse-1-5-le-dossier-28681508.html

      #audio #podcast #Lausanne

    • Mussolini et La Suisse (2/5) : L’apprentissage du futur Duce

      Pour justifier le doctorat honoris causa, l’Université de Lausanne célèbre les liens de Mussolini avec la Suisse, arguments classiques.

      Nous regardons de plus près la part de sa biographie en Suisse avec Simone Visconti, historien et auteur d’une thèse qui s’intéresse particulièrement aux années de #formation de Mussolini sur le territoire suisse entre 1902 et 1904.

      https://www.rts.ch/audio-podcast/2024/audio/mussolini-et-la-suisse-2-5-l-apprentissage-du-futur-duce-28681506.html
      #socialisme #propagande #parti_socialiste #socialisme_révolutionnaire #ascension_politique #expulsion #journalisme #avanguardia_socialista #amnistie

    • Mussolini et La Suisse (3/5) : La légende helvétique d’un dictateur

      Il y a l’histoire des années suisses de Mussolini, entre 1902 et 1904, et puis il y a le récit qu’on brode ensuite pour transformer l’épisode en légende merveilleuse, en expérience créatrice de son génie politique, en tout cas pour ses partisans. Du maçon immigré au Duce, le mythe de Mussolini passe par la Suisse.

      C’est Simone Visconti, qui nous l’explique. Il est historien et auteur d’un doctorat bien réel celui-là, sur les années de formation de Mussolini et la place qu’elles occupent ensuite dans la propagande fasciste. Une propagande qui a déjà démontré son efficacité en 1937, au moment où l’université de Lausanne prépare son 400e anniversaire et l’octroi de ce fameux doctorat honoris causa.

      https://www.rts.ch/audio-podcast/2024/audio/mussolini-et-la-suisse-3-5-la-legende-helvetique-d-un-dictateur-28681507.html
      #colonisation #conquête_coloniale #image #néo-nazisme #Hitler #fascisme #fasci #marcia_su_Roma #dictature #image #mythe #Angelica_Balabanova #nationalisme #virilité #homme_fasciste

    • Mussolini et La Suisse (4/5) : L’attraction fasciste

      Après la Deuxième Guerre mondiale, il n’était plus de bon ton de défendre l’œuvre de Benito Mussolini. Quand on mentionnait le doctorat honoris causa que l’Unil lui avait décerné, on entendait souvent des alibis : au minimum une erreur de casting, voire un piège tendu par la diplomatie fasciste. Aujourd’hui après le Livre blanc de 1987 puis les différentes recherches et le rapport du comité d’experts de 2022, ces arguments n’opèrent plus aussi bien qu’avant. En 1937, on savait que le fascisme italien réprimait toutes oppositions à l’intérieur et on savait, après la conquête de la Lybie et de l’Ethiopie, que c’était un gouvernement prédateur à l’extérieur. On sait aussi que Mussolini a séduit en Suisse.

      C’est justement sur cette force d’attraction en territoire helvète que l’historien Marc Perrenoud s’est penché pour comprendre le contexte de ces honneurs universitaire rendus à Mussolini en 1937.

      https://www.rts.ch/audio-podcast/2024/audio/mussolini-et-la-suisse-4-5-l-attraction-fasciste-28681513.html

    • Mussolini et La Suisse (5/5) : L’#antifascisme

      Benito Mussolini, docteur de l’université de Lausanne, est une opération dont les promoteurs ont été identifiés dans les épisodes précédents. Mais les antifascistes ont eu leur mot à dire aussi.

      Après l’exploration de la sensibilité suisse au fascisme italien, on se tourne vers les opposants de Mussolini et de ses admirateurs avec Colin Rutschmann, auteur d’un mémoire de Master intitulé : Antifascisme sur le territoire lausannois durant l’entre-deux-guerres : Modalités, Antagonismes et Conflictualité.

      https://www.rts.ch/audio-podcast/2024/audio/mussolini-et-la-suisse-5-5-l-antifascisme-28681515.html

      #Casa_d'Italia #doctrine_fasciste

    • En 1932, prison ferme pour un #tag antifasciste

      L’affaire du #monument aux morts italiens du #cimetière_de_Montoie défraie la chronique et remonte jusqu’au niveau fédéral.

      On imagine mal la tête que fait Charles Felber, concierge jardinier du cimetière de Montoie, quand il découvre, au petit matin du dimanche 6 novembre, le noble monument aux morts italiens de la Grande Guerre (1915-1918 en ce qui les concerne), revêtu de graffitis d’un rouge offensant. Rouge non pas sang, non pas royal, mais soviétique.

      C’est une de ces affaires connues, mais qu’on revoit aujourd’hui comme révélatrice de la place du fascisme à Lausanne et de la position des autorités vaudoises dans l’entre-deux-guerres.

      Novembre 1932 donc. La communauté italienne célèbre en même temps le 5e anniversaire du régime et le 14e de l’armistice. Il faut dire que les Italiens de Lausanne sont déjà passablement ceinturés par les réseaux fascistes qui s’approprient la Casa d’Italia, les sociétés culturelles… et le monument de Montoie. Érigé en 1923, il est, déjà, l’occasion d’une manifestation de la section locale du fascio lausannois, à peine fondée. Le groupe, dit « l’#indomito », soit « l’#indompté », s’y rend en #cortège.

      Mais cette fois-ci, ça ne se passe pas comme prévu. Déjà la veille, le consul d’Italie s’était inquiété de la présence « d’éléments subversifs » autour du cortège se formant à Montbenon. Le Canton fait surveiller les « perturbateurs » connus et prévoit d’envoyer la Sûreté et dix gendarmes sécuriser les lieux. Cela ne suffira pas.

      La nuit précédente, le monument est complètement « souillé d’une peinture de couleur rouge », note le rapport des inspecteurs qui parlent d’une « profanation particulièrement grave », certainement du fait des communistes antifascistes et de la main d’un locuteur italien.

      Mussolini, le bourreau

      Sur l’obélisque, des #tags ont en effet de quoi alimenter les soupçons du limier : « Viva Lenin », « Vogliamo la testa del boia Mussolini », « Viva il partito comunista ! » ainsi que le marteau et la faucille. La police enquête, retarde le cortège. On nettoie le #monument comme on peut. La Sûreté suit de près. Pendant que les fascistes en uniforme sont protégés par les gendarmes, on surveille aux abords la présence de dirigeants communistes lausannois, « qui poussent l’outrecuidance jusqu’à s’approcher du monument ».

      L’affaire se répand rapidement. Le Ministère public de la Confédération suit le dossier tandis que la presse d’alors se montre particulièrement remontée. « Odieuse profanation », titrent les journaux locaux. « Espérons qu’on mettra rapidement la main sur ces indignes personnages et que le châtiment qu’ils recevront sera exemplaire », tonne « La Revue ». Le ton monte. Les courriers des lecteurs s’accumulent. Le Conseil d’État promet au consul d’Italie « des ordres sévères » et la Ville de Lausanne présente également ses regrets. Chaque jour, les journaux donnent des nouvelles de l’enquête… la gauche radicale est loin d’avoir bonne presse.

      Lutte dans la rue

      Il faut dire que fascistes déclarés et opposants sont alors à couteaux tirés, dans ce que l’historien Colin Rutschmann appelle une véritable « lutte pour le contrôle de l’#espace_public » lausannois, loin de se limiter aux seuls exilés, et au cours de laquelle la police va plutôt, confirme-t-il, « protéger les chemises noires ». Les mêmes sont capables d’actions violentes en Italie. Mais en Suisse, ce sont les « rouges » qui sont vus comme dangereux et fauteurs de troubles.

      La police vaudoise se montre en effet très efficace. Quatre jours après les faits, #Fulvio_Rusconi, un des « extrémistes » de la place, est déjà arrêté et incarcéré au Bois-Mermet malgré ses dénégations. Le même jour, un communiste qui avait le tort de manifester dans la rue est emporté par la Sûreté, qui découvre de la #peinture_rouge dans son veston… Il va être interrogé pendant quatre heures, le temps de lui faire lâcher le nom de ses complices. Des Tessinois, des ouvriers, dont un « extrémiste dangereux ».

      Tous sont attrapés en quelques jours et passent aux aveux. L’idée leur est venue début novembre. Ils piquent de la peinture sur un chantier, achètent un pinceau à Uniprix et se retrouvent au Café de Couvaloup avant de gagner Montoie à minuit. La Sûreté les dénonce pour « profanation de sépulture ».

      #Sanction lourde

      Janvier 1933, l’audience devant le Tribunal de police est également sans appel… l’avocat des anciens combattants italiens alarme du « début d’une série de manifestations terroristes ». Le chroniqueur de la « Gazette de Lausanne » rajoute une couche : « L’acte de ces trois « mauvais garçons » est d’autant plus stupide que le fascisme auquel ils prétendant avoir voulu s’attaquer n’existait pas lorsque moururent les 250 Italiens à la mémoire de qui le monument est élevé. »

      Les trois principaux responsables écopent de 75 jours de réclusion et 5 ans de privation de droits civique. Avec expulsion du territoire.

      https://www.24heures.ch/lausanne-en-1932-prison-ferme-pour-un-tag-antifasciste-117949027630
      #Suisse #fascisme #anti-fascisme #cimetière #Lausanne #communisme #Giuseppe_Motta

  • How fascism begins

    An acquaintance, whose name is unimportant for this story, once talked about this board game. He is a German who works for an Israeli company, and his colleagues invited him one day to a game evening. They game they proposed was "Secret Hitler,” the point of which is to identify Adolf Hitler and kill him before he can become chancellor of Germany. It is, the colleagues assured him, much funnier than it sounds. But the acquaintance declined. He, as a German, playing "Secret Hitler”? It seemed like a bad idea.

    Hardly anyone in Germany knows of the game "Secret Hitler,” which shouldn’t come as a surprise. It sounds rather toxic, bad karma. In fact, though, it is a rather interesting game about how mistrust develops. A game that focuses on the art of lying – about the naivete of good and the cunning of evil. About how the world can plunge into chaos. And about how ultimately, the course of history is largely decided by chance.

    The game is set in 1932, in the Berlin Reichstag. The players are divided into two groups: fascists against democrats, with the democrats in the majority, which might sound familiar. But the fascists have a decisive advantage: They know who the other fascists are, which is also reflective of historical reality. The democrats, though, are not privy to such knowledge – any of the other players could be a friend or an enemy. The fascists win the game if they are able to pass six laws in the Reichstag or if Hitler is elected as chancellor. For the democrats to win, they have to pass five laws or expose and kill Hitler.

    The game starts with everyone acting as though they are democrats. To win, all the democrats have to do is trust each other, but it’s not quite that easy, since the democrats sometimes have to vote for a fascist law for lack of a better alternative, and they thus begin looking like fascists themselves. Which is exactly what the fascists want.

    One insight from the game is that there is no strategy for guaranteeing a democratic victory and a fascist defeat. One wrong decision, that might feel right in the moment, can lead to Hitler becoming chancellor. It’s all by chance, just as there was no inevitability about how things turned out in 1933. Another insight: Being a fascist can be fun.

    "Secret Hitler” hit the market in 2016, shortly before Donald Trump was elected president in the United States. The game’s authors, a couple of guys from the progressive camp, collected $1.5 million from the crowdfunding platform Kickstarter for the project. Their goal was to introduce a bit of skepticism about the political process, apparently channeling the zeitgeist of the time: Euro crisis, Russia’s annexation of the Crimea, Brexit, the refugee crisis. The public debate at the time focused on the crisis of democracy, the threat from the right and authoritarian tendencies. But fascism? Adolf Hitler?

    Accusations of fascism have been part of the extreme-left arsenal since World War II. The West German, far-left terror group known as the Baader-Meinhof Gang justified its "armed struggle” by arguing that the postwar German republic was little more than a fascist police state. Accusing someone of being a Nazi was both an insult and a way of demonizing one’s political opponent – a slightly paranoid barb that trivialized German history. Isn’t fascism defined by Germany’s slaughter of 6 million Jews? Who, aside from a handful of nutcases, could seriously be a fascist?

    The reversion to fascism is a deep-seated fear of modern democratic societies. Yet while it long seemed rather unlikely and unimaginable, it has now begun to look like a serious threat. Vladimir Putin’s imperial ambitions in Russia. Narendra Modi’s Hindu nationalism in India. The election victory of Giorgia Meloni in Italy. Marine Le Pen’s strategy of normalizing right-wing extremism in France. Javier Milei’s victory in Argentina. Viktor Orbán’s autocratic domination of Hungary. The comebacks of the far-right FPÖ party in Austria and of Geert Wilders in the Netherlands. Germany’s AfD. Nayib Bukele’s autocratic regime in El Salvador, which is largely under the radar despite being astoundingly single-minded, even using the threat of armed violence to push laws through parliament. Then there is the possibility of a second Trump administration, with fears that he could go even farther in a second term than he did during his first. And the attacks on migrant hostels in Britain. The neo-Nazi demonstration in Bautzen. The pandemic. The war in Ukraine. The inflation.

    The post-Cold War certainty that democracy is the only viable form of government and would cement its supremacy on the global political stage has begun to crumble – this feeling that the world is on the right track and that the almost 80 years of postwar peace in Western Europe has become the norm.

    Now, though, questions about fascism’s possible return have become a serious topic of debate – in the halls of political power, in the media, in the population, at universities, at think tanks and among political scientists and philosophers. Will history repeat itself? Are historical analogies helpful? What went wrong? And might it be that democracy itself helped create a monster of which it is deathly afraid?

    IS TRUMP A FASCIST?

    In May 2016, Donald Trump emerged as the last Republican standing following the primaries, and the world was still a bit perplexed and rather concerned when the historian Robert Kagan published an article in the Washington Post under the headline "This is how fascism comes to America.”

    The piece was one of the first in the U.S. to articulate concerns that Trump is a fascist. It received significant attention around the world and DER SPIEGEL published the article as well. It was an attention-grabbing moment: What if Kagan is right? Indeed, it isn’t inaccurate to say that Kagan reignited the fascism debate with his essay. Interestingly, it was the same Robert Kagan who had spent years as an influential member of the Republican Party and was seen as one of the thought leaders for the neocons during the administration of George W. Bush.

    The article has aged well. Its characterization of Trump as a "strongman.” It’s description of his deft use of fear, hatred and anger. "This is how fascism comes to America, not with jackboots and salutes,” Kagan wrote, "but with a television huckster, a phony billionaire, a textbook egomaniac ’tapping into’ popular resentments and insecurities, and with an entire national political party – out of ambition or blind party loyalty, or simply out of fear – falling into line behind him.”

    It is an early summer’s day in Chevy Chase, a residential suburb of Washington, D.C. Kagan, whose Jewish ancestors are from Lithuania, was born in Athens in 1958. He is an expert on foreign policy. Kagan supported George W. Bush’s wars in Iraq and Afghanistan and, even if the reasons for going to war in Iraq were ultimately revealed to have been fabricated and both conflicts ended with undignified withdrawals, he continues to defend the idea of American interventionism and the country’s global leadership role.

    These days, Kagan works for The Brookings Institution, the liberal think tank. In our era, he says, it has been possible to believe that liberal democracy and its dedication to human rights were unavoidable, almost inevitable. But, he continues, that’s not necessarily true. The rise of liberal democracy was the result of historical events like the Great Depression. And of World War II, which was, Kagan says, fought in the name of freedom and created a completely new, better world.

    What Kagan means is that because liberal democracy was never inevitable, it must constantly be defended. It cannot relax, it can never rest on its laurels out of a conviction that the end of history has been reached. There is no natural law that defends democracy from someone like Trump, or from fascism, or from the Christian nationalists who believe in Trump.

    Freedom is difficult. It gives people space, but it also leaves them largely to their own devices. It doesn’t offer security and fails to provide many things that people need. It atomizes societies, destroys hierarchies and disempowers established institutions such as religion. Freedom has many enemies.

    Kagan’s ninth book has just hit the shelves in the U.S. It is called "Rebellion: How Antiliberalism Is Tearing America Apart Again” and describes Christian, white nationalism in America as a challenge to liberal democracy. Its goal: a country rooted in Christianity in which the Bible is more important than the principles expressed in the Declaration of Independence and the Constitution. For Christian nationalists, Trump is an instrument, the perfect leader for this revolution precisely because he cares little for the values of liberalism and the Constitution. When he told a late July gathering of Evangelical Christians in Florida that if they voted for him, "you won’t have to vote anymore,” it was precisely the kind of thing Kagan warns against.

    And it could be even worse this time around. If Trump wins the election, Kagan believes, the old system will be destroyed. It will be, the historian believes, an unimaginable political disruption, as though everything would collapse on the first day. Kagan believes he will use the Department of Justice to take revenge on his enemies and militarize migration policy to round up hundreds of thousands of illegal immigrants. The system of checks and balances would gradually be eroded. First, the immigrants would lose their rights, followed by opposition activists, who would be arrested and prosecuted.” For me, that’s enough,” says Kagan. "Even if the system looks the same.”

    We always thought there was no going back to the dark times, says Kagan. “I don’t think history moves in a direction. It just walks around. The Greeks had a cyclical view of history, not one of progress. The Chinese have a view that nothing changes. The Chinese historically don’t believe in progress. They believe in a single world system.”

    His opponents view Kagan as one of those neocons who now want to become part of the anti-fascist coalition to turn attention away from their own role in paving the way for Trumpism. They refer to him as "the most dangerous intellectual in America.” Kagan is rather fond of the label.

    WHAT IS FASCISM?

    If Robert Kagan is a conservative, then Jason Stanley, a professor of philosophy at Yale University, is on the exact opposite end of the spectrum. He is a liberal leftist, and yet his views are similar to Kagan’s. Or are they similar for precisely that reason?

    Stanley’s son has his Bar Mitzva on the weekend, the Jewish ritual celebrating a boy’s 13th birthday and his entry into adulthood. Stanley pulls out a box full of diaries written by his grandmother Ilse in 1930s Berlin. Her elegantly sweeping handwriting exudes conscientiousness. Stanley also shows a ticket from August 1939 for the America Line from Hamburg to Southampton in New York. It feels odd to flip through her diaries.

    Jason Stanley’s biography and the story of his family closely tracks 20th century history. It is an exuberant narrative that allows but a single conclusion: fervent anti-fascism.

    Ilse Stanley is the central character in this narrative. Born in the Schlesian town of Gleiwitz in 1906, her father was an opera singer and later the senior cantor at the synagogue on Fasanenstrasse in Berlin. She became an actress, trained by Max Reinhardt at Berlin’s Deutsches Theater, and secured a minor role in Fritz Lang’s famous film "Metropolis.” She was an elegant Berlin woman who led a double life. She felt thoroughly German and used falsified papers to free more than 400 Jewish and political prisoners from the Sachsenhausen concentration camp just north of Berlin.

    Her son, Jason Stanley’s father, was born in 1932 and, as a small boy, he would watch Hitler Youth marches from this grandparent’s balcony overlooking Kurfürstendamm. He was amazed by the torches, flags and uniforms, and asked if he could join them. He saw the synagogue on Fasanenstrasse burning during the Night of Broken Glass, seeking safety in the car of Gustav Gründgens, an acquaintance of his mother’s. He was beat so badly by the Nazis that he suffered from epileptic seizures for the rest of his life. In 1938, Ilse’s husband, a concert violinist, received a visa for Britain and left his wife and son behind in Berlin. The boy was seven when he and his mother had to go into hiding as they waited for their visa to travel to the U.S. After the war, he became a professor of sociology and spent the rest of his life studying how societies can descend into evil. Jason Stanley’s resemblance to his father is astounding.

    Six years ago, Stanley published a book in the U.S. called "How Fascism Works: The Politics of Us and Them.” The German translation only appeared two months ago, a source of annoyance for Stanley. He also has German citizenship and says that he loves the country despite everything.

    So how does fascism work? Modern-day fascism, Stanley writes, is a cult of the leader in which that leader promises rebirth to a disgraced country. Disgraced because immigrants, leftists, liberals, minorities, homosexuals and women have taken over the media, the schools and cultural institutions. Fascist regimes, Stanley argues, begin as social and political movements and parties – and they tend to be elected rather than overthrowing existing governments.

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    Stanley describes 10 characteristics of fascism.

    First: Every country has its myths, its own narrative of a glorious past. The fascist version of a national myth, however, requires greatness and military power.

    Second: Fascist propaganda portrays political opponents as a threat to the country’s existence and traditions. "Them” against "us.” If "they” come into power, it translates to the end of the country.

    Third: The leader determines what is true and what is false. Science and reality are seen as challenges to the leader’s authority, and nuanced views are viewed as a threat.

    Fourth: Fascism lies. Truth is the heart of democracy and lies are the enemy of freedom. Those who are lied to are unable to vote freely and fairly. Those wanting to tear the heart out of democracy must accustom the people to lies.

    Fifth: Fascism is dependent on hierarchies, which inform its greatest lie. Racism, for example, is a lie. No group of people is better than any other – no religion, no ethnicity and no gender.

    Sixth: Those who believe in hierarchies and in their own superiority can easily grow nervous and fearful of losing their position in that hierarchy. Fascism declares its followers to be victims of equality. German Christians are victims of the Jews. White Americans are victims of equal rights for Black Americans. Men are victims of feminism.

    Seventh: Fascism ensures law and order. The leader determines what law and order means. And he also determines who violates law and order, who has rights and from whom rights can be withdrawn.

    Eighth: Fascism is afraid of gender diversity. Fascism feeds fears of trans-people and homosexuals – who aren’t simply leading their own lives, but are seeking to destroy the lives of the "normal people” and coming after their children.

    Ninth: Fascism tends to hate the cities, seeing them as places of decadence and home to the elite, immigrants and criminality.

    Tenth: Fascism believes that work will make you free. The idea behind it is that minorities and leftists are inherently lazy.

    If all 10 points apply, says Stanley, then the situation is rather dicey. Fascism tells people that they are facing and existential fight: Your family is in danger. Your culture. Your traditions. And fascists promise to save them.

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    Fascism in the U.S., Stanley says, has a long tradition stretching back deep into the last century. The Ku Klux Klan, he says, was the first fascist movement in history. "It would be misguided to assume that this fascist tradition simply vanished.”

    That tradition can still be seen today, says Stanley, in the fact that a democratic culture could never fully develop in the American South. That has now resulted in election officials being appointed in Georgia that aren’t likely to stand up to repeated election manipulation attempts by Trump followers. "Trump,” says Stanley, "won’t just spend another four years in the White House and then disappear again. These are not normal elections. They could be the last.”

    Some of Stanley’s friends believe he is overreacting. For antagonistic Republicans, he is likely the amalgamation of all their nightmares – one of those leftist, East Coast professors who holds seminars on critical race theory and lectures as a guest professor in Kyiv about colonialism and racism. At 15, he spent a year as an exchange student in Dortmund and had "Bader Meinhof” (with the missing second "a” in Baader) needlepointed onto his jacket. He went on to marry a Black cardiologist who was half Kenyan and half American. His children, who are nine and 13 years of age, are Black American Jews with German, Polish and African roots.

    He says that he reads Plato with them – the same Plato who says that democracy is impossible and ends in tyranny – because he wants them to understand how difficult democracy is, but also how strong. Stanley carries so many identities around with him that the result is a rather unique citizen of the world who is well-versed in numerous perspectives and in the world’s dark sides. Which hasn’t been enough to protect him from an ugly divorce. He is a philosopher who seeks to find order in the world’s chaos while finding support from the pillars of his identity.

    In her diaries, Ilse Stanley doesn’t write about the dark politics in the dark prewar years, instead looking at her own dark life. She writes about her husband who no longer speaks with her, treats her with disdain and cheats on her. She writes about her depression, her loneliness and her affairs. Ilse Stanley was divorced three years after World War II finally came to an end. She began a new life.

    IS PUTIN A FASCIST?

    Timothy Snyder speaks thoughtfully and quietly, but with plenty of confidence. Putin is a fascist. Trump is a fascist. The difference: One holds power. The other does not. Not yet.

    "The problem with fascism,” Snyder says, "is that it’s not a presence in the way we want it to be. We want political doctrines to have clear definitions. We don’t want them to be paradoxical or dialectical.” Still, he says, fascism is an important category when it comes to understanding both history and the present, because it makes differences visible.

    Lunchtime at the Union League Café in the heart of New Haven. The campus of Yale University begins on the other side of the street. Snyder, professor of Eastern European history, is one of the most important intellectuals in the U.S. He is an author, having written books like "Bloodlands: Europe Between Hitler and Stalin,” which examines the political violence in Ukraine, Belarus, Poland and the Baltics which killed 14 million people – at the hands of both Nazis and Communists. He is an activist, whose pamphlet "On Tyranny: Twenty Lessons from the Twentieth Century” became a global bestseller. And he is a self-professed Cassandra, having foreseen a Russian military intervention just weeks before the country’s annexation of the Crimea, in addition to predicting, in 2017, a Trump putsch attempt. When he met Volodymyr Zelenskyy in Kyiv in 2022, the first thing the Ukrainian president told him was that both he and his wife had read "On Tyranny.”

    Putin, says Snyder, has been quoting fascist thinkers like Ivan Ilyin for 15 years. The Russian president, he continues, is waging a war that is clearly motivated by fascist motives. It targets a country whose population Putin considers to be inferior and a state that he believes has no right to exist. And he has the support of an almost completely mobilized society. There is, Snyder writes, a cult surrounding the leader, a cult surrounding those who have fallen in past battles and a myth of a golden empire that must be reestablished through the cleansing violence of war.

    A time traveler from the 1930s, Snyder wrote in a May 2022 article for the New York Times, would immediately recognize Putin’s regime as fascist. The Z symbol, the rallies, the propaganda, the mass graves. Putin attacked Ukraine just as Hitler attacked the Soviet Union, Snyder wrote – as an imperial power.

    But Putin’s version of fascism, the historian argues, also has post-modern characteristics. Post-modernism assumes that there is no such thing as truth, and if there is no truth, then anything can be labeled as truth. Such as the "fact” that the Ukrainians are Nazis in addition to being Jewish and gay. The decision as to what truth is and who defines it is made on the battlefield.

    The paradox of Putin’s fascism – Snyder refers to it as "schizo-fascism” – is that he claims to be acting in the name of anti-fascism. The Soviet Union under Stalin, he says, never formed a clear position on fascism, and even allied itself with Nazi Germany in the form of the Hitler-Stalin pact, thus fueling World War II. After the war, though, the Soviet Union didn’t just declare Nazi Germany fascist, but also all those by which the leadership felt threatened or those it didn’t particularly like. "Fascist” became just another word for enemy. Putin’s regime feeds off that Soviet past: Russia’s enemies are all declared fascists. And it is precisely in Putin’s supposed anti-fascism, argues Snyder, that his fascism can be seen. Those who label their enemies "fascists” and “Nazis,” provide a justification for war and for crimes against humanity.”’Nazi’ just means ’subhuman enemy’ – someone Russians can kill,” he wrote.

    A Putin victory would be more than just the end of democratic Ukraine. "Had Ukraine not resisted, this would have been a dark spring for democrats around the world,” Snyder concluded. "If Ukraine does not win, we can expect decades of darkness.”

    Snyder is from Dayton, Ohio, located right in the middle of the "flyover zone.” His parents are Quakers, former members of the Peace Corps with a weakness for Latin American revolutionaries. Ivory tower colleagues like Samuel Moyn of Yale Law School believe that Snyder suffers from "tyrannophobia.” Others think he is paranoid. Snyder says that hardly anyone at the time predicted World War I or the Holocaust. Things are possible, he argues, that cannot be seen in the present.

    If Trump win the election, he believes, organized resistance will be the result. Would Trump then send in the FBI or even the military to quell such unrest? What might happen to state institutions? Snyder believes the economy would collapse and institutions like the FBI and the military could be torn apart by conflicts. A few weeks ago, Snyder wrote on the newsletter platform Substack: "Old-guy dictatorship involves funeral planning.” Trump, Snyder argues, is afraid of dying in prison or being killed by his opponents. Autocracies are not forever, and the defeat of autocrats is closely linked to their end.

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    How, though, was the rise of Trump made possible in the first place? How can it be that a democracy plunges so deeply into irrationality?

    First, says Snyder, Trump’s career is based on a bluff. He was never a successful businessman, Snyder argues, and he only found success as an entertainer, as a television personality. He knows what you have to do to reach people, which, Snyder says, is an important prerequisite for a developing charismatic leader. It is precisely this talent that makes him so successful on social media platforms, where emotions are all that matter – the feeling of "them or us.”

    Second: Social media influence our perceptive abilities, Snyder says. Indeed, the academic argues, they themselves have something fascist about them, because they take away our ability to exchange arguments in a meaningful way. They make us more impatient and everything becomes black or white. They confirm that we are right, even if our positions are objectively false. They produce a cycle of anger. Anger confirms anger. And anger produces anger.

    Third: The Marxists of the 1920s and ’30s, Snyder says, believed that fascism was merely a variant of capitalism – that the oligarchs, as we would call them today, made Hitler’s rise possible in the first place. But that’s not true, Snyder argues. Big Business, of course, supported Hitler’s grab for power because they hoped he would liberate them from the labor unions. But most of the oligarchs didn’t support his ideas. "So there is a funny way in which the Marxist diagnosis, I think, is now true in a way that it wasn’t a hundred years ago,” says Snyder, “but there aren’t many proper Marxists left to make this argument.”

    One of these new oligarchs, Snyder points out, is Elon Musk. Nobody, he says, has done more than him in the last year and a half to advance fascism. He unleashed Twitter, or X, and the platform has become even more emotional, says Snyder, more open to all kinds of filth, Russian propaganda in particular. Musk, Snyder says, uses the platform to spread even the most disgusting conspiracy theories.

    Like Robert Kagan, Snyder also believes that democracies have underestimated the danger posed by fascism because they believed for too long that there is no alternative to democracy. "Gerhard Schröder tells us Putin is a convinced Democrat, right? It’s an obvious lie, but you can believe it only if you believe there is no alternative to democracy.” The result, he says, is that "Germany has been supporting this fascist for a long time while being concerned about Ukrainian fascism.”

    IS FASCISM A PROCESS?

    Paul Mason lives in one of those central London neighborhoods that was repeatedly struck by German rockets during World War II. Which is why there are entire blocks of new buildings from the 1950s and ’60s among the old rowhouses. In Europe, fascism and its consequences are never far away.

    Mason is a figure that used to be more common: an intellectual in a center-left party. He is from the working class and was the first in his family to attend university. He has made films for the BBC and worked for Channel 4, he wrote a column for the Guardian and works on Labour Party campaigns.

    His books are characterized by big ideas and the broad horizons they open up. "How to Stop Fascism: History, Ideology, Resistance” is his best-known work – dark, alarmist and combative. But in contrast to Kagan, Snyder and Stanley, he was a real Antifa activist who took to the streets in the 1970s and ’80s against the skinheads.

    Fascism, according to the core of Mason’s argument, is the "fear of freedom triggered by a glimpse of freedom.” Just as the fascist movement of the 20th century was a reaction to the labor movement, he writes, neo-liberalism has today, on the one hand, dissolved postwar societies, destroyed the power of the labor unions and annulled the privileges of the primarily white and male working class. On the other hand, women have acquired more influence and Western societies have become more pluralistic. The consequence: the collapse of common sense.

    Mason is interested in something he calls, citing the historian Robert Paxton, the "fascist process.” Fascism, he says, is not static. Rather, it is a type of "political behavior” that feeds off its own dynamism and is not reliant on complicated ideologies. Fascism, it would seem, can be rather difficult to grasp. Just like Stanley, Mason uses a checklist. Somehow, the chaos of fascism must be forced into order.

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    Here is Mason’s 10-point "fascist process”: A deep crisis starts things off – such as the loss of World War I for the Germans early last century or, today, the cluster of recent crises including the financial crisis, migration, COVID and climate change. Such crises produce, second, a deep feeling of threat and the loss of sovereignty. Then, third, come suppressed groups that begin to rise up: women, climate activists, Black Lives Matter activists. People trying to find a path to the future through the crisis.

    That triggers, fourth, a culture war. Fifth, a fascist party appears. Sixth, panic develops among members of the middle class, who don’t know whether to succumb to their fears of losing prosperity or to their fears of the radical right. Seventh, the rule of law is weakened in the hope that it might pacify the developing conflicts. Eighth, a weakened left begins arguing about with whom to form alliances in an effort to stand up to the radical right wing. Similar to, ninth, the conservative wing’s handwringing about the degree to which the right wing must be accommodated in order to contain them. And once all those steps have taken place, the hour of fascism has struck. Point 10, the end of democracy. The fascists make up the societal elite.

    All of that seems rather schematic, which is how it is intended. But aren’t all Western societies familiar with the steps Mason has sketched out? Hasn’t the feeling that the government can no longer control the borders advanced deep into the center of society? The fear of vaccination mandates? The fear of shifting gender identities, the favorite target of the right wing, along with animosity toward the German draft law intended to make it easier for trans-people to change their genders? The fear of a shift toward the radical climate activists and toward people who fight against racism? The culture war is real – it is already underway. We are right in the middle of Mason’s "fascist process.”

    The foundation of the fascist process can today be found online and the networks that have developed there. That is where the fantasies are developed that fuel the process. End-of-the-world delusions. The dream of restoring a national greatness that never actually existed. The idea that our world is heading for an unavoidable ethnic war. And that it is necessary to get ready for the coming battle.

    AND THE CONSERVATIVES?

    Thomas Biebricher, a professor for political theory and the history of ideas in Frankfurt, has an unusual job: He is one of the few political scientists in Germany who focuses on conservatism.

    Germany’s Christian Democratic Union (CDU) is one of the most successful conservative parties in Europe. It is a party born during the postwar period and rooted in the realization that fascism was made possible in part due to the lack of a commitment to democracy.

    The CDU, Biebricher argues in his large study called "Mitte/Rechts” (Center/Right), which appeared last year, has become the exception in Europe. Everywhere else, including in Italy, France and the United Kingdom, the conservative camp has almost completely disintegrated, with center-right parties having lost the ability to integrate the right-wing fringe. Italy was first, when Silvio Berlusconi took over the right with his Forza Italia party – and today, the post-fascists under Prime Minister Giorgia Meloni are in power. In France, Gaullism, which held sway in the country for decades, has become little more than a fringe phenomenon while Marine Le Pen has become President Emmanuel Macron’s primary challenger. And in Britain, the Tories lost votes to the right-wing populists behind Nigel Farage in the last election.

    The term "fascism” only seldom appears in "Mitte/Rechts.” Why? "Because it doesn’t add anything analytically or politically, it immediately sparks the final level of escalation,” he says. Biebricher teaches in Frankfurt, but lives in the Berlin neighborhood of Prenzlauer Berg. He shares an office with the organizers of a literary office.

    Conservatism, Biebricher says, is one of the three large political currents of the modern era, along with socialism and liberalism. Born out of the aristocratic and clerical resistance to the French Revolution, it has, the professor argues, diminished over the years to a simple desire to put the brakes on progress. While socialism and liberalism strive toward the future, conservatism is eager to preserve as much of the present as possible. Even if that present is the future that it was recently fighting against.

    But ever since the Eastern Bloc collapsed and the speed of technological and societal change has increased, says Biebricher, the principle of pragmatic deceleration is no longer working. Some conservatives see the world passing them by and have given up. Others have begun to fantasize about a past that may never have existed but which seems worthy of defending – "Make America Great Again,” "Make Thuringia Great Again.” Conservatism, he argues, has fragmented into a number of different streams: pessimists, pragmatists and the radicals, who aren’t actually conservative anymore because they have abandoned the traditional conservative value of moderation.

    "Those who are eager to brand the radicals as fascists,” says Biebricher, "should go ahead and do so. The term primarily targets the past and doesn’t reflect what is genuinely new. It primarily serves to create distance.”

    The authoritarian conservatives, says Biebricher, have dispensed with all of the historical trappings of fascism, instead attempting to rebuild liberal democracy to their liking. "But I would use the term when it comes to Trump and his MAGA movement – because the storm of the Capitol was actually an attempt to violently overthrow the system.”

    But this kind of violence can be seen everywhere, says the Austrian political scientist Natascha Strobl. It merely manifests itself differently than it did in the 1920s, when, early on in the fascist movement in northern Italy, gangs of thugs were going from village to village attacking farmer organizations and the offices of the socialist party, killing people and burning homes to the ground. Today, says Strobl, violence is primarily limited to the internet. "And it is,” says Strobl, "just as real. The people who perpetrate it believe they are involved in a global culture war, a struggle that knows no boundaries. An ideological civil war against all kinds of chimeras, such as ’cultural Marxism’ or the ’Great Replacement.’”

    Strobl writes against the background of Austria’s recent past, which saw the party spectrum change in the 1990s in a manner similar to Italy’s, with the Freedom Party of Austria (FPÖ) growing in strength, a party that didn’t just exude characteristics of right-wing populism, but also maintained ties to the radical right, such as the right-wing extremist Identitarian Movement. And despite all of the scandals that have rocked the party, it is again leading in the polls. Parliamentary elections are set for late September, and an FPÖ chancellor is far from unrealistic. Strobl herself has been the target of threats for many years, even finding a bullet hole in her kitchen window on one occasion.

    POPULISTS OR FASCISTS?

    The accusation of fascism is the most potent weapon in the arsenal of democratic discourse. It is, says political scientist Jan-Werner Müller, the last card that one can play to wake people up and warn them of the gathering storm. But, he argues, it is not particularly useful as a category for describing the political developments of the present. That which reminds some people of fascism, he says, is actually right-wing extremist populism. And the "F-word” isn’t adequate for describing the phenomenon. Indeed, he says, it is so inadequate that it may even serve to reduce the urgency because the comparison with the 1930s seems so implausible and alarmist.

    Müller has been teaching at Princeton University in New Jersey since 2005. He has produced one of the most influential theories on populism, and he is the only German author in the widely discussed anthology "Did It Happen Here? Perspectives on Fascism and America,” which was published in the U.S. in March.

    Historical fascism, says Müller, is rooted in the massive violence of World War I. Its initial promise was the creation of a new human being in a nation of ethnic peers. It celebrated violence as a source of meaning, and death on the battlefield as not only necessary, but as a fulfillment of humanity. It was, argues Müller, a blueprint for anti-modernity, a thoroughly mobilized and militarized society with a cult of masculinity. An ideology which assigned women one single role, that of child-bearer. It was a movement that presented itself as a revolution – one that promised not only national rebirth but also a completely different future.

    Müller sees little of that in today’s right-wing political movements. What he does see, he says, is a right-wing extremist populism that reduces all political issues to questions of belonging and portrays opponents as a threat, or even as enemies. It is a movement that wants to turn back the clock, a movement without a utopia.

    The fascism debate has become stuck in the question of "Weimar” or "democracy”? But, he says, it is possible to imagine a different path. You have to think in your own era, says Müller. Which does not mean that there are no dark clouds on the horizon. Populism can also destroy democracy, as it has in Hungary, and it has the potential to trigger racist radicalization.

    But how should democracies deal with the populist threat? "There are two extremes,” says Müller, "and both are wrong.” The first extreme is complete exclusion. "Don’t talk to them.” That strategy only serves to confirm the narratives of such parties, which claim that they are the only one’s speaking the truth. "Look at how the elite are treating us. They are ignoring us!”

    But the other extreme is just as misguided. Believing that populists are telling the truth about our society and handing them a monopoly over our "concerns and needs.” That, says Müller, only leads to a legitimatization of their positions – to trying to keep up and joining them in unconditional coalitions. Müller refers to this path as the "mainstreaming of right-wing extremism – a development that can be seen virtually everywhere in Europe.”

    What is the correct path? "To talk with them, but to avoid talking like them.” It is possible to discuss immigration, he says, without talking about vast conspiracy theories like the Great Replacement,” which holds that former German Chancellor Angela Merkel intended to replace the German people with the Syrians. It is important, he says, to set aside the moral cudgel and make clear: "We are prepared to treat you as a legitimate part of the political landscape if you change your behavior.” Müller says even that is a slightly paternalistic, didactic approach, but that’s not forbidden in a democracy. Particularly given that there is plenty of debate about where, exactly, the red lines run that may actually strengthen democracy.

    There is one thing, though, he argues, that makes the situation more complicated. Democracies and their leaders long thought that they had a systematic advantage. That democracy is the only political system that can learn and correct its own mistakes. Today, when authoritarian systems emerge, he says, we tend to underestimate them. When Viktor Orbán appeared and turned Budapest, as Müller describes it, into a kind of Disneyland for the new right, many thought for far too long that things would take care of themselves as they always had. "As an ardent fan of FC Cologne, I know from experience that things don’t always go well.”

    But right-wing populist politicians are also capable of learning: They shun images that remind people of the 20th century, says Müller. They avoid large-scale repressions. They limit press freedoms but maintain a couple of alibi newspapers. They rule such that they can always say: "We are democrats. Come to Budapest. Is this what fascism looks like?”

    Orbán refers to his government as an "illiberal democracy.” Hungary continues to hold elections, but media pluralism is a thing of the past as are fundamental democratic rights such as freedom of opinion and assembly. Müller says that Orbán’s Hungary should not be seen as a "democracy” just because he is still popular among many Hungarians. Doing so would mean that his critics could only argue in the name of liberalism. And that is exactly what illiberals want, says Müller. But if he is shown to be a kleptocrat and an autocrat, that is when things could grow uncomfortable for Orbán.

    And what about Germany, a country Müller sees as the motherland of robust democracy? Are the country’s defenses not failing in the face of the AfD?

    "In Germany,” he says, "a more nuanced toolkit is available.” You can ban state party chapters or individual organizations, and you can also strip politicians of certain rights, says Müller. You don’t have to immediately ban an entire party. "You can demonstrate to those elements of the party that haven’t become completely radicalized: ’People, we are showing you where the limits of democracy lie.’ And maybe that can trigger a moderation.” That, too, is a didactic approach, but democracy is ultimately allowed to declare its principles and defend them. "If the party pursues the Höcke path, then it may ultimately have to be banned,” says Müller, referring to Björn Höcke, the ultra-radical head of the AfD state chapter in Thuringia.

    But hasn’t the party grown too large for that? "Not necessarily. It would, to be sure, produce political martyrs. But right-wing populists pose as victims anyway.”

    AND THE DEMOCRATS?

    Sometimes, the debate about the threats facing democracy can give the impression that evil spirits have suddenly been let loose on the world. An attack of the lunatics, a storm of irrationality, an impending relapse into barbarianism. An onslaught that must be fended off with united forces using the biggest guns available. All of that is a reasonable conclusion and it sounds both logical and correct, but might it be that democracies and democrats have also had a role to play in the rise of their enemies?

    Philip Manow, born in 1963, is a political science professor at the University of Siegen. His most recent book, which was published by Suhrkamp in May, takes a closer look at the future of liberal democracy. Manow is a provocateur, and he quotes Paul Valéry, the philosopher, who wrote: “That which has always been accepted by everyone, everywhere, is almost certain to be false.” Manow says: The problem isn’t populism, it is liberal democracy itself.

    We met for lunch in late-July at the restaurant inside Cologne’s Museum Ludwig – an encounter that turned into a two-and-a-half-hour deconstruction of the political discourse.

    A liberal democracy, as Jan-Werner Müller also says, consists of more than just free elections with ballots cast in secret. It is shaped by the idea of human dignity and other universalist ideas. It is rooted in the separation of powers, freedom of opinion, press freedoms, the protection of minorities, the independence of its institutions and the rule of law. It must be robust, which is why, Manow says, democracies are equipped with a high court and domestic intelligence agencies designed to protect the constitution – along with the possibility, though the hurdles are high, of banning political parties. There is also, he says, a kind of political dictum that democracies and its parties erect a kind of firewall against the enemies of democracy.

    Liberal democracy, says Manow, sees itself as the product of lessons learned in the first half of the 20th century. On the one hand, the tyrants must be prevented from securing parliamentary power. The events of 1933 Germany must not be repeated. On the other hand, the abyss of the Holocaust, the political scientist continues, led to the establishment of a catalog of human rights by the newly established United Nations as a path to a better world. But the human rights discourse only experienced a breakthrough starting in the 1970s, when communism was definitively discredited by the publication of Alexandr Solzhenitsyn’s anti-Stalin tract "The Gulag Archipelago” and when the West lost its shine in the wake of the Vietnam War, Watergate and the Civil Rights Movement.

    The resulting vacuum of ideals was, says Manow, filled with the idea of human rights universalism as the final utopia – one that didn’t just become a reference point for dissidents in the Eastern Bloc but also came to shape the debate in Western democracies. The institutional manifestation of this debate following the collapse of communism, says Manow, was ultimately decisive. The nations of Eastern Europe took their cue from the liberal-democratic model of Western countries, particularly the German version with its strong constitutional defenses. At the same time, European integration progressed in the 1990s, with borders opening up and a joint currency being introduced. The EU increasingly defined itself as a community of shared values, led primarily by the rule of law and the court system.

    Populism, says Manow, should primarily be seen as a counterreaction – as an illiberal democratic response to an increasingly undemocratic liberalism. The political-economic upheavals, whether it was the Euro crisis in 2010 or the migration crisis starting in 2015, put wind in the sails of the populist parties, says Manow, because there was no meaningful opposition within the established parties to policies declared by Merkel (and elsewhere) as being without alternative. Indeed, Merkel herself, he says, became just as inevitable as her policies. When elections were held, the primary question on the ballot was what party would become her junior coalition partner. "That paved the way for the AfD.”

    Liberal democracy, says Manow, responded robustly with an arsenal of morally charged values. The populist problem was to be resolved through the judiciary, a strategy adopted without considering the possibility that using law as a replacement for politics was perhaps part of the problem.

    But that is a dangerous development in Manow’s view because the political battlefield was brought into the courtroom. The judiciary itself becomes politicized. Ultimately, the high court morphs into just another party-political body, says Manow, like the Supreme Court in the U.S., where in many instances, justices vote along the lines of the party that nominated them. Those who stand for positions that find no place in the institutions, however, develop a kind of fundamental opposition: "The system is ailing and broken and the whole thing must go.”

    Instead of legal system, the focus should be returned to electoral principles, says Manow. A body politic includes people with a variety of opinions, convictions and values. There is, unfortunately, no better way, he says, than allowing the people to decide on controversial issues following a public debate. Competition among political parties, elections and public discourse, Manow says, make up the fundamental mechanism of stability in democracies. Liberal democracy, the political scientist argues, produces its crises, while electoral democracy processes those crises.

    And what if the populists win the elections? Wait it out, says Manow. Those who believe that voters are fundamentally complicit in their own disempowerment should stay away from democracy, he says. Poland showed that it is possible to vote populists out of power. Orbán suffered significant losses in the European elections. And up until a month ago, it looked like Trump would be the next president of the U.S. Nothing is as certain as it seems. Trump, not Biden, is now the one who looks like a doddering old man – weird, in fact. Kamala Harris’ strategy: a rejection of gloom and hate. An approach of uniting rather than dividing, with a happily relaxed tone, positivity and an undertone of gentle derision. Looking forward rather than backward.

    THE VERTIGO MOMENT

    The Bulgarian political scientist and adviser Ivan Krastev spends his summer vacations on the Black Sea. In the evenings, his son and his son’s friends play games, and last year their game of choice was "Secret Hitler.” It is certainly possible that Krastev gave them the game to see what would happen. It was his son who said that it was more fun to be a fascist in the game. Why? Because the fascists play as a team, and because the democrats are their own worst enemies, paralyzed by distrust and mutual suspicions. The game, says Krastev, clearly shows why the populists win. Not because they are so strong, but because the democrats are so confused. They want the right thing, but they frequently make the wrong decisions.

    Berlin, the Grand Hyatt Hotel on Potsdamer Platz. Krastev, born in 1965 and a fellow at the Institute for Human Sciences in Vienna, is on his way to Poland via the German capital. He is someone political leaders call when things are complicated. German Chancellor Olaf Scholz and Economy Minister Robert Habeck have both met with him in the past and he is in demand in other capitals as well as one of the continent’s most interesting thinkers, an analyst who pulls the world apart for them before then reassembling it. For his part, he sees himself more as the kind of uncle that exists in every Bulgarian village, the guy who others find both funny and clever. A person who others come to when they need advice, almost like going to the psychiatrist. Listen, Krastev says in his rapid, Bulgarian-accented English, what he is going to say may be rather interesting, but it might not actually be true.

    “Listen, he says, I think we are dealing with something that I would call the other ’Extinction Rebellion.’” The "Great Replacement” right wing, he believes, cannot be understood without looking at demographic developments and especially the fears they trigger. That, for years, has been Krastev’s greatest focus. People cross borders, some on their way in, others on their way out. European societies are aging. And birthrates are falling, without, Krastev says, anyone offering a plausible explanation as to why.

    “It’s the fear of disappearing,” he says. The fear of “one’s own language and culture vanishing.” The fear that migrants could change political realities by voting for those who were allowed to come into the country. That the many new people will change life and change the cities – and that those who have long been here will be stuck, because the newcomers can simply leave if they don’t like it anymore, while they are damned to stay. Everything shifts, says Krastev, the relationships of people to each other and to their own country. The racist fantasies that result, Krastev believe, can certainly be interpreted as a new form of fascism, as the fascism of the 21st century.

    What now unites society, from the left to the right, he says, is their feeling of impending doom. Which is challenging for democracy. If fascism is knocking on the door, Krastev says, then urgent action is necessary, but democracy depends on compromise, which takes time. While democracy may not really have clear ideas for the future, he says, it definitely wants to prevent the past from becoming that future.

    Krastev says that he searched long and hard for a metaphor for our times before finally finding it in Milan Kundera’s "The Unbearable Lightness of Being,” an Eastern European author, of course. Europe, says the Bulgarian, is experiencing a vertigo moment. Vertigo essentially means fear of heights, dizziness on the precipice, the fear of plunging into the depths. But Kundera has a different definition of vertigo: As the emptiness beneath us that lures and seduces us. We want to fall, yet desperately fight against it. There is, says Krastev, this right-wing desire to finally put an end to everything, to Europe; a feeling that everything must fundamentally change. A century ago, fascism had an agenda and a promise: Mussolini propagated an imperial Italian future while Hitler promised to expunge all that was foreign. The new parties, though, says Krastev, don’t have such a vision. They only have suicidal fantasies.

    Never mind the fact that most populists, Krastev believes, don’t even believe that they will ever hold power. They often win by chance. Brexit? Bad luck. Trump? Also. "It’s as if the right wing just date their fears the whole time, and one day, they’re married to them.” The paradox, Krastev believes, is that fascists suspect that the other side might actually be right. Which is their greatest fear.

    Fascism in the 20th century was rooted in dread of the evil other – the communists, the Jews, the enemies. Fascism in the 21st century is rooted in fear. What is the difference between dread and fear? During the pandemic, people dreaded the virus, a deadly attacker. There was an enemy that could be identified. But fear is less specific. There is no clear attacker, it is inside oneself, and in a certain sense, says Krastev, it is the fear of oneself.

    Krastev says that he has developed patience with politicians. The world is changing quickly; things happen, and politicians must respond with decisions. But that doesn’t mean that their decisions will solve the problems. Politics, Krastev believes, is learning to live with the problems, and politics knows no clear victories. Politics is the management of panic. A battle against vertigo, the endless emptiness beneath us.

    So if this fear within is the precondition for modern-day fascism, could any one of us become a fascist? It is, says Krastev, interesting to watch what happens when people play "Secret Hitler.”

    Captain Höcke

    Greiz, a town deep in Germany’s east, south of Gera and west of Zwickau, calls itself the "Pearl of Vogtland,” as the region is called. It is a beautiful town with a castle on the rocks above and another down below on the banks of the river. The Thuringian chapter of the AfD is holding its summer festival here, with blue balloons and a bouncy castle. It is in the heart of Björn Höcke’s electoral district.

    The posters for the event include a photo of Höcke where he looks a little bit like Tom Cruise in "Top Gun.” He is wearing mirrored sunglasses, a bit like aviator sunglasses. And if you look closely, you can see a passenger plane reflected in the lenses. It takes a bit for the penny to drop. The plane is supposed to be a deportation flight of the kind Höcke is constantly talking about, a flight taking illegal immigrants back where they came from once the AfD secures power. As if Captain Höcke were flying the plane himself. Did AfD finally discover irony? Or is it just weird?

    Greiz looks like many other towns in eastern Germany. Nice looking and clean, but seemingly devoid of people. Almost 40,000 people lived here in 1970, but now the population is just over 20,000. There isn’t much life on the streets of the old town, almost as though the townsfolk still believe they are living in a dictatorship and have elected to remain in the safety of their own homes. It isn’t difficult to imagine a resident of a western German city quickly growing lonely here and perhaps even entertaining radical thoughts. On the other hand: Wouldn’t a Greiz native also feel rather lost in Hamburg?

    Around 500 people have gathered in the castle gardens on the shores of the river. There are a few hooligans, some Identitarians with their severely parted hair and polo shirts, rockers with Trump T-shirts, militia types and vaccine truthers who look like aging hippies. Beyond that, the crowd includes people from the working class and middle-class laborers. The police presence is not overwhelming.

    The sun is shining, some are sipping beer – real Thuringians. The mood is neither hostile nor inflamed. Perhaps that has something to do with the fact that the Antifa has only been allowed to hold their counter-protest across the river. In other cities, as colleagues have said, things can get wild.

    Höcke’s appearances in the media are often tense, his eyes flickering with panic and disgust. Here in his electoral district, though, he exudes control. He is, it must be granted, a good speaker and holds forth without notes. He seems to feel right at home on stage. He is wearing jeans and a white shirt, and he begins his speech by talking about the Olympic Games that just got started two days ago. His focus is the scene during the opening ceremony in which drag queens and trans-people, as Höcke describes them, portray da Vinci’s "Last Supper.” It is, the AfD politician insists, an expression of "what is going fundamentally wrong not just in this country, but in all of Europe and the West.” He speaks about the self-hatred of Germans and Europeans and of wanting to overcome European culture and identity. "There is no self-hatred with the AfD. Period. Those who feel a sense of self-hatred should go to a therapist.”

    The German manner in which he says terms like "drag queens” and "trans-gender models” clearly expresses his disgust. He speaks of the widespread decadence in the West and of the urge "to shred our gender identity.” In his speech, he is constantly sending people into therapy. And to those who have their doubts about there only being two biological genders, he says: "My recommendation is that you just open your pants and see what it looks like down there.” Applause.

    Much of his speech focuses on the destruction of "European culture,” the destruction of what is "normal.” He talks about the schools and the childcare centers, about the new draft law in Germany that will make it easier for people to change their genders, about public broadcasters, about freedom of opinion and about the German government’s coronavirus policies, which he portrays as a state crime. And he focuses on migration as the mother of all crises, one which, he says, has transformed Germany into the world’s welfare office. For airplanes full of migrants, he says, only permission to take off will be granted in the future, not to land.

    Höcke’s speech flirts with what allegedly cannot be said and can only be hinted at. As though there was a secret and dangerous truth. "You know what I’m talking about,” he says. Or: "I want to express myself diplomatically.” Or: "You’re not allowed to say that.” Or: "I don’t have to expound on that.” Dark powers are out and about that are targeting him and targeting Germany, that is his message. In conclusion, he warns his listeners in Greiz to avoid voting by mail. He tells them to only go to their polling station late in the day and to remain there as the votes are counted – and to report any irregularities to the AfD. He also tells them to make sure that the care-worker in the retirement home doesn’t fill out grandma’s ballot. You know what I’m talking about.

    It is all rather perplexing. Back in Berlin, Ivan Krastev makes one of his Krastevian jokes. An American judge, he relates, once said that he may not be able to define pornography, "but I know it when I see it.” The reverse is true with fascism, says Krastev: It is simple to define, but difficult to recognize when you see it.

    The "F-word.” F as in fascism or F as in "Fuck you.” It is permissible, as a court in Meiningen ruled, to refer to Höcke as a fascist. The question remains, though, what doing so actually achieves.

    https://www.spiegel.de/international/zeitgeist/finding-the-secret-hitler-how-fascism-begins-a-32c1f376-0086-45b3-bab9-35734

    #fascisme #populisme #Putin #Trump #Hitler #Orban #Orbán #Secret_Hitler #Jason_Stanley #mythe #passé_glorieux #mythe_national #pouvoir_militaire #propagande #vérité #science #menace #mensonge #hiérarchie #racisme #supériorité #droits #loi #ordre #genre #LGBT #homophobie #villes #urbanophobie #urbaphobie #travail #charactéristiques #it_has_begun

  • « La fascination pour l’Egypte antique crée une mythologie qui nourrit des pensées suprémacistes » | entretien avec Jean-Loïc Le Quellec
    https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2024/06/30/la-fascination-pour-l-egypte-antique-cree-une-mythologie-qui-nourrit-des-pen

    Cette #égyptomanie se nourrit d’une association récurrente dans nos imaginaires, selon laquelle les grands monuments sont forcément le fait de grandes civilisations. A cette grandeur visible s’ajoute un ésotérisme vivace, fondé sur l’idée d’une #décadence continue des civilisations depuis la grandeur incarnée par l’indépassable sommet qu’aurait constitué l’Antiquité égyptienne.

    Les divinités à tête animale, les sarcophages et les hiéroglyphes attesteraient d’une science #sacrée, tenue secrète et qui nous serait devenue inaccessible. L’aura orientaliste acquise par ces grands mystères égyptiens donne lieu à une série de conceptions ayant conduit les occultistes à la recherche de cette science sacrée, et les francs-maçons à orner leurs temples de décors « pharaoniques » par exemple.

    De ce même substrat naîtront deux courants aux antipodes, ceux de « l’Egypte blanche » et de « l’Egypte noire ». Quand ces appropriations apparaissent-elles ?

    Une première branche provient des savants blancs occidentaux et distingue une Egypte « caucasienne » d’une Afrique « noire » incapable de produire la moindre grande civilisation. Les tenants de cette vision, qui va irriguer la croyance de supériorité raciale des #suprémacistes blancs, entendent démontrer que les ancêtres de la civilisation occidentale constituaient les classes royales de l’Egypte antique, où les Noirs n’auraient été qu’esclaves. Ainsi, au milieu du XIXe siècle, l’égyptologue américain d’origine anglaise George Robin Gliddon (1809-1857) ponctuait ses conférences par un démaillotage de momies afin de montrer leur origine « caucasienne ».

    Sous l’impulsion d’anthropologues britanniques, ce courant prendra le visage d’un « panégyptianisme », qui est une forme d’hyperdiffusionnisme consistant à ne voir les évolutions culturelles qu’à travers cette matrice originelle. Un des principaux promoteurs de cette idée sera l’archéologue Grafton Elliot Smith (1871-1937), dont les livres entendent démontrer que l’Europe a été civilisée par l’Egypte ancienne, tout en défendant la supériorité du Blanc sur le Noir.

    Il est frappant de constater que le courant afrocentriste puise dans les mêmes arguments, mais en les inversant…

    En effet, ce mythe blanc a été inversé par les Afro-Américains abolitionnistes. Des pasteurs noirs vont défendre la thèse similaire de l’Egypte comme sommet civilisationnel, mais la retourner en créant un mythe alternatif puisé dans la Bible. Ils s’appuient en particulier sur les figures noires de l’Ancien Testament que sont Cham (ancêtre légendaire d’Afrique du Nord) et Kouch (celui des Kouchites, ou Nubiens), deux descendants de Noé, pour identifier des ancêtres fondateurs de l’Egypte antique.

    Gims a directement repris cette construction lorsqu’il a affirmé : « A l’époque de l’empire de Kouch, il y avait l’électricité. » Une telle conception a survécu dans certaines formes d’afrocentrisme, courant pluriel qui a émergé au XXe siècle en vue de réécrire l’histoire du continent depuis une perspective propre, dont certaines branches racistes, voyant par exemple la supériorité noire dans la mélanine et affirmant que les Blancs seraient des albinos boutés hors d’Afrique, vont utiliser le mythe de l’Egypte noire dans une visée également suprémaciste.

  • « No parking, no business » en centre-ville : un mythe à déconstruire
    https://theconversation.com/no-parking-no-business-en-centre-ville-un-mythe-a-deconstruire-2241

    À cet égard, l’exemple le plus frappant est celui de Nancy, où les commerçants interrogés croyaient que 77 % de leurs clients venaient en voiture : c’est en réalité le cas de… 35 % d’entre eux. Ils imaginaient également que les piétons ne représentaient que 11 % de leur clientèle, contre 39 % dans les faits, et que 1 % s’y rendaient à vélo, alors que les cyclistes composent 13 % de leurs acheteurs.

    Cette surestimation a pu être observée dans beaucoup d’autres villes. Dans ce contexte, il est peu surprenant que les commerçants craignent plus que tout les projets de réduction de la place de la voiture.

    Les raisons de ce biais sont diverses. En France, les commerçants font partie de la catégorie socioprofessionnelle qui utilise le moins les mobilités alternatives. Eux-mêmes se déplaçant beaucoup en voiture, ils semblent calquer leur cas personnel sur l’ensemble de leur clientèle.

    Autre explication à ce biais : les automobilistes sont globalement assez « râleurs » et expriment fréquemment leur mécontentement auprès des commerçants vis-à-vis des conditions de circulation ou de stationnement. Nous avons tous déjà entendu un client annoncer « on ne peut plus se garer dans le quartier » à peine la porte du commerce poussée. Les commerçants l’entendent cinq fois par jour.

    A contrario, les piétons formulent bien moins souvent ce genre d’agacement, alors même que les cheminements sur les trottoirs laissent bien souvent à désirer (présence d’obstacles, de poubelles… voire d’automobilistes stationnés sur le trottoir !).

    Enfin, cette surestimation peut comporter une part de bluff : surjouer le rapport de force dans l’espoir d’obtenir des compensations de la part de la municipalité. À Madrid, les commerçants ont dénoncé lors de l’instauration d’une ZFE une perte de chiffre d’affaires consécutive de 15 %. Après analyse des données réelles, le chiffre d’affaires du quartier avait en fait augmenté de 8,6 % au bout d’un an.

  • Carte à la une. Déconstruire un récit impérial : le mythe Sykes-Picot — Géoconfluences
    https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/sykes-picot

    Très bon article

    La carte dite de Sykes-Picot (1916) est souvent présentée comme l’illustration la plus flagrante de l’impérialisme européen au Moyen-Orient et de la manière dont les frontières y ont été tracées arbitrairement. En replaçant cette carte dans son contexte historique, l’historiographie récente nuance cette idée. Exagérer son importance revient à occulter la longue histoire des frontières et tend à faire oublier que ce mythe est lui-même en partie hérité des discours impériaux.


    #cartographie #colonisation #géopolitique

  • Des #mines pour sauver la planète ?

    Pour réaliser la #transition_énergétique, il faudrait extraire en vingt ans autant de métaux qu’au cours de toute l’histoire de l’humanité. C’est « l’un des grands #paradoxes de notre temps », constate #Celia_Izoard.

    Journaliste, traductrice et philosophe, Celia Izoard examine depuis plusieurs années les impacts sociaux et écologiques du développement des nouvelles technologies. Ce nouvel ouvrage s’intègre dans cette veine en explorant les effets délétères de la transition énergétique et numérique.

    La #transition verte nécessite d’extraire du #sous-sol des quantités colossales de #métaux. Ils seront ensuite destinés à la production des énergies bas carbone qui sauveront la planète. Cette course aux métaux supposée sauver la planète du dérèglement climatique n’aggrave-t-elle pas le chaos écologique, les dégâts environnementaux et les inégalités sociales ?

    Celia Izoard mène une vaste enquête sur ce phénomène mondial, inédit et invisible. Si d’autres ouvrages ont également mis en avant l’insoutenabilité physique d’une telle transition, la force de ce livre est d’élaborer un panorama de cette question grâce à des enquêtes de terrain et une analyse fournie sur les aspects culturels, politiques, économiques et sociaux des mines et des métaux.

    Le #mythe de la #mine_verte

    Au début du livre, Celia Izoard part à la recherche des mines du XXIe siècle, « responsables », « relocalisées », « 4.0 », ou encore « décarbonées, digitales et automatisées ». Par un argumentaire détaillé et une plongée dans des mines en #Espagne ou au #Maroc, l’autrice démontre que derrière ce discours promu par les institutions internationales, les dirigeants politiques et les milieux d’affaires se cache un autre visage. Celui de la mine prédatrice, énergivore et destructrice. Celui qui dévore l’habitat terrestre et le vivant.

    De façon locale, le processus de « radicalisation » de la mine industrielle est détaillé par le prisme de ses ravages sociaux. La mine est avant tout « une gigantesque machine de #déracinement » (p. 54), qui vide des espaces en expropriant les derniers peuples de la planète. En outre, la mine contemporaine expose les populations à diverses maladies et à l’intoxication. Dans la mine de #Bou-Azzer au Maroc, on extrait du « #cobalt_responsable » pour les #voitures_électriques ; mineurs et riverains souffrent de cancers et de maladies neurologiques et cardiovasculaires.

    L’ampleur globale de la #prédation du #secteur_minier au XXIe siècle est aussi esquissée à travers la production grandissante de #déchets et de #pollutions. Le secteur minier est l’industrie la plus polluante au monde. Par exemple, une mine industrielle de #cuivre produit 99,6% de déchets. Stockés à proximité des #fosses_minières, les stériles, de gigantesques volumes de roches extraits, génèrent des dégagements sulfurés qui drainent les #métaux_lourds contenus dans les roches et les font migrer vers les cours d’#eau. Les tuyaux des usines crachent en permanence les #résidus_toxiques qui peuvent, en fonction du #minerai traité, se composer de #cyanure, #acides, #hydrocarbures, #soude, ou des #poisons connus comme le #plomb, l’#arsenic, le #mercure, etc. Enfin, les #mines_zéro_carbone sont des #chimères car elles sont toutes très énergivores. La quantité nécessaire pour extraire, broyer, traiter et raffiner les métaux représentent environ 8 à 10% de l’#énergie totale consommée dans le monde, faisant de l’#industrie_minière un principal responsable du dérèglement climatique.

    La face sombre de la transition énergétique

    Dans la seconde partie, Celia Izoard montre que les élites sont « en train d’enfouir la crise climatique et énergétique au fond des mines » (p. 62). Cet impératif d’extraire des métaux pour la transition coïncide avec le retour de la question des #matières_premières sur la scène publique, dans un contexte où les puissances occidentales ont perdu leur hégémonie face à la Chine et la Russie.

    Depuis quand la transition implique-t-elle une relance minière et donc le passage des #énergies_fossiles aux métaux ? Cet argument se diffuse clairement à la suite de la publication d’un rapport de la Banque mondiale en 2017. En collaboration avec le plus gros lobby minier du monde (l’ICMM, International Council on Mining and Metals), le rapport stipule que l’industrie minière est appelée à jouer un rôle majeur dans la lutte contre le changement climatique – en fournissant des technologies bas carbones. #Batteries électriques, rotors d’éoliennes, électrolyseurs, cellules photovoltaïques, câbles pour la vague d’électrification mondiale, toutes ces infrastructures et technologies requièrent néanmoins des quantités faramineuses de métaux. La transition énergétique des sociétés nécessiterait d’avoir recours à de nombreux métaux de base (cuivre, #nickel, #chrome ou #zinc) mais aussi de #métaux_rares (#lithium, #cobalt, #lanthanide). L’#électrification du parc automobile français exige toute la production annuelle de cobalt dans le monde et deux fois plus que la production annuelle de lithium.

    Au XXIe siècle, la matière se rappelle donc brusquement aux puissances occidentales alors qu’elles s’en rêvaient affranchies dans les années 1980. Pourtant, les sociétés occidentales n’avaient évidemment jamais cessé de se fournir en matières premières en s’approvisionnant dans les mines et les industries délocalisées des pays du Sud. Ce processus de déplacement avait d’ailleurs contribué à rendre invisible la mine et ses pollutions du paysage et de l’imaginaire collectif.

    Sous l’étendard de la transition qui permet d’anticiper les contestations environnementales et de faire adhérer les populations à cette inédite course mondiale aux métaux se cache le projet d’une poursuite de la croissance et des modes de vie aux besoins énergétiques et métalliques démesurés. Cette nouvelle légende de l’Occident capitaliste justifie une extraction de métaux qui seront également destinés aux entreprises européennes du numérique, de l’automobile, l’aérospatial, l’armement, la chimie, le nucléaire et toutes les technologies de pointe.

    « Déminer le #capitalisme »

    Ce #livre explore ensuite dans une troisième partie l’histoire du capitalisme à travers celle de la mine et des métaux. Elle montre comment s’est fondé un modèle extractiviste reposant sur des idéologies : le Salut, le Progrès, le Développement – et désormais la Transition ? L’extractivisme est permis par l’élaboration et le développement d’un ensemble de croyances et d’imaginaires qui lui donnent une toute puissance. C’est ce que Celia Izoard nomme : la « #cosmologie_extractiviste » (p. 211). Accompagnée par une législation favorable et des politiques coloniales menées par l’État et la bourgeoisie, puis par l’industrialisation au XIXe siècle, cette matrice a favorisé notre dépendance à un régime minier. Aux yeux du peuple amazonien des Yanomamis, les Blancs sont des « mangeurs de terre » (p. 215).

    Comment sortir de cette vision du monde occidental structuré autour de la mine dont l’objectif est l’accumulation de capital et de puissance. La solution minière, comme technologique, à la crise climatique est un piège, affirme Celia Izoard. Le mouvement climat doit passer par la #décroissance_minérale, par un « sevrage métallique autant qu’un sevrage énergétique » (p. 291). La réduction des consommations énergétiques et matérielles est une solution réaliste. Le quotidien des occidentaux est surminéralisé à l’instar de l’objet emblématique de notre surconsommation quotidienne de métaux : le smartphone. Il contient à lui seul, sous la forme d’alliage complexe, plus de 50 métaux. Les métaux ne devraient-ils pas être réservés aux usages déterminés comme essentiels à la vie humaine ?

    Pour sortir du #régime_minier, il est d’abord urgent de rendre visible la surconsommation de métaux dans le débat public. D’une part, cela doit passer par des mesures politiques. Instaurer un bilan métaux au même titre que le bilan carbone car l’idéologie de la transition a créé une séparation illusoire entre les ressources fossiles toxiques (charbon, pétrole et gaz) et l’extraction métallique, considérée comme salutaire et indispensable. Ou encore cibler la surconsommation minérale des plus riches en distinguant émissions de luxe et émissions de subsistance, comme le propose déjà Andreas Malm. D’autre part, pour « déminer le capitalisme » (p. 281), cela devra passer par un processus de réflexions et de débats collectifs et démocratiques, de mouvements sociaux et de prises de consciences individuelles, en particulier dans les pays hyperindustrialisés dont la surconsommation de métaux est aberrante.

    Non content de contourner l’obstacle de la « transition énergétique », l’extractivisme pousse les frontières toujours plus loin, justifiant la conquête de nouveaux eldorados : le Groenland, les fonds océaniques, voire les minerais extraterrestres. Face au processus de contamination et de dégradation de la planète mené par le secteur minier et industriel, les luttes contre les projets s’intensifient. Récemment, ce sont les Collas, peuple indigène du Chili, qui s’opposent aux géants miniers. Ces derniers ont pour projet d’extraire du lithium dans le salar de Maricunga ; cela entraînera le pompage de millions de mètres cubes d’eau dans les profondeurs des déserts de sel, ces emblèmes de la cordillère des Andes. La communauté colla en sera d’autant plus affaiblie d’autant plus qu’elle souffre déjà de l’exode urbain et de l’assèchement de la région. Les éleveurs devront aussi abandonner leurs élevages et s’engager vers les immenses cités minières de la région. En outre, la transhumance, la biodiversité, une quarantaine d’espèces sauvages locales (le flamant rose chilien, les vigognes ou les guanacos, etc.), sont menacées. Appuyés par leur porte-parole Elena Rivera, ils ne comptent pas se laisser faire et ont fait un recours au Tribunal environnemental de Santiago, qui traite des nombreuses controverses écologiques dans le pays. Au XXIe siècle, les débats et luttes organisés autour de l’extraction au Chili, deuxième pays concentrant le plus de lithium sur la planète, prouvent que les pauvres et les derniers peuples de la planète sont en première ligne face aux effets délétères sous-jacents à la « transition verte ».

    https://laviedesidees.fr/Des-mines-pour-sauver-la-planete
    #changement_climatique #climat #extractivisme

  • Comment la société française a appris à mépriser les « paysans » et leurs « #patois »

    Les manifestations récentes par lesquelles le monde agricole français a fait entendre ses protestations et ses revendications ont, une fois de plus, fait apparaître des différences profondes, voire des fractures, entre le monde rural et le monde urbain et plus encore entre des images valorisantes de l’urbanité et dévalorisantes de la ruralité.

    La France moderne a été construite depuis Paris, lieu de la puissance politique, en développant un sentiment de supériorité de la capitale sur « la province » (le singulier est significatif) et des villes (supposées modernes) sur les campagnes (supposées arriérées). Au lieu d’être fédérale, vu sa diversité, « la France est un pays dont l’unité a été construite à coups de cravache […] par l’autorité de l’État central », selon Jean Viard.

    Les normes sociales valorisées ont donc été celles, urbaines, de la ville-capitale érigée en phare de l’État hypercentralisé. On le voit, par exemple, dans le fait qu’en français le mot urbain a le double sens « de la ville » et « poli, courtois » et que le mot paysan a le double sens de « rural, agricole » et « rustre, grossier ». Ce mode de relation est clairement confirmé par une analyse sociolinguistique plus large, comme on va le voir ci-après. En effet, la sociolinguistique a pour but d’étudier principalement deux choses : les effets de l’organisation d’une société sur les langues qu’on y parle et ce que la place faite aux langues révèle de l’organisation de cette société.
    Paris, ses bourgeois et leur langue érigés en modèle

    C’est en effet la langue de la capitale qui a été imposée notamment à partir de la Révolution française à l’ensemble des populations progressivement rattachées à la France. Elle est considérée comme la langue « normale » en France. Et c’est le français des classes supérieures parisiennes qui a été prescrit comme modèle d’expression. Ainsi le grammairien Vaugelas définissait-il ce « bon français » en 1647 :

    « La façon de parler de la plus saine partie de la Cour […] Quand je dis la cour, j’y comprends les femmes comme les hommes, et plusieurs personnes de la ville où le prince réside. »

    La prétendue supériorité universelle du français, par opposition à toutes les autres langues et d’autant plus aux « patois régionaux », affirmée dès 1784 par le pamphlétaire Rivarol, est régulièrement reprise dans les discours étatiques jusqu’à aujourd’hui, par exemple par le président de la République lui-même lorsqu’il inaugure une cité qui cultive les mythes sur la langue française.

    Tout au long du XIXe siècle, la construction de la nation française passe par cette vision de la langue française, que l’école de la IIIe République (1870-1940) est chargée de mettre en œuvre de façon particulièrement offensive.

    En 1951, le phonéticien Pierre Fouché poursuit cette vision suprémaciste de la langue de Paris et de ses classes dominantes en établissant pour l’enseignement une norme de prononciation du français sur le modèle d’une « conversation soignée chez des Parisiens cultivés ».
    Les « patois pauvres et corrompus » des campagnes « provinciales »

    Quant aux autres langues de France, comme on les appelle depuis 1999, elles ont, à l’inverse, été disqualifiées par le nom de « patois » au départ méprisant, par l’association au seul monde rural et à une arriération prétendue. L’origine du mot « patois » est discutée, mais il est très probable qu’il vienne du verbe « patoiller » qui veut dire soit « marcher dans la boue, barboter, patauger », soit « gesticuler, parler en faisant des signes avec les mains ». Dans les deux cas, c’est un terme péjoratif à l’origine.

    Or, tout ceci est doublement faux : ces langues étaient aussi celles des villes (à Marseille par exemple le provençal était la langue générale jusque dans les années 1920) et d’intellectuels (Frédéric Mistral, licencié en droit, a reçu le prix Nobel de littérature pour son œuvre toute en provençal).

    Mais les préjugés sont fondés sur un aveuglement pour ne voir que ce que l’on veut voir. Ainsi, on lit dans l’Encyclopédie (1765) :

    « Patois : Langage corrompu tel qu’il se parle presque dans toutes les provinces : chacune a son patois ; ainsi nous avons le patois bourguignon, le patois normand, le patois champenois, le patois gascon, le patois provençal, etc. On ne parle la langue que dans la capitale. »

    Le Dictionnaire de Furetière (1690) précisait :

    « Langage corrompu et grossier tel que celui du menu peuple, des paysans, et des enfants qui ne savent pas encore bien prononcer. »

    À la création de la 1ere République française, ses responsables considéraient ainsi que dans les provinces on parlait « ces jargons barbares et ces idiomes grossiers » à « éradiquer » (Rapport Barrère, publié en 1794). Pourquoi ? Parce que « nous n’avons plus de provinces et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms » dont « deux idiomes très dégénérés » et parce que « l’homme des campagnes, peu accoutumé à généraliser ses idées, manquera toujours de termes abstraits » à cause de cette « inévitable pauvreté de langage, qui resserre l’esprit » disait le Rapport Grégoire (publié en 1794). Il ajoutait « les nègres de nos colonies, dont vous avez fait des hommes, ont une espèce d’idiome pauvre », ne mesurant pas le racisme linguistique de son propos.

    Le mépris des provinciaux, des ruraux et de leurs langues, alimentés par ces préjugés conjugués, a été sans borne. Il a culminé au XIXe siècle sous la forme d’un véritable racisme, dont celui contre les Bretons ou les Méridionaux, bien attesté.

    À l’époque l’étude scientifique des langues n’existait pas encore. La sociolinguistique, qui se développe à partir des années 1950-1970, a montré par la suite que toutes les langues sont égales (y compris celles dites « patois ») : aucune n’est supérieure ou inférieure à une autre en raison de ses caractéristiques proprement linguistiques. Ce sont les hiérarchisations sociales qui se reflètent en hiérarchisation des langues ou de leurs variétés locales ou sociales particulières.

    Hélas, comme on l’observe trop souvent et encore plus à l’époque des « fake news », les connaissances scientifiques ont du mal à remplacer les croyances répandues dans l’opinion publique. C’est d’autant plus le cas quand il s’agit de langues en France, pays où a été instaurée une véritable religion nationale de la langue française accompagnée d’une sorte d’excommunication des autres langues.

    En conséquence, cette conception est encore présente de nos jours. Le Trésor de la Langue française (CNRS) la décrit ainsi :

    « Patois : Parler essentiellement oral, pratiqué dans une localité ou un groupe de localités, principalement rurales. Système linguistique restreint fonctionnant en un point déterminé ou dans un espace géographique réduit, sans statut culturel et social stable […]. Langage obscur et inintelligible. Synonymes : baragouin, charabia, jargon. »

    Le « plouc » et son parler aussi méprisés l’un que l’autre

    Aujourd’hui encore, le stéréotype du « plouc » est fortement voire principalement constitué de caractéristiques linguistiques (“phrase, accent, prononciation, langue”), comme le montre l’étude de Corentin Roquebert, qui conclut :

    « On peut relever l’association forte entre des catégories et des objets plus ou moins valorisés socialement, ce qui favorise l’expression d’un jugement social positif ou négatif sur une population : le beauf comme personnage raciste et sexiste, le hipster branché et cool qui n’aime pas le mainstream, la prononciation et l’accent du plouc. »

    Les préjugés glottophobes contre des « patois » supposés employés (uniquement) par des « paysans » sont toujours là. Et même quand les « paysans » et autres « provinciaux » ont finalement adopté le français, bon gré mal gré, on continue à stigmatiser les traces de leurs “patois” dans leurs façons de parler français : mots locaux, expressions, tournures, et surtout accent…

    Le pseudo raisonnement, fondé sur des préjugés, est circulaire : les « patois » ne sont pas de vraies langues puisqu’ils sont parlés par des « paysans »/les « paysans » sont des rustres puisqu’ils parlent « patois ». Les deux stéréotypes négatifs projetés simultanément sur les « paysans » et sur les « patois » (ou les « accents » qu’il en reste), associés les uns aux autres, se renforcent réciproquement et produisent un mépris de classe renforcé.

    https://theconversation.com/comment-la-societe-francaise-a-appris-a-mepriser-les-paysans-et-leu

    #mépris #France #fracture #rural #urbain #villes #campagnes #ruralité #dévalorisation #province #ville-capitale #centralisme #sociolinguistique #langue #bon_français #patois_régionaux #langues_régionales #Rivarol #mythe #nation #Etat-nation #Pierre_Fouché #préjugés #aveuglement #racisme_linguistique #préjugés #racisme #hiérarchisation #plouc #accents #mépris_de_classe

    • Le rapport de domination, en France, entre la capitale et le reste du pays est un fait difficilement contestable. Comme l’indique ce texte, cela se voit notamment par l’obligation, dictée par le pouvoir central d’État, établi à Paris, d’adopter sur tout le territoire la même langue. Pour autant, cet héritage centralisateur ne me semble pas être la seule explication dans la construction d’une idéologie de classe méprisante à l’encontre du monde paysan.

      On pourrait croire, en lisant ce texte, que le pays se résumait à un clivage entre Paris et « la province », cette dernière étant assimilée au « monde paysan », or le pays a compté quand même nombres de grandes villes sur le territoire, qui ont constitué autant de métropoles locales dont l’importance dans le développement du capitalisme en France a été tout aussi déterminante que celle de Paris. Ce n’est pas pour rien qu’aujourd’hui, le concept politique de « métropole » fait vibrer nombre de représentants de la classe dominante en Europe, y compris en France (et en Île-de-France).

      Témoignage personnel anecdotique : une partie de ma famille est nantaise et j’ai été frappé de constater à quel point les expressions de mépris anti-paysan, quasi-raciste, revenaient dans les propos de mes oncles et tantes. Cela dépasse de loin ce que j’ai entendu, en comparaison, à Paris, en tous cas, pour cette génération-là.

  • #Ukraine, #Israël, quand les histoires se rencontrent

    Dans son dernier livre, l’historien #Omer_Bartov revient sur l’histoire de sa famille et de son voyage de la Galicie ukraino-polonaise à Israël, à travers les soubresauts de l’histoire de la première partie du 20e siècle.

    Alors que les atrocités du conflit israélo-palestinien continuent de diviser les étudiants de prestigieux campus américains, l’universitaire Omer Bartov se propose d’analyser la résurgence de l’#antisémitisme dans le monde à la lumière de sa propre #histoire_familiale.

    Un #antisémitisme_endémique dans les campus américains ?

    L’historien Omer Bartov réagit d’abord aux polémiques qui ont lieu au sujet des universités américaines et de leur traitement du conflit israélo-palestinien : “il y a clairement une montée de l’antisémitisme aux États-Unis, comme dans d’autres parties du monde. Néanmoins, il y a aussi une tentative de faire taire toute critique de la politique israélienne. Cette tentative d’associer cette critique à de l’antisémitisme est également problématique. C’est un bannissement des discussions. Les étudiants, qui sont plus politisés que par le passé, prennent part à cette histoire”. Récemment, la directrice de l’Université de Pennsylvanie Elizabeth Magill avait proposé sa démission à la suite d’une audition controversée au Congrès américain, lors de laquelle elle n’aurait pas condamné les actions de certains de ses étudiants à l’encontre d’Israël.

    De Buczacz à la Palestine, une histoire familiale

    Dans son dernier livre Contes des frontières, faire et défaire le passé en Ukraine, qui paraîtra aux éditions Plein Jour en janvier 2024, Omer Bartov enquête sur sa propre histoire, celle de sa famille et de son voyage de la Galicie à la Palestine : “en 1935, ma mère avait onze ans et a quitté #Buczacz pour la #Palestine. Le reste de la famille est restée sur place et quelques années plus tard, ils ont été assassinés par les Allemands et des collaborateurs locaux. En 1995, j’ai parlé avec ma mère de son enfance en Galicie pour la première fois, des grands écrivains locaux comme Yosef Agnon. Je voulais comprendre les liens entre #Israël et ce monde juif qui avait disparu à Buczacz au cours de la #Seconde_Guerre_mondiale”.

    À la recherche d’un monde perdu

    Cette conversation a mené l’historien à consacrer une véritable étude historique à ce lieu et plus généralement à cette région, la #Galicie : “ce monde avait selon moi besoin d’être reconstruit. Ce qui le singularisait, c’était la diversité qu’il accueillait. Différentes communautés nationales, ethniques et religieuses avaient coexisté pendant des siècles et je voulais comprendre comment il s’était désintégré”, explique-t-il. Le prochain livre qu’il souhaite écrire en serait alors la suite : “je veux comprendre comment ma génération a commencé à repenser le monde dans lequel nous avons grandi après la destruction de la civilisation précédente”, ajoute-t-il.

    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/france-culture-va-plus-loin-l-invite-e-des-matins/ukraine-israel-quand-les-histoires-se-rencontrent-9022449
    #multiculturalisme #histoire #crime_de_guerre #crime_contre_l'humanité #génocide #Gaza #7_octobre_2023 #nettoyage_ethnique #destruction #déplacements_forcés #Hamas #crimes_de_guerre #massacre #pogrom #occupation

    • Contes des frontières, faire et défaire le passé en Ukraine

      À nouveau Omer Bartov étudie Buczacz, a ville de Galicie qui servait déjà de point d’ancrage pour décrire le processus du génocide dans Anatomie d’un génocide (Plein Jour 2021). Cette fois, il étudie les perceptions et l’imaginaire que chacune des communautés juive, polonaise et ukrainienne nourrissait sur elle-même, ce a depuis les origines de sa présence dans ce territoire des confins de l’Europe.

      Comment des voisins partageant un sol commun ont-ils élaboré des récits fondateurs de leurs #identités jusqu’à opposer leurs #mémoires ? comment se voyaient-ils les uns les autres, mais également eux-mêmes ; quels #espoirs nourrissaient-ils ? Les #mythes ont ainsi influencé a grande histoire, le #nationalisme, les luttes, et de façon plus intime les espoirs individuels, voire les désirs de partir découvrir un monde plus arge, nouveau, moderne. Ce livre, qui traite de ces récits « nationaux », de a construction de l’identité et de l’opposition qu’elle peut induire entre les différents groupes, apparaît comme une clé de compréhension du passé autant que du présent. Aujourd’hui avec a guerre en Ukraine, sa résonance, son actualité sont encore plus nettes.

      https://www.editionspleinjour.fr/contes-des-fronti%C3%A8res
      #livre #identité

    • Anatomie d’un génocide

      Buczacz est une petite ville de Galicie (aujourd’hui en Ukraine). Pendant plus de quatre cents ans, des communautés diverses y ont vécu plus ou moins ensemble – jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, qui a vu la disparition de toute sa population juive. En se concentrant sur ce seul lieu, qu’il étudie depuis l’avant-Première Guerre mondiale, Omer Bartov reconstitue une évolution polarisée par l’avènement des nationalismes polonais et ukrainien, et la lutte entre les deux communautés, tandis que l’antisémitisme s’accroît.

      À partir d’une documentation considérable, récoltée pendant plus de vingt ans – journaux intimes, rapports politiques, milliers d’archives rarement analysées jusqu’à aujourd’hui –, il retrace le chemin précis qui a mené à la #Shoah. Il renouvelle en profondeur notre regard sur les ressorts sociaux et intimes de la destruction des Juifs d’Europe.

      https://www.editionspleinjour.fr/anatomie-d-un-g%C3%A9nocide

  • « Affirmer que la #transition_énergétique est impossible, c’est le meilleur moyen de ne jamais l’engager »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/22/affirmer-que-la-transition-energetique-est-impossible-c-est-le-meilleur-moye

    Partant du double constat selon lequel il n’y a jamais eu, par le passé, de remplacement d’une source d’énergie par une autre ; et que les transformations énergétiques se sont toujours faites de manière additive (les énergies s’ajoutant les unes aux autres), certains historiens en déduisent, à tort selon nous, qu’il n’y aurait aucun horizon pour une sortie des fossiles. Cette sortie des fossiles (le « transitioning away from fossil fuels », dans le langage forgé à la COP28) serait donc condamnée par avance.

    Tel est le message récurrent de Jean-Baptiste Fressoz [chroniqueur au Monde] notamment, dans ses ouvrages ou tribunes, qui visent toutes à réfuter ce qu’il considère comme « la fausse promesse de la transition ».

    Or, ce déclinisme écologique est non seulement grandement infondé, mais également de nature à plomber les ambitions dans la lutte contre le changement climatique. Affirmer que la transition est impossible, c’est le meilleur moyen de ne jamais l’engager. A rebours de ce défaitisme, nous voulons ici affirmer, avec force, qu’il est possible de réussir cette transition.

    Certes, à l’exception des années de crise – financière en 2008-2009, sanitaire en 2020-2021 –, les émissions de CO2 n’ont jamais cessé d’augmenter, bien que sur un rythme ralenti, d’environ + 1 % annuel au cours des années 2010, contre + 3 % annuels dans les années 2000. Car, dans le même temps, la population mondiale continuait à augmenter, tout comme la satisfaction des besoins énergétiques d’une part croissante de cette population.

    Pourtant le désempilement des énergies a déjà lieu dans certaines régions du monde : c’est le cas en Europe, par exemple, qui a engagé sa transition énergétique. Parallèlement, des acteurs de plus en plus nombreux – Etats, entreprises, chercheurs, citoyens – intègrent aujourd’hui la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans leurs stratégies et comportements. L’ambition n’est pas encore assez affirmée, la mise en œuvre des transformations pas assez rapide et efficace, mais le mouvement est enclenché. Comment l’ignorer ?

    Sobriété, efficacité et investissements
    Le 11 janvier, Fatih Birol, directeur de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), indiquait que les capacités installées dans l’année en énergies renouvelables avaient augmenté de 50 % entre 2022 et 2023. Pour la part des renouvelables dans la production d’électricité, l’AIE attend le passage de 29 % à 42 % en 2028 (de 12 % à 25 % pour les seules énergies éolienne et solaire). Depuis 1975, le prix des panneaux photovoltaïques est passé de 100 dollars par watt à moins de 0,5 dollar par watt aujourd’hui, soit une réduction de 20 % du coût pour chaque doublement des capacités installées ; c’est la mesure du taux d’apprentissage de la technologie. Et alors que la question du stockage de l’électricité devient de plus en plus cruciale, on constate le même taux d’apprentissage pour les batteries : depuis 1992, chaque fois que double le nombre de batteries produites, leur coût diminue de 18 %.

    Il est clair que ces progrès spectaculaires ne contredisent pas la thèse de l’additivité des énergies : si depuis 2016 les investissements dans les énergies décarbonées dépassent largement les investissements dans les énergies fossiles, ces derniers ont à nouveau augmenté après la baisse de 2020. Et la sortie des fossiles ne se vérifiera vraiment que le jour où l’augmentation de la production d’énergie décarbonée sera supérieure en volume à celle de la consommation totale d’énergie.

    Pour atteindre cet objectif, sobriété et efficacité énergétique sont indispensables afin de maîtriser la croissance de la demande. Mais il est également évident que sobriété et efficacité ne suffiront pas. Pour atteindre le plafonnement des émissions avant 2030, il faudra décupler les investissements dans ces énergies décarbonées, et notamment dans les pays du Sud, afin de faire baisser le volume des énergies fossiles : c’est la condition sine qua non pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris. Nous sommes conscients qu’il s’agit d’un processus long et difficile, mais osons le dire : il n’y a pas d’autre solution, et nous pouvons y arriver.

    De nouvelles alliances s’imposent
    Serions-nous condamnés par l’histoire ? Faut-il prendre acte de notre impuissance supposée, ou poser un renversement complet du système comme condition préalable à la transition ? Dans les deux cas, cela serait très risqué, et franchement irresponsable.

    Car il n’y a pas de fatalité ! On trouve sur le site du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) une citation d’Albert Camus : « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prédire, mais de le faire. » C’est dans cette perspective que s’inscrivent tous les acteurs des COP et des négociations internationales – que certains stigmatisent comme un « grand cirque » –, pour qui « dire, c’est faire ».

    Evidemment, dire ne suffit pas, et il faut aussi mobiliser des moyens puissants, politiques et financiers. Il faut également affronter ceux – lobbys industriels et politiques – qui, par fatalisme ou par intérêt, freinent cette transformation. Enfin, comme le suggère le philosophe Pierre Charbonnier, la création de nouvelles alliances s’impose entre ceux qui ont compris que la transition servait leurs intérêts, et surtout ceux de leurs enfants.

    La démarche des sciences de la nature et de la physique consiste à s’appuyer sur des constats d’observation pour en tirer des lois immuables. Elle s’applique mal cependant aux sciences sociales. Mais ces obstacles ne doivent pas empêcher de penser l’avenir, à la manière de Gaston Berger, le père de la prospective, qui ne cessait de rappeler : « Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et il dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer. »

    Signataires : Anna Creti, économiste, chaire Economie du climat, université Paris-Dauphine ; Patrick Criqui, économiste, CNRS, université Grenoble-Alpes ; Michel Derdevet, président de Confrontations Europe, Sciences Po ; François Gemenne, politiste, HEC Paris ; Emmanuel Hache, économiste, IFP énergies nouvelles et Institut de relations internationales et stratégiques ; Carine Sebi, économiste, chaire Energy for Society, Grenoble Ecole de Management.

  • The myth of meritocracy: who really gets what they deserve?

    Sorting people by ‘merit’ will do nothing to fix inequality

    Michael Young was an inconvenient child. His father, an Australian, was a musician and music critic, and his mother, who grew up in Ireland, was a painter of a bohemian bent. They were hard-up, distractible and frequently on the outs with each other. Michael, born in 1915 in Manchester, soon found that neither had much time for him. Once when his parents had seemingly forgotten his birthday, he imagined that he was in for a big end-of-day surprise. But no, they really had forgotten his birthday, which was no surprise at all. He overheard his parents talk about putting him up for adoption and, by his own account, never fully shed his fear of abandonment.

    Everything changed for him when, at the age of 14, he was sent to an experimental boarding school at Dartington Hall in Devon. It was the creation of the great progressive philanthropists Leonard and Dorothy Elmhirst, and it sought to change society by changing souls. There it was as if he had been put up for adoption, because the Elmhirsts treated him as a son, encouraging and supporting him for the rest of their lives. Suddenly he was a member of the transnational elite: dining with President Roosevelt, listening in on a conversation between Leonard and Henry Ford.

    Young, who has been called the greatest practical sociologist of the past century, pioneered the modern scientific exploration of the social lives of the English working class. He did not just aim to study class, though; he aimed to ameliorate the damage he believed it could do. The Dartington ideal was about the cultivation of personality and aptitudes whatever form they took, and the British class structure plainly impeded this ideal. What would supplant the old, caste-like system of social hierarchy? For many today, the answer is “meritocracy” – a term that Young himself coined 60 years ago. Meritocracy represents a vision in which power and privilege would be allocated by individual merit, not by social origins.

    Inspired by the meritocratic ideal, many people these days are committed to a view of how the hierarchies of money and status in our world should be organised. We think that jobs should go not to people who have connections or pedigree, but to those best qualified for them, regardless of their background. Occasionally, we will allow for exceptions – for positive discrimination, say, to help undo the effects of previous discrimination. But such exceptions are provisional: when the bigotries of sex, race, class and caste are gone, the exceptions will cease to be warranted. We have rejected the old class society. In moving toward the meritocratic ideal, we have imagined that we have retired the old encrustations of inherited hierarchies. As Young knew, that is not the real story.

    Young hated the term “welfare state” – he said that it smelled of carbolic – but before he turned 30 he had helped create one. As the director of the British Labour party’s research office, he drafted large parts of the manifesto on which the party won the 1945 election. The manifesto, “Let Us Face the Future”, called for “the establishment of the Socialist Commonwealth of Great Britain – free, democratic, efficient, progressive, public-spirited, its material resources organised in the service of the British people”. Soon the party, as it promised, raised the school-leaving age to 15, increased adult education, improved public housing, made public secondary school education free, created a national health service and provided social security for all.

    As a result, the lives of the English working class were beginning to change radically for the better. Unions and labour laws reduced the hours worked by manual labourers, increasing their possibilities of leisure. Rising incomes made it possible for them to buy televisions and refrigerators. And changes, partly driven by new estate taxes, were going on at the top of the income hierarchy, too. In 1949, the Labour chancellor of the exchequer, Stafford Cripps, introduced a tax that rose to 80% on estates of £1m and above, or about £32m in contemporary inflation-adjusted terms. (Disclosure: I’m a grandson of his.) For a couple of generations afterward, these efforts at social reform both protected members of the working classes and allowed more of their children to make the move up the hierarchy of occupations and of income, and so, to some degree, of status. Young was acutely conscious of these accomplishments; he was acutely conscious, too, of their limitations.

    Just as happened in the US, college attendance shot up in Britain after the second world war, and one of the main indicators of class was increasingly whether you had been to university. The middle-class status of meagerly compensated librarians reflected a vocational requirement for an education beyond secondary school; that the better-paid assembly-line workers were working-class reflected the absence of such a requirement. Working-class consciousness – legible in the very name of the Labour party, founded in 1900 – spoke of class mobilisation, of workers securing their interests. The emerging era of education, by contrast, spoke of class mobility – blue collars giving way to white. Would mobility undermine class consciousness?

    These questions preyed on Young. Operating out of a community studies institute he set up in Bethnal Green, he helped create and nurture dozens and dozens of programmes and organisations, all attending to social needs he had identified. The Consumers’ Association was his brainchild, along with its magazine, Which?. So was the Open University, which has taught more than 2 million students since Young founded it in 1969, making it the largest academic institution in the UK by enrolment. Yet education mattered to him not just as a means of mobility, but as a way to make people more forceful as citizens, whatever their station – less easily bulldozed by commercial developers or the government planners of Whitehall. Late in life, he even set up the School for Social Entrepreneurs. Over the decades, he wanted to strengthen the social networks – the “social capital”, as social scientists say these days – of communities that get pushed around by those who were increasingly claiming a lion’s share of society’s power and wealth.

    What drove him was his sense that class hierarchies would resist the reforms he helped implement. He explained how it would happen in a 1958 satire, his second best-seller, entitled The Rise of the Meritocracy. Like so many phenomena, meritocracy was named by an enemy. Young’s book was ostensibly an analysis written in 2033 by a historian looking back at the development over the decades of a new British society. In that distant future, riches and rule were earned, not inherited. The new ruling class was determined, the author wrote, by the formula “IQ + effort = merit”. Democracy would give way to rule by the cleverest – “not an aristocracy of birth, not a plutocracy of wealth, but a true meritocracy of talent.” This is the first published appearance of the word “meritocracy”, and the book aimed to show what a society governed on this principle would look like.

    Young’s vision was decidedly dystopian. As wealth increasingly reflects the innate distribution of natural talent, and the wealthy increasingly marry one another, society sorts into two main classes, in which everyone accepts that they have more or less what they deserve. He imagined a country in which “the eminent know that success is a just reward for their own capacity, their own efforts”, and in which the lower orders know that they have failed every chance they were given. “They are tested again and again … If they have been labelled ‘dunce’ repeatedly they cannot any longer pretend; their image of themselves is more nearly a true, unflattering reflection.”

    But one immediate difficulty was that, as Young’s narrator concedes, “nearly all parents are going to try to gain unfair advantages for their offspring”. And when you have inequalities of income, one thing people can do with extra money is to pursue that goal. If the financial status of your parents helped determine your economic rewards, you would no longer be living by the formula that “IQ + effort = merit”.

    Those cautions have, of course, proved well founded. In the US, the top fifth of households enjoyed a $4tn increase in pretax income between 1979 and 2013 – $1tn more than came to all the rest. When increased access to higher education was introduced in the US and Britain, it was seen as a great equaliser. But a couple of generations later, researchers tell us that higher education is now a great stratifier. Economists have found that many elite US universities – including Brown, Dartmouth, Penn, Princeton, and Yale – take more students from the top 1% of the income distribution than from the bottom 60%. To achieve a position in the top tier of wealth, power and privilege, in short, it helps enormously to start there. “American meritocracy,” the Yale law professor Daniel Markovits argues, has “become precisely what it was invented to combat: a mechanism for the dynastic transmission of wealth and privilege across generations.”

    Young, who died in 2002 at the age of 86, saw what was happening. “Education has put its seal of approval on a minority,” he wrote, “and its seal of disapproval on the many who fail to shine from the time they are relegated to the bottom streams at the age of seven or before.” What should have been mechanisms of mobility had become fortresses of privilege. He saw an emerging cohort of mercantile meritocrats who can be insufferably smug, much more so than the people who knew they had achieved advancement not on their own merit but because they were, as somebody’s son or daughter, the beneficiaries of nepotism. The newcomers can actually believe they have morality on their side. So assured have the elite become that there is almost no block on the rewards they arrogate to themselves.

    The carapace of “merit”, Young argued, had only inoculated the winners from shame and reproach.

    Americans, unlike the British, don’t talk much about working-class consciousness; it is sometimes said that all Americans are, by self-conception, middle class. But this, it turns out, is not currently what Americans themselves think. In a 2014 National Opinion Research Center survey, more Americans identified as working-class than as middle-class. One (but only one) strand of the populism that tipped Donald Trump into power expressed resentment toward a class defined by its education and its values: the cosmopolitan, degree-laden people who dominate the media, the public culture and the professions in the US. Clinton swept the 50 most educated counties, as Nate Silver noted shortly after the 2016 election; Trump swept the 50 least. Populists think that liberal elites look down on ordinary Americans, ignore their concerns and use their power to their own advantage. They may not call them an upper class, but the indices that populists use to define them – money, education, connections, power – would have picked out the old upper and upper-middle classes of the last century.

    And many white working-class voters feel a sense of subordination, derived from a lack of formal education, and that can play a part in their politics. Back in the early 1970s, the sociologists Richard Sennett and Jonathan Cobb recorded these attitudes in a study memorably titled The Hidden Injuries of Class. This sense of vulnerability is perfectly consistent with feeling superior in other ways. Working-class men often think that middle-class and upper-class men are unmanly or undeserving. Still, a significant portion of what we call the American white working class has been persuaded that, in some sense, they do not deserve the opportunities that have been denied to them.

    They may complain that minorities have unfair advantages in the competition for work and the distribution of government benefits. Nevertheless, they do not think it is wrong either that they do not get jobs for which they believe they are not qualified, or that the jobs for which they are qualified are typically less well paid. They think minorities are getting “handouts” – and men may feel that women are getting unfair advantages, too – but they don’t think the solution is to demand handouts for themselves. They are likely to regard the treatment of racial minorities as an exception to the right general rule: they think the US mostly is and certainly should be a society in which opportunities belong to those who have earned them.

    If a new dynastic system is nonetheless taking shape, you might conclude that meritocracy has faltered because, as many complain, it isn’t meritocratic enough. If talent is capitalised efficiently only in high tax brackets, you could conclude that we have simply failed to achieve the meritocratic ideal. Maybe it is not possible to give everyone equally good parenting, but you could push more rigorously for merit, making sure every child has the educational advantages and is taught the social tricks that successful families now hoard for their children. Why isn’t that the right response?

    Because, Young believed, the problem was not just with how the prizes of social life were distributed; it was with the prizes themselves. A system of class filtered by meritocracy would, in his view, still be a system of class: it would involve a hierarchy of social respect, granting dignity to those at the top, but denying respect and self-respect to those who did not inherit the talents and the capacity for effort that, combined with proper education, would give them access to the most highly remunerated occupations. This is why the authors of his fictional Chelsea Manifesto – which, in The Rise of the Meritocracy, is supposed to serve as the last sign of resistance to the new order – ask for a society that “both possessed and acted upon plural values”, including kindliness, courage and sensitivity, so all had a chance to “develop his own special capacities for leading a rich life”. Even if you were somehow upholding “IQ + effort = merit”, then your equation was sponsoring a larger inequality.

    This alternative vision, in which each of us takes our allotment of talents and pursues a distinctive set of achievements and the self-respect they bring, was one that Young had learned from his schooling at Dartington Hall. And his profound commitment to social equality can seem, in the mode of schoolhouse utopias, quixotic. Yet it draws on a deeper philosophical picture. The central task of ethics is to ask what it is for a human life to go well. A plausible answer is that living well means meeting the challenge set by three things: your capacities, the circumstances into which you were born, and the projects that you yourself decide are important. Because each of us comes equipped with different talents and is born into different circumstances, and because people choose their own projects, each of us faces his or her own challenge. There is no comparative measure that would enable an assessment of whether your life or my life is better; Young was right to protest the idea that “people could be put into rank order of worth”. What matters in the end is not how we rank against others. We do not need to find something that we do better than anyone else; what matters, to the Dartingtonians, is simply that we do our best.

    The ideal of meritocracy, Young understood, confuses two different concerns. One is a matter of efficiency; the other is a question of human worth. If we want people to do difficult jobs that require talent, education, effort, training and practice, we need to be able to identify candidates with the right combination of aptitude and willingness and provide them incentives to train and practice.

    Because there will be a limited supply of educational and occupational opportunities, we will have to have ways of allocating them – some principles of selection to match people to positions, along with appropriate incentives to ensure the necessary work gets done. If these principles of selection have been reasonably designed, we can say, if we like, that the people who meet the criteria for entering the schools or getting the jobs “merit” those positions. This is, to enlist some useful philosophers’ jargon, a matter of “institutional desert”. People deserve these positions in the sense in which people who buy winning lottery tickets deserve their winnings: they got them by a proper application of the rules.

    Institutional desert, however, has nothing to do with the intrinsic worthiness of the people who get into college or who get the jobs, any more than lottery winners are people of special merit and losers are somehow less worthy. Even on the highest levels of achievement, there is enormous contingency at play. If Einstein had been born a century earlier, he might have made no momentous contributions to his field; a Mozart who came of age in the early 20th century and trained on 12-tone rows might not have done so either. Neither might have made much use of their aptitudes had they grown up among the Amazonian Nukak.

    And, of course, the capacity for hard work is itself the result of natural endowments and upbringing. So neither talent nor effort, the two things that would determine rewards in the world of the meritocracy, is itself something earned. People who have, as The Rise of the Meritocracy bluntly put it, been repeatedly “labelled ‘dunce’” still have capacities and the challenge of making a meaningful life. The lives of the less successful are not less worthy than those of others, but not because they are as worthy or more worthy. There is simply no sensible way of comparing the worth of human lives.

    Put aside the vexed notion of “merit”, and a simpler picture emerges. Money and status are rewards that can encourage people to do the things that need doing. A well-designed society will elicit and deploy developed talent efficiently. The social rewards of wealth and honour are inevitably going to be unequally shared, because that is the only way they can serve their function as incentives for human behaviour. But we go wrong when we deny not only the merit but the dignity of those whose luck in the genetic lottery and in the historical contingencies of their situation has left them less rewarded.

    Yes, people will inevitably want to share both money and status with those they love, seeking to get their children financial and social rewards. But we should not secure our children’s advantages in a way that denies a decent life to the children of others. Each child should have access to a decent education, suitable to her talents and her choices; each should be able to regard him- or herself with self-respect. Further democratising the opportunities for advancement is something we know how to do, even if the state of current politics in Britain and the US has made it increasingly unlikely that it will be done anytime soon. But such measures were envisaged in Young’s meritocratic dystopia, where inheritance was to hold little sway. His deeper point was that we also need to apply ourselves to something we do not yet quite know how to do: to eradicate contempt for those who are disfavoured by the ethic of effortful competition.

    “It is good sense to appoint individual people to jobs on their merit,” Young wrote. “It is the opposite when those who are judged to have merit of a particular kind harden into a new social class without room in it for others.” The goal is not to eradicate hierarchy and to turn every mountain into a salt flat; we live in a plenitude of incommensurable hierarchies, and the circulation of social esteem will always benefit the better novelist, the more important mathematician, the savvier businessman, the faster runner, the more effective social entrepreneur. We cannot fully control the distribution of economic, social and human capital, or eradicate the intricate patterns that emerge from these overlaid grids. But class identities do not have to internalise those injuries of class. It remains an urgent collective endeavour to revise the ways we think about human worth in the service of moral equality.

    This can sound utopian, and, in its fullest conception, it undoubtedly is. Yet nobody was more practical-minded than Young, institution-builder par excellence. It is true that the stirrings of Young’s conscience responded to the personal as well as the systemic; dying of cancer in a hospital ward, he worried whether the contractor-supplied African immigrants who wheeled around the food trolleys were getting minimum wage. But his compassion was welded to a sturdy sense of the possible. He did not merely dream of reducing inherited privilege; he devised concrete measures to see that it happened, in the hope that all citizens could have the chance to develop their “own special capacities for leading a rich life”. He had certainly done exactly that himself. In the imaginary future of The Rise of the Meritocracy, there was still a House of Lords, but it was occupied solely by people who had earned their places there through distinguished public service. If anyone had merited a place in that imaginary legislature, it would have been him.

    That was far from true of the House of Lords he grew up with, which was probably one reason why his patron Leonard Elmhirst declined a peerage when offered one in the 1940s; in the circles he moved in, he made clear, “acceptance would neither be easy for me to explain nor easy for my friends to comprehend”. So it is more than a little ironic that when Young, the great egalitarian, was offered a peerage in 1978, he took it. Naturally, he chose for himself the title Baron Young of Dartington, honouring the institution he had served as a trustee since the age of 27. As you would expect, he used the opportunity to speak about the issues that moved him in the upper house of the British parliament. But there is a further, final irony. A major reason he had accepted the title (“guardedly”, as he told his friends) was that he was having difficulties meeting the expense of travelling up to London from his home in the country. Members of the Lords not only got a daily allowance if they attended the house; they got a pass to travel free on the railways. Michael Young entered the aristocracy because he needed the money.

    https://www.theguardian.com/news/2018/oct/19/the-myth-of-meritocracy-who-really-gets-what-they-deserve
    #mythe #méritocratie #inégalités

    via @freakonometrics

  • Sans #transition. Une nouvelle #histoire de l’#énergie

    Voici une histoire radicalement nouvelle de l’énergie qui montre l’étrangeté fondamentale de la notion de transition. Elle explique comment matières et énergies sont reliées entre elles, croissent ensemble, s’accumulent et s’empilent les unes sur les autres.
    Pourquoi la notion de transition énergétique s’est-elle alors imposée ? Comment ce futur sans passé est-il devenu, à partir des années 1970, celui des gouvernements, des entreprises et des experts, bref, le futur des gens raisonnables ?
    L’enjeu est fondamental car les liens entre énergies expliquent à la fois leur permanence sur le très long terme, ainsi que les obstacles titanesques qui se dressent sur le chemin de la #décarbonation.

    https://www.seuil.com/ouvrage/sans-transition-jean-baptiste-fressoz/9782021538557
    #livre #Jean-Baptiste_Fressoz

    • « #Transition_énergétique » : un #mythe qui nous mène dans le mur

      Transition énergétique, ce mot est partout aujourd’hui. Dans les discours du gouvernement, la communication des entreprises fossiles, des multinationales, dans les rapports scientifiques.. Le message est clair, face à l’urgence climatique, il nous faut opérer une transition énergétique pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre et décarboner les économies d’ici à 2050. La notion de de #transition part de l’idée que nous devrions répéter les transition du passé, du bois au charbon puis du charbon au pétrole pour désormais aller vers le nucléaire et les renouvelables et ainsi échapper au chaos climatique. Pour Jean-Baptiste Fressoz, chercheur au CNRS, la transition énergétique n’est qu’une #fable créée de toute pièce par le capital et que toute l’histoire déconstruit. Dans son livre “ Sans transition” il écrit “Rien de plus consensuelle que la transition énergétique, rien de plus urgent que de ne pas y croire” L’historien des sciences le rappelle “après deux siècles de “transitions énergétiques”, l’humanité n’a jamais brûlé autant de pétrole et de gaz, autant de charbon et même de bois”. À l’échelle mondiale, il faut dire que la transition énergétique est invisible. Depuis le début du XXème siècle, les énergies et les ressources que l’on utilise se sont accumulées sans se remplacer. L’histoire de l’énergie est donc une histoire d’accumulation et de symbiose. Même la consommation de charbon, considéré comme l’énergie de la révolution industrielle, a battu un nouveau record en 2023. Les énergies renouvelables ne remplacent pas les fossiles, elles s’ y additionnent. Et les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter Alors la transition énergétique n’est-elle qu’une illusion ? Pour Jean Baptiste Fressoz, en se basant sur une lecture fausse du passé selon laquelle chaque énergie serait venue en remplacer une autre, nous nous empêchons de construire une politique climatique rigoureuse. Pourquoi la transition énergétique nous empêche de penser convenablement le défi climatique ? Comment cette notion s’est-elle imposée ? Et en quoi est-il urgent de ne pas y croire et de penser autrement nos réponses au plus grand défi du siècle ? Réponses dans cet entretien de Paloma Moritz avec Jean Baptiste Fressoz.

      https://www.blast-info.fr/emissions/2024/transition-energetique-un-mythe-qui-nous-mene-dans-le-mur-Inu5q1eWT0WwT7X

      #audio #podcast

    • Énergies : le #mythe de la #transition

      La notion de « transition énergétique » a été dévoyée, estime l’historien des sciences #Jean-Baptiste_Fressoz. Il explique pourquoi #charbon et #pétrole n’ont jamais remplacé le #bois. Et que la lutte contre le #changement_climatique doit se fonder sur des techniques disponibles et bon marché.

      Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de votre livre Sans transition – Une nouvelle histoire de l’énergie, qui vient d’être traduit en anglais et a obtenu le prix d’histoire du Sénat ?
      Jean-Baptiste Fressoz1 La nécessité de mettre l’histoire de l’énergie à la hauteur du défi climatique. Il y a un genre dominant, dans ce domaine : celui de la grande fresque énergétique de l’humanité, qui narre les transitions successives que l’on aurait accomplies par le passé – du bois au charbon, puis du charbon au pétrole – et qui préluderaient à la transition à venir en dehors des #énergies_fossiles. Le problème de cette approche, que je qualifie de « phasiste », est qu’elle minore la nouveauté radicale de ce qu’il faut accomplir maintenant, face au changement climatique.

      On dispose aussi d’une riche historiographie mono-énergétique sur le bois à l’époque préindustrielle, sur le charbon au XIXe siècle et sur le pétrole au XXe. Mais ces histoires des énergies et des matières ne peuvent se comprendre les unes sans les autres, elles sont interdépendantes, se complètent et se cumulent. En outre, 95 % du charbon a été extrait après 1900. Et le bois-énergie a énormément cru au XXe siècle, et plus fortement encore depuis les années 2000.

      Il faut donc arrêter de se focaliser sur les transitions et les basculements, de penser les énergies comme étant en compétition. Cela peut être le cas dans certains domaines (par exemple, les moteurs Diesel remplacent les machines à vapeur dans l’entre-deux-guerres), mais, globalement, aux XIXe et XXe siècles, l’histoire de l’énergie est celle de l’expansion.

      Il y a pourtant bien eu des ruptures – entre la bougie et l’électricité, par exemple ?
      J.-B. F. Tout à fait, mais ce sont des ruptures technologiques qui masquent la permanence des matières et des énergies. Donc, oui, l’#électrification représente une vraie révolution, qui rend obsolètes les lampes à pétrole. Mais, paradoxalement, elle entraîne une énorme croissance de la consommation de pétrole pour l’éclairage ! Dans les années 2000, les seuls phares des automobiles (le parc mondial est de 1,5 milliard de voitures) consomment bien plus de pétrole que le monde entier en 1900 quand tout le monde ou presque s’éclairait au pétrole. Et nos ampoules LED, aussi efficaces soient-elles, envoient presque 1 milliard de tonnes de CO2 dans l’atmosphère – des milliers de fois plus qu’à l’époque du gaz d’éclairage et des lampes à pétrole…

      Quelles que soient les #innovations_technologiques, les #matières_premières n’ont pour le moment jamais été obsolètes. Les exceptions à cette règle sont rarissimes. L’#huile_de_baleine est un exemple unique de disparition d’une source d’énergie. Il y a aussi la laine de mouton, qui a reculé d’un tiers depuis les années 1950 face aux fibres synthétiques. Ou l’amiante, qui a diminué grâce à des interdictions. Mais, au bout du compte, l’éventail des matières consommées s’élargit et chacune est consommée en quantité croissante. On estime que le poids total des matières premières utilisées par l’économie au XXe siècle (l’extraction de biomasse, d’énergies fossiles, de minerais et de granulats ; on ne compte pas l’eau et l’air) a été multiplié par 12 !

      Mais si on prend le cas de la #révolution_industrielle, le charbon a bien remplacé le bois ?
      J.-B. F. Eh bien, non, pour une raison simple : pour exploiter des mines de charbon, il était indispensable d’étayer les galeries avec énormément de bois. Sous la pression des roches, les étais pliaient et devaient être remplacés régulièrement. Au début du XXe siècle, les mines britanniques engloutissent chaque année entre 3 et 4,5 millions de mètres cubes d’étais, alors qu’un siècle auparavant, les habitants ne brûlaient « que » 3,6 millions de mètres cubes de bois de feu. Comme la production de bois d’œuvre (c’est-à-dire de construction) requiert 4 fois plus de surface que celle du bois de feu (il faut attendre que les arbres grandissent), on peut estimer que l’Angleterre utilisait 6 à 7 fois plus d’espace forestier pour produire son énergie en 1900 qu’un siècle et demi auparavant.

      En Chine, le manque de bois sera pendant longtemps un obstacle majeur à l’extraction du charbon. Et les « chemins de fer » auraient dû être appelés « chemins de bois », car ils consommaient bien plus de bois que de fer, du fait des traverses qui devaient être fréquemment remplacées.

      Aujourd’hui encore, le bois est source d’énergie ?
      J.-B. F. Effectivement, cette utilisation du bois-énergie n’a fait que croître dans les pays riches au XIXe et aussi au XXe siècle. À cause de la production de papier et de carton d’emballage, et aussi parce qu’on produit de plus en plus d’électricité à partir de bois. De nos jours, la centrale thermique à bois de Drax, au Royaume-Uni, consomme à elle seule au moins quatre fois plus de bois que le pays tout entier deux siècles plus tôt. Un beau résultat, après deux siècles de transition énergétique…

      En France, l’entreprise Vallourec (fabricant de tubes en acier pour l’industrie du pétrole et du gaz) possède d’immenses plantations d’eucalyptus au Brésil. Cette seule entreprise consomme 1,2 million de mètres cubes de bois (transformés en granulés) par an, soit trois fois ce que la sidérurgie française tout entière consommait à son pic de consommation de charbon de bois, en 1860 ! Dans ce cas, on a du bois qui sert à faire de l’acier pour extraire… du pétrole.

      Enfin, le charbon de bois a l’image d’une énergie pré-industrielle. Pourtant, on n’en a jamais autant produit qu’aujourd’hui, notamment pour cuisiner, dans les pays en voie de développement. Depuis 1960, dans le monde, la quantité de bois de feu est passée de 1 à 2 milliards de mètres cubes. En Afrique, des mégalopoles de 10 millions d’habitants (Lagos, au Nigeria, Kinshasa, en République démocratique du Congo, Dakar, au Sénégal, Dar es-Salaam, en Tanzanie) consomment à elles seules plus de bois que des pays européens entiers un siècle plus tôt !

      Comment expliquer que l’on a ainsi présenté de façon erronée l’histoire des énergies ?
      J.-B. F. La raison est simple : les historiens se sont intéressés à l’énergie du point de vue économique, pour comprendre les racines de l’industrialisation et de la croissance. Pour ce faire, ils convertissent les tonnes de bois, de charbon, de pétrole en unités énergétiques, et considèrent l’évolution du mix en relatif. Et, effectivement, en 1900, dans les pays industrialisés, l’apport énergétique du bois, par exemple, devient négligeable par rapport à celui du charbon.

      Mais, du point de vue des arbres, de la biodiversité et du climat, ce sont les valeurs absolues qui importent. Or le nombre d’arbres abattus ne fait que croître. En outre, ils n’ont pas étudié les inter-relations entre les énergies – par exemple, tout le bois nécessaire à extraire le charbon ou tout le charbon nécessaire pour extraire et utiliser le pétrole.

      Malgré tout, dans les pays riches, la surface des forêts augmente. Elles ne semblent pas menacées ?
      J.-B. F. Oui, certains géographes parlent d’ailleurs de « transition forestière » pour décrire ce phénomène encourageant. Le problème, c’est qu’une bonne part de cette reforestation repose sur une déforestation dans les pays tropicaux, sur des transferts de biomasse (soja, pâte à papier…) vers les pays du Nord. En outre, la foresterie a été révolutionnée par le pétrole. C’est grâce à cette énergie qu’à partir des années 1950 de nouvelles tronçonneuses, légères, et des véhicules dotés de bras hydrauliques remplacent la force musculaire des bûcherons. Dans les années 1970, des engins capables d’abattre, d’ébrancher et de tronçonner un arbre en moins d’une minute rendent l’industrie forestière hyper productive. Reste à développer des milliers de kilomètres de routes forestières, avec des bulldozers roulant au diesel, et à accroître la productivité, grâce à des engrais de synthèse parfois épandus sur les forêts par avions…

      La sylviculture est devenue une branche de l’agriculture intensive. Avec une essence clé : l’eucalyptus, dont les rendements en climat tropical et dopés aux engrais sont faramineux. En ce sens, la transition forestière, n’est forcément pas une bonne nouvelle pour le climat.

      Le pétrole ne remplace pas plus le charbon que ce dernier n’a remplacé le bois ?
      J.-B. F. Non, car le pétrole sert avant tout à faire avancer des voitures qui consomment énormément de charbon pour leur fabrication. En outre, les carburants des années 1930 incorporent beaucoup de benzol, issu de la distillation de la houille. Les automobiles ont besoin de routes, donc de ciment, et d’acier, donc de charbon. Enfin, grâce au pétrole, utiliser le ciment est plus aisé (pensons au camion toupie) et le charbon devient moins cher, car plus facile à transporter grâce au camion à benne levante.

      Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il y a une symbiose entre toutes ces énergies. C’est avec des engins en acier, fabriqués avec l’énergie du charbon et mus par celle du pétrole, que la plupart des matières premières (bois, produits agricoles, métaux) sont produites, extraites, transportées. En 2020, les trois quarts de l’acier mondial sont produits avec… 1 milliard de tonnes de charbon.

      Le charbon a donc toujours de beaux jours devant lui ?
      J.-B. F. Je ne suis pas prospectiviste. Mais la production de charbon s’est effectivement beaucoup modernisée depuis les années 1980. Il s’exporte maintenant massivement. Il est probable que sa plus forte croissance historique soit passée. Mais rappelons que la Chine brûle à elle seule autant de charbon que le monde entier en 1980, et que la part des énergies fossiles dans le mix énergétique mondial demeure supérieure à 80 % aujourd’hui.

      Alors, d’où vient cette notion de transition énergétique ? Quand est-elle lancée ?
      J.-B. F. Elle vient de la futurologie atomique américaine des années 1950-1970. Elle est inventée par un petit groupe de savants qui sont passés par le projet Manhattan et sont persuadés que le surgénérateur nucléaire2 est la clef de survie de l’humanité pour faire face à la fin des ressources fossiles. Ils sont très minoritaires, et n’imaginent pas une telle transition avant trois ou quatre siècles. Mais l’idée de transition se diffusera dans le sillage de la crise pétrolière.

      Un discours de Jimmy Carter va jouer un grand rôle dans la fortune de cette expression. Le 18 avril 1977, devant les caméras de télévision, il commente trois courbes représentant trois systèmes énergétiques se succédant harmonieusement, et explique en substance que la première transition a eu lieu il y a 200 ans, quand nous sommes passés du pétrole au charbon, la deuxième avec l’utilisation du pétrole et du gaz naturel, et que, face à la raréfaction du pétrole, il est temps d’accomplir une troisième transition, vers le solaire et les économies d’énergie. Le Président ancre ce récit dans une histoire fausse.

      Pourquoi ce concept de transition, infondé, a-t-il connu un tel succès ?
      J.-B. F. C’est une expression simple et très inclusive. Dans la décennie 1970, tout le monde peut s’y retrouver : partisans du nucléaire, défenseurs du solaire, mais aussi promoteurs du charbon. Le scandale est que cette notion a été recyclée pour penser le défi climatique. Rappelons que les atomistes américains des années 1960 imaginaient une transition en trois ou quatre siècles. Or, face au réchauffement, il faut accomplir cette transition en trois ou quatre décennies, alors que les énergies fossiles sont abondantes.

      La raison de ce transfert est facile à comprendre : à partir de la fin des années 1970, ce sont des économistes – William Nordhaus étant le plus célèbre – qui ont fait leur classe pendant la crise énergétique qui s’emparent de la question climatique. Ils vont utiliser les mêmes raisonnements pour penser des problèmes qui étaient pourtant très différents. Le réchauffement climatique est une tragédie de l’abondance, et non de la rareté.

      Les énergies renouvelables ont-elles un rôle à jouer ?
      J.-B. F. Oui, bien évidemment. Les énergies renouvelables, surtout le solaire, coûtent de moins en moins chères et ont la capacité d’être déployables rapidement. Bien sûr, elles dépendent des ressources fossiles (acier, ciment, silicium), mais cela représente relativement peu de dioxyde de carbone (CO2). La vraie question est : que fait-on ensuite de cette électricité décarbonée ? Si on l’utilise pour faire rouler des voitures de 2 tonnes qui ont besoin de ponts en acier et de routes en ciment, on réduit l’intensité carbone de l’économie, certes, mais on ne règle pas le problème des émissions de CO2 !

      Et quid des véhicules électriques ?
      J.-B. F. La voiture électrique est avant tout une affaire de souveraineté énergétique. La moitié du parc mondial roule en Chine, où les deux tiers de l’électricité sont produits à partir du charbon. Pour l’instant, la voiture électrique a eu pour effet de renforcer la part du charbon face au pétrole dans la mobilité mondiale.

      Les experts du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ont-ils proposé des solutions technologiques ?
      J.-B. F. Quand on se plonge dans leurs rapports, on est surpris par la technophilie incroyable qui y règne. Dans leur dernier document, il est fait référence au train hyperloop d’Elon Musk, l’hydrogène est partout, on y parle bitcoin et intelligence artificielle, mais le sujet de la sobriété est tout à fait marginal.

      Les experts du groupe III3 ont imaginé des solutions éminemment contestables à propos de la capture et du stockage du CO2 (CCS)4, poussés par l’industrie fossile, les cimentiers et la sidérurgie. Après avoir souligné, en 2001, que l’électricité au charbon avec capture du carbone reviendrait plus cher que l’électricité nucléaire, ils présentent en 2005 les capacités de stockage (dans les sous-sols ou au fond des océans) comme gigantesques et finalement pas si onéreuses !

      Surgit ensuite une idée encore plus extravagante : pomper du CO2 de l’atmosphère grâce à la bioénergie avec capture et stockage du carbone (BECSC)5. Concrètement, on brûle du bois pour faire de l’électricité, puis on récupère le CO2 à la sortie des cheminées pour l’enfouir dans le sol. Dans le rapport de 2014, le Giec prévoit ainsi (dans ses scénarios médians) des émissions négatives à hauteur de 10 milliards de tonnes de CO2 par an grâce à la BECSC ! Pourtant, il faut savoir que la production mondiale de bois, c’est 4 milliards de mètres cubes seulement. Donc, il faudrait au moins tripler ou quadrupler la production mondiale pour produire le bois qui serait ensuite brûlé dans ces centrales électriques équipées de dispositifs de CCS !

      Ces « solutions » sont donc irréalistes ?
      J.-B. F. On pourrait s’en amuser si elles n’influençaient pas les décisions politiques internationales et ne détournaient pas l’attention des véritables mesures à prendre. Les états ont adopté en 2015 l’Accord de Paris, qui reposait sur des promesses technologiques intenables inscrites dans le rapport du Giec de 2014.

      Aucun scientifique ne met en doute ces fausses solutions ?
      J.-B. F. Si, bien sûr. En 2017, une association des académies des sciences européennes les critique explicitement, soulignant qu’elles risquent d’aboutir à l’attentisme. Alors, dans le rapport de 2022, les experts du Giec les limitent un peu et ne parlent plus « que », selon les scénarios, de 170 à 900 gigatonnes6 de CO2 qu’il faut stocker d’ici à 2100. Mais ça reste énorme !

      La technologie ne nous permettra pas de lutter contre le réchauffement ?
      J.-B. F. Mon livre n’est pas technophobe. Le progrès technologique existe et il a même été gigantesque au XXe siècle. Par exemple, le passage de la machine à vapeur au moteur électrique divise par 10 l’intensité carbone de la force mécanique dans l’entre-deux-guerres. De nos jours, les renouvelables divisent par 12 l’intensité carbone de l’électricité par rapport au gaz. Ce que l’on fait avec les renouvelables, c’est diminuer l’intensité carbone de l’économie. Ni plus ni moins.

      La politique climatique doit être fondée sur des techniques disponibles, bon marché – peu importe qu’elles soient anciennes ou récentes. Par exemple, il ne sert probablement à rien de rêver d’avions à hydrogène ou de fusion nucléaire à l’horizon 2050. En revanche, on sait déjà décarboner l’électricité et, dans ce domaine, on peut sans doute parler de transition énergétique. Mais l’électricité ne représente que 40 % des émissions.

      Quelles solutions proposez-vous ?
      J.-B. F. C’est la question clé à laquelle mon livre ne répond absolument pas. Quelle politique climatique mener une fois que l’on comprend que la neutralité carbone est en grande partie illusoire et qu’on peut ralentir le changement, mais sans doute pas l’arrêter ? Si l’on veut réduire les émissions de secteurs comme l’aviation, le ciment, l’acier, le plastique, l’agriculture, autant de secteurs très difficiles à décarboner, il faut parler de niveau de production et donc de répartition. Il faut distinguer entre le CO2 utile et le CO2 inutile. Il faut transformer les comportements, et il faut sans doute plus d’égalité pour que ces transformations très profondes soient socialement acceptables. ♦

      https://lejournal.cnrs.fr/articles/energies-le-mythe-de-la-transition
      #transition_énergétique #énergie #histoire

  • Le colonialisme israélien se déploie aussi sur le terrain économique - CONTRETEMPS
    https://www.contretemps.eu/economie-palestinienne-colonialisme

    Taher Labadi 20 décembre 2023

    En éclairant les mécanismes de pouvoir multiples qui opèrent dans le champ de l’économie, #Taher_Labadi montre dans cet article que le colonialisme israélien est un système global qui oscille entre expulsion de la population palestinienne, oppression politique et surexploitation, et que l’économie est un terrain privilégié où se déploient les rapports coloniaux.

    Taher Labadi est chercheur à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), à Jérusalem. Ses recherches portent sur l’économie politique de la Palestine, et plus généralement sur l’économie en situation coloniale.

    *
    Penser l’économie palestinienne dans son contexte colonial

    La Palestine aura certainement fait couler beaucoup d’encre ces deux derniers mois. Prise entre l’émotion et les injonctions politico-médiatiques, la recherche universitaire s’invitait aussi aux débats pour apporter son éclairage sur une actualité dense et tragique. Moins présente, l’analyse économique aurait dû pourtant retenir notre attention, à la condition toutefois de savoir informer utilement le sujet. La théorie économique dominante, en effet, continue d’appréhender les phénomènes qu’elle étudie en recourant à la seule grammaire du marché, et se trouve par conséquent bien démunie pour penser les conflits et les pouvoirs qui se nouent jusque dans l’économie, où à ses abords immédiats. Tout au plus, ses données agrégées et autres formalismes abstraits nous donnent-ils une estimation des coûts du conflit, ou de l’occupation militaire, et l’on comprend finalement bien trop peu ce que sont l’activité et les processus économiques dans la guerre, et en contexte palestinien.

    Or d’importantes controverses parcourent, depuis plus d’une décennie désormais, le champ des études palestiniennes, notamment liées à la mise au point et au choix des outils théoriques et méthodologiques permettant de lire et de dire ce contexte particulier. Cela est aussi vrai de la recherche en économie où l’on a assisté à un retour en force de l’économie politique, dont l’objet n’a plus été le marché ou la croissance mais les rapports de dominations qui se logent et se créent dans l’économie. Cette secousse disciplinaire va ici de pair avec une critique de plus en plus étendue du régime économique établi à la suite des accords d’Oslo en 1993 ainsi que du modèle conceptuel (néolibéral) qui lui est sous-jacent. Une critique qui fait à la fois écho à l’impasse dans laquelle se trouve le projet national palestinien et à l’échec de la « solution à deux États », et se traduisant par une quête de nouveaux cadres d’analyse[1].

    Parmi ceux-là, les Settler Colonial Studies (études du colonialisme de peuplement) nous invitent à mettre en cohérence les diverses dominations et violences produites dans les relations du mouvement sioniste, et plus tard d’Israël, à la société palestinienne[2]. Ce cadre a pour avantage notable de remédier à la fragmentation des études palestiniennes qui résulte des ruptures historiques (1948, 1967, 1993) et du morcellement géographique (Cisjordanie, Gaza, Israël, Jérusalem). La comparaison des expériences américaines, sud-africaine, australienne, algérienne et palestinienne a aussi d’intéressant qu’elle tempère le traitement d’exception souvent appliqué à cette dernière. La prise en compte du rapport colonial, enfin, permet de compenser une approche marxiste exclusive qui tend à rabattre tout antagonisme au conflit entre classes sociales. L’examen ici des mécanismes de pouvoir multiples qui opèrent sur le terrain même de l’économie se veut une contribution à la compréhension de la guerre en cours.

    L’économie comme terrain de l’élimination et du remplacement

    Sur le terrain de l’économie en effet, différentes logiques d’action sont à l’œuvre. La première est une élimination et un remplacement justement caractéristiques des #colonialismes_de_peuplement. Dès la fin du 19ème siècle, le mouvement sioniste entreprend de s’approprier des terres en Palestine pour y installer une nouvelle population de colons. Un processus qui s’accélère avec l’occupation britannique du pays en 1917 puis la mise en place du mandat de la Société des nations. La conquête de l’économie est alors un moyen décisif pour renforcer la démographie juive et s’assurer du contrôle des territoires. Elle s’avère aussi un moyen puissant de déstabilisation de la société arabe palestinienne.

    Cette conquête de l’économie trouve son expression très pratique dans l’adoption du mot d’ordre de #Jewish_Land (terre juive) et la création de différents fonds sionistes dédiés à l’achat de terres, dont le Fonds national juif. Appropriées de manière marchande et privée, ces terres sont néanmoins retirées du marché et considérées comme propriétés inaliénables du « peuple juif », ce qui constitue un premier pas vers l’institution d’une souveraineté proprement politique. Plusieurs dizaines de localités palestiniennes disparaissent ainsi avant même l’épisode de la Nakba sous l’effet de la colonisation.

    Un second mot d’ordre est celui de #Jewish_Labor (travail juif), lequel consiste à encourager les coopératives agricoles tenues par le mouvement sioniste, puis par extension l’ensemble des employeurs juifs ou britanniques, à prioriser l’emploi de travailleurs juifs. Ces derniers trouvent en effet des difficultés à se faire embaucher, y compris par les patrons juifs qui préfèrent recourir à une main-d’œuvre arabe moins couteuse et plus expérimentée dans le travail de la terre. Le chômage devient un défi majeur et de nombreux colons finissent par repartir en Europe.

    Ainsi contrairement à l’idée reçue, la formation des #kibboutz durant la première moitié du 20ème siècle ne doit pas grand-chose à l’importation des idéaux socialistes et bien plus aux impératifs de la colonisation en cours. L’organisation collective et la mise en commun des ressources répondent d’abord à la nécessité de réduire le coût du travail juif face à la concurrence du travail arabe[3]. Les kibboutz sont à cet égard plutôt inspirés des artels russes, des coopératives de vie formées entre travailleurs originaires d’un même lieu afin d’améliorer les chances de survie dans un environnement concurrentiel. Il n’est pas question ici d’opposition, ni même de défection face au capitalisme.

    Soutenus par l’Organisation sioniste, les kibboutz permettent une meilleure absorption des colons en même temps qu’une complète exclusion des travailleurs arabes. Et ce n’est que plus tard, une fois les contours coloniaux du kibboutz bien définis et son efficacité économique assurée, que le #mythe_de_communautés_autogérées répondant à un idéal socialiste s’est développé, nourrissant l’imaginaire des nouvelles vagues de colons venus d’Europe. Il reste que les kibboutz ont toujours fourni un contingent plus élevé que la moyenne de combattants et de commandants dans les rangs des organisations paramilitaires sionistes durant toute la période du mandat britannique.

    Le syndicat juif de l’#Histadrout créé en 1920 est un autre acteur majeur de cette première conquête de l’économie. Celui-ci est à la tête d’un empire économique colossal composé de colonies agricoles, de coopératives de transport, d’établissements industriels, commerciaux et financiers lesquels sont employés dans la constitution d’enclaves économiques exclusivement juives[4]. Le syndicat va même jusqu’à recruter des « gardiens du travail » qui se rendent sur les chantiers et dans les usines pour intimider les employeurs et les travailleurs et exiger par la menace le débauchage des ouvriers arabes et le recrutement de colons juifs[5]. Cette conquête est donc loin d’être sans violences.

    Les mots d’ordre de Jewish Land et de Jewish Labor prévalent encore après la Nakba, puis à la suite de l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, dans une économie israélienne mobilisée par la colonisation et que structure toujours la prévalence accordée à la population juive. A la différence que l’élimination de la population palestinienne autochtone est désormais soutenue par un appareil étatique, et se voit systématisée par un ensemble de politiques et de lois. Or la spoliation des terres et la ségrégation des habitants n’exclut pas pour autant une politique d’intégration économique visant à tirer parti d’une présence palestinienne inévitable, en même temps qu’elle sert à la contrôler.

    Une ségrégation qui facilite l’exploitation économique

    Lorsqu’en 1967 Israël s’empare de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, ses ambitions annexionnistes sont contrariées par la présence d’environ un million de Palestiniens, laquelle constitue un défi démographique, politique et sécuritaire. L’administration militaire opte alors pour une intégration de facto des nouveaux territoires conquis, tout en refusant la citoyenneté à leurs habitants. Cela lui permet d’établir un système strict de ségrégation et de hiérarchisation des relations entre les deux populations, palestinienne et israélienne. Les mesures employées alors sont à bien des égards comparables à celles qui sont à l’œuvre depuis 1948, en Israël même, face aux Palestiniens dits « de l’intérieur »[6].

    Se dégage ici une logique d’exploitation, consistant à tirer le meilleur parti des opportunités offertes par le contrôle des territoires et de leurs habitants. Outre la #mainmise_sur_les_ressources_naturelles (eau, pétrole, gaz…), Israël multiplie les politiques dans l’objectif d’accroître la dépendance économique et ainsi mieux user à son avantage des capitaux, de la force de travail ou encore des marchés de consommation palestiniens. C’est notamment l’administration israélienne qui accorde jusqu’en 1993 les autorisations nécessaires pour construire une maison, forer un puit, démarrer une entreprise, sortir ou entrer sur le territoire, importer ou exporter des marchandises.

    Des mesures sont prises pour empêcher toute concurrence palestinienne et encourager au contraire des relations de sous-traitance au profit des producteurs israéliens. L’essor de certaines branches d’activité comme la cimenterie, le textile ou la réparation automobile est de ce fait directement lié aux besoins de l’économie israélienne. De même que les cultures requises par Israël ou destinées à l’exportation vers l’Europe se substituent progressivement à celles plus diversifiées destinées aux marchés local et régional. La population palestinienne devient en retour très largement tributaire des importations en provenance d’Israël pour satisfaire ses propres besoins de consommation.

    Cette situation ne change pas fondamentalement après 1993 et la création de l’Autorité palestinienne. Les prérogatives accordées à cette dernière sont constamment remises en cause sur le terrain, et c’est l’administration israélienne qui garde la maitrise des régimes commercial, monétaire et financier, ainsi que des frontières et de la majeure partie des territoires. La zone C, directement sous contrôle militaire israélien et inaccessible au gouvernement palestinien, couvre encore 62% de la Cisjordanie. De 1972 à 2017, Israël a ainsi absorbé 79 % du total des exportations palestinienne et se trouve à l’origine de 81% de ses importations[7].

    L’emploi dans l’économie israélienne d’une main-d’œuvre en provenance de Cisjordanie et de Gaza est encore un aspect de cette exploitation coloniale. Régulée par l’administration israélienne qui délivre les permis de circulation et de travail, la présence de ces travailleurs vient compenser une pénurie de main-d’œuvre israélienne, en fonction de la conjoncture et pour des secteurs d’activité précis (principalement le bâtiment, l’agriculture, la restauration). Ainsi la récession économique israélienne entre 1973 et 1976 n’a quasiment pas d’impact sur le chômage israélien et se traduit en revanche par une réduction du nombre de travailleurs palestiniens venant des territoires occupés[8].

    Vulnérable, corvéable et révocable à tout moment, cette main-d’œuvre compte en moyenne pour un tiers de la population active palestinienne au cours des décennies 1970 et 1980. Puis le déclenchement de la Première Intifada et les actions de boycott économique engagés par la population palestinienne à la fin des années 1980 incitent l’administration israélienne à réduire drastiquement la présence de ces travailleurs. Ceux-là sont remplacés durant un temps par une main-d’œuvre migrante en provenance d’Asie. Mais le phénomène redevient majeur en Cisjordanie depuis une dizaine d’années et avait même repris ces derniers mois avec la bande de Gaza, malgré le blocus.

    En 2023, 160 000 Palestiniens de Cisjordanie – soit 20 % de la population active employée de ce territoire – travaillaient en Israël ou dans les colonies, auxquels s’ajouteraient environ 50 000 travailleurs employés sans permis. On comptait également quelques 20 000 travailleurs en provenance de la bande de Gaza[9]. Ces travailleurs perçoivent un salaire moyen qui représente entre 50 et 75 % de celui de leurs homologues israéliens. Ils sont en outre exposés à la précarité, à la #discrimination et aux abus. Le nombre d’accidents du travail et de décès sur les chantiers de construction est considéré comme l’un des plus élevés au monde[10].

    L’économie au service de la contre-insurrection

    S’il répond d’abord à une logique d’exploitation de la main-d’œuvre autochtone, l’emploi de travailleurs palestiniens s’avère aussi un excellent moyen de policer la population. Pour obtenir un permis de travail en Israël ou dans les colonies, un Palestinien de Cisjordanie ou de Gaza doit veiller à ce que son dossier soit approuvé par l’administration militaire israélienne. Il doit alors ne pas prendre part à toute activité syndicale ou politique jugée hostile à l’occupation, de même que ses proches parents. Des familles et parfois des villages entiers prennent ainsi garde à ne faire l’objet d’aucune « interdiction sécuritaire » pour ne pas se voir priver du permis de travail israélien.

    La dépendance des Palestiniens envers l’économie israélienne participe par conséquent de leur vulnérabilité politique. Une vulnérabilité d’autant plus redoutable que c’est l’administration israélienne qui régule l’accès aux territoires occupés, ou même la circulation en leur sein. La fermeture des points de passage et la restriction du trafic sont alors régulièrement employées comme un moyen de sanction, dans une logique ouvertement contre-insurrectionnelle. La population palestinienne est rapidement menée au bord de l’asphyxie économique, voire maintenue dans un état de crise humanitaire durable comme l’illustre le cas de la bande de Gaza sous blocus depuis 2007.

    L’Autorité palestinienne se trouve tout particulièrement exposée face à ce genre de pratique punitive. Ses revenus sont composés en grande partie (67 % en 2017) de taxes collectées par l’administration israélienne, notamment sur les importations palestiniennes. Or celle-ci ponctionne et suspend régulièrement ses reversements en exerçant un chantage explicite. Les recettes du gouvernement palestinien dépendent aussi de l’aide internationale, non moins discrétionnaire et politiquement conditionnée[11]. Une situation qui explique pour beaucoup son incapacité à agir en dehors du terrain balisé par Israël et les bailleurs de fonds.

    Cette ingénierie politique et sociale qui passe par l’économie touche également le secteur privé de différentes manières. Ces dernières années ont vu un nombre croissant d’entreprises en Cisjordanie requérir de manière proactive leur intégration au système de surveillance israélien dans l’objectif de bénéficier d’un régime avantageux dans l’exportation de leurs marchandises[12]. En temps normal, une cargaison est acheminée une première fois par camion jusqu’au point de contrôle israélien le plus proche. Là, elle est déchargée pour subir une inspection de plusieurs heures, avant d’être chargée sur un second camion pour être transportée à destination, en Israël même, ou vers un pays tiers.

    Les exportateurs palestiniens sont ainsi pénalisés par des coûts élevés de transport, sans parler du temps perdu et des risques de voir les marchandises endommagées par ces procédures fastidieuses. Le nombre de camions, et par conséquent le volume de marchandises transportées, est aussi fortement limité par l’engorgement qu’on observe quotidiennement sur les points de contrôle, à quoi peut s’ajouter la simple décision israélienne de mettre un frein à la circulation à tout moment et pour quelque raison que ce soit. Par contraste, la mise en place de couloirs logistiques, dits « door-to-door », vient considérablement fluidifier et réduire le coût du fret commercial.

    Moyennant le suivi d’un protocole strict établi par l’armée israélienne, des entreprises pourront acheminer leurs cargaisons à bon port en ne recourant qu’à un seul camion israélien et sans être inquiétées aux points de contrôle. Elles doivent pour cela aménager une cour fermée et sécurisée pour le chargement, équipée de caméras de surveillance reliées en fil continu au point de contrôle militaire le plus proche. Elles fournissent également des données détaillées sur leurs employés dont le dossier doit aussi être approuvé par l’administration militaire. Enfin, chaque camion est équipé d’un système de localisation GPS permettant la surveillance de l’itinéraire suivi à travers la Cisjordanie.

    L’économie palestinienne prise dans une guerre totale

    Il est certainement difficile de prendre toute la mesure du bouleversement radical que vivent actuellement les territoires occupés et avec eux, l’activité économique palestinienne. Plusieurs organismes palestiniens ou internationaux s’efforcent déjà de comptabiliser les pertes matérielles de la guerre en cours, et d’évaluer ses répercussions sur le PIB et le chômage palestiniens. Toute solution politique au conflit, dit-on, devra nécessairement s’accompagner d’un volet économique, et l’anticipation des coûts de la reconstruction et de la remise à flot de l’économie palestinienne constitue à chaque nouvelle guerre un gage de réactivité face à l’urgence pour les différentes parties concernées.

    Aux destructions en masse causées par les bombardements israéliens s’ajoutent en effet le renforcement du siège sur la bande de Gaza mais aussi sur la Cisjordanie, ainsi que la révocation de tous les permis de travail israéliens, ou encore le retard infligé dans le reversement des taxes à l’Autorité palestinienne. L’institut palestinien MAS évoque à cet égard une récession économique grave dont les effets se font déjà sentir dans le cours de la guerre et qui sera probablement amenée à se prolonger à ses lendemains. Le PIB aurait connu une perte d’au moins 25 % à la fin 2023 tandis que le chômage pourrait atteindre les 30 % de la population active en Cisjordanie, pour 90 % dans la bande de Gaza[13].

    Mais nous ne sommes pas là face à un affrontement entre deux États souverains et l’appauvrissement de la population palestinienne, de même que les risques sérieux de famine ne sont pas fortuits. Des rapports publiés à la suite des précédentes guerres confirment la volonté délibérée de l’armée israélienne de s’en prendre aux moyens matériels de subsistance[14]. Il en va de même des restrictions imposées sur le trafic de personnes et de marchandises, lesquelles ne s’appliquent pourtant pas aux agriculteurs de Cisjordanie dont les productions sont venues suppléer à l’interruption de l’activité agricole en Israël et ainsi participer à son effort de guerre.

    Cette multiplicité des mécanismes à l’œuvre et les diverses logiques de pouvoir qu’ils recouvrent montrent que l’économie n’est pas une victime collatérale de l’affrontement colonial en cours mais en constitue bien un terrain privilégié. La question dès lors n’est pas vraiment celle des coûts de la guerre et de la reconstruction, pas plus qu’elle ne devrait être celle des points de croissance à gagner pour remporter le silence des populations. Mais elle est plutôt celle des moyens à mettre en œuvre pour prémunir la société palestinienne d’une dépossession, d’un enrôlement ou encore d’un assujettissement qui se produisent dans l’économie même, et contre une guerre qui se veut plus que jamais totale.

    *

    Illustration : « Les toits de Jérusalem », 2007. Sliman Mansour, peintre palestinien.
    Notes

    [1] Taher Labadi, 2020, « Économie palestinienne : de quoi parle-t-on (encore) ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 147 | 2020, DOI : https://doi.org/10.4000/remmm.14298

    [2] Omar Jabary Salamanca, Mezna Qato, Kareem Rabie, Sobhi Samour (ed.), 2012, Past is Present : Settler Colonialism in Palestine, Settler colonial studies, Hawthorn.

    [3] Shafir Gershon, 1989, Land, Labor and the Origins of the Israeli-Palestinian Conflict, 1882 – 1914, Cambridge University Press, Cambridge.

    [4] Sternhell Zeev, 2004, Aux origines d’Israël : entre nationalisme et socialisme, Fayard, Paris.

    [5] George Mansour, 1936, The Arab Worker under the Palestine Mandate, Jerusalem.

    [6] Aziz Haidar, 1995, On the margins : the Arab population in the Israeli economy, New York, St. Martin’s Press.

    [7] CNUCED, 2018, Rapport sur l’assistance de la CNUCED au peuple palestinien : évolution de l’économie du territoire palestinien occupé, 23 juillet, Genève.

    [8] Leila Farsakh, 2005, Palestinian Labor Migration to Israel : Labor, Land and Occupation, Routlege, London.

    [9] MAS, 2023, How To Read the Economic and Social Implications of the War on Gaza, Gaza War Economy Brief Number 4, Ramallah.

    [10] CNUCED, op. cit.

    [11] Taher Labadi, 2023, Le chantage aux financements européens accable la Palestine, OrientXXI URL : https://orientxxi.info/magazine/le-chantage-aux-financements-europeens-accable-la-palestine,6886

    [12] Walid Habbas et Yael Berda, 2021, « Colonial management as a social field : The Palestinian remaking of Israel’s system of spatial control », Current Sociology, 1 –18.

    [13] MAS, op. cit.

    [14] UN, 2009, Rapport de la Mission d’établissement des faits de l’Organisation des Nations Unies sur le conflit de Gaza.
    Bibliographie indicative

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    Omar Jabary Salamanca [et al.], eds., Past is Present : Settler Colonialism in Palestine, Settler Colonial Studies, vol. 2, no. 1 (2012).

    #colonialisme_israélien_terrain_économique #main-d’œuvre_palestinienne #révocation_des_permis_de_travail_en_Israël #corruption_de_l’Autorité_palestinienne