L’assaillant de l’#attaque au couteau d’Annecy a été mis en examen pour « tentatives d’assassinats » et « rébellion avec armes ». Pour l’heure, ses motivations restent sans explication. Depuis quelques mois, ce réfugié syrien chrétien venu de Suède passait ses nuits dans une rue du centre-ville et ses journées près du lac. De nombreux témoins décrivent un homme marginalisé, « calme » et « discret ».
Les caméras des chaînes de télévision ont défilé, au lendemain du drame, rue Royale à Annecy, attirant les regards des curieux venus se promener ou faire des achats. C’est ici, sous le porche d’un immeuble situé entre deux magasins de vêtements, que l’assaillant de l’attaque au couteau ayant blessé six personnes, dont quatre enfants en bas âge, jeudi au Pâquier, avait ses habitudes à la nuit tombée. Le jour de l’attaque, les forces de l’ordre sont venues en nombre pour interroger les commerçant·es et habitant·es du secteur.
« On le voyait tous les soirs et il avait ses rituels, il venait à 19 heures à la fermeture », confie le responsable d’un magasin situé en face de l’immeuble. L’homme se couchait sur des cartons et disposait d’un sac de couchage, poursuit-il, mettait ses écouteurs dans les oreilles avant de s’endormir, assez tôt. Le commerçant se dit encore « choqué » de savoir qu’il a pu commettre une telle horreur la veille. « Il était très propre. Je n’ai jamais remarqué un comportement étrange. Je me suis demandé plusieurs fois comment il en était arrivé là car il avait l’air jeune. »
En fin de matinée, Paul*, un habitant de l’immeuble, peine toujours à croire que le sans-abri de 32 ans qui dormait en bas de chez lui et avec lequel il avait des « échanges cordiaux » ait pu commettre l’innommable. Alors qu’il rentre à son domicile, il raconte l’avoir vu chaque soir sous ce porche, depuis l’hiver dernier. Il décrit un homme « assez poli et très discret », solitaire, souvent sur son téléphone. « Il était respectueux, ne laissait pas ses affaires traîner et gardait l’endroit propre. Je ne l’ai jamais vu alcoolisé ou drogué, il ne montrait aucun signe religieux. »
Lorsqu’il lui arrivait de ressortir après 19 h 30 ou 20 heures, le réfugié syrien dormait déjà. « [Le matin], je pense qu’il partait assez tôt car il n’était plus là quand je partais au boulot. » Constatant qu’il ne venait là que pour dormir, Paul était persuadé qu’il était en parcours d’insertion, voire qu’il travaillait. « Il s’entretenait, aussi. Il se brossait les dents et recrachait l’eau dans la bouche d’égouts, se coupait les ongles… » Parmi tous les sans-abris présents dans le quartier, lui était « celui qui ne faisait pas de bruit ». Son acte en est d’autant plus incompréhensible. « On est complètement sous le choc, c’est glaçant », confie-t-il en précisant avoir un petit enfant.
Repéré par de nombreux habitants
L’un des voisins de Paul a tenté de créer du lien avec le réfugié syrien chrétien venu de Suède. Il savait qu’il avait une famille là-bas. « On savait qu’il était en demande d’asile. Mais si on laisse les gens sept mois à la rue, si on ne s’en occupe pas, c’est une machine à drames… Surtout pour des personnes ayant un passé en Syrie, qui viennent potentiellement avec des traumatismes », estime Paul sans pour autant justifier l’acte de l’assaillant.
Thierry, un habitant d’Annecy, partage lui aussi son incompréhension face à l’horreur. Son père avait repéré l’homme depuis une dizaine de jours, sur le secteur du Pâquier en journée, tout comme les patrons de location de pédalos situés au bord du lac ou les vendeurs de glaces postés près du pont des Amours. « Mon père est cycliste et emprunte ce trajet un jour sur deux, il l’a vu à chaque fois. Il était assis sur un banc avec son sac, il regardait en direction du lac. Il se lavait dans le lac. » Encore en état de choc, ce dernier a préféré ne pas témoigner.
Il aurait éprouvé une forme de culpabilité à n’avoir pas agi. Mais pour quoi faire ? Signaler un homme dont le comportement n’était pas problématique ? « Il s’est posé beaucoup de questions, s’étonnant d’être parfois arrêté et contrôlé à vélo et lui pas. » La folie humaine ne doit pas « nous diviser », ajoute Thierry, et un acte comme celui-ci ne doit pas remettre en cause « notre accueil des réfugiés ». Il suggère la création d’une brigade spécialisée au sein de la police municipale, qui serait chargée des personnes en situation de rue et irait à leur rencontre.
« On ne peut pas attendre que ces gens viennent à nous puisqu’ils sont isolés. Leur état psychologique fait parfois qu’ils se replient sur eux-mêmes. Il faut des capacités d’écoute pour créer du lien », dit encore Thierry. Une tendance que confirme Bertrand de Fleurian, délégué départemental de l’Ordre de Malte et chef de maraudes à Annecy, qui a lui aussi repéré l’homme syrien lors de distributions au centre-ville. Ce dernier ne figurait pas parmi leurs « habitués », mais une aide lui avait été proposée lors de différentes maraudes.
« Il ne voulait jamais rien, il répondait de manière calme et polie le soir bien qu’il dormait parfois. » Certains refusent le contact, soit parce qu’il y a un problème « psy », soit parce qu’ils reçoivent déjà de l’aide en journée. « Dans ces cas-là, poursuit Bertrand, on n’insiste pas, on repasse le lendemain. » A-t-il été pris par un coup de folie ?, s’interroge-t-il. « On pouvait difficilement s’attendre à un tel acte venant de ce profil. » D’autres associations venant en aide aux sans-abris, comme les Suspendus d’Annecy, n’ont pas croisé sa route.
Précarité matérielle et déclassement social
Pour l’heure, les raisons et la motivation de la terrible attaque de jeudi matin restent sans explication. Alors que sa garde à vue s’achevait samedi 10 juin, le réfugié syrien a été mis en examen pour « tentatives d’assassinats » et « rébellion avec armes » après avoir été déféré devant deux juges d’instruction, a annoncé la procureure de la République, Line Bonnet-Mathis. L’homme, qui a également été présenté à un juge des libertés et de la détention samedi matin, a été placé en détention provisoire.
La garde à vue du réfugié syrien n’a pas permis d’en savoir davantage sur son mobile, l’intéressé se montrant très agité et peu coopératif avec les enquêteurs. On en sait toutefois un peu plus sur son parcours depuis le dépôt de sa demande d’asile en France, en novembre 2022.
Reconnu réfugié en Suède depuis dix ans, où il a une femme et un enfant, il aurait quitté le pays après avoir essuyé deux refus pour une demande de naturalisation. Libre de circuler dans l’espace Schengen, il serait passé par l’Italie et la Suisse avant de gagner la France, et aurait déposé une nouvelle demande d’asile à Grenoble, bien qu’on en ignore encore le motif. « Il y a un côté un peu bizarre » à cela, a souligné le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, sur BFMTV. Le 4 juin, sa demande a été jugée irrecevable.
Karine Gatelier, anthropologue chargée d’action recherche dans l’association Modus Operandi (Modop), tente de « comprendre pourquoi, à un moment donné, des personnes se saisissent de [la] violence ». Elle envisage qu’après dix ans en Suède, l’assaillant ait pu ensuite être projeté dans une précarité matérielle et un déclassement social très forts. Un phénomène courant pour les demandeurs et demandeuses d’asile.
« On leur réserve une certaine misère », analyse celle qui est aussi bénévole auprès de l’association Accueil demandeurs d’asile (ADA) à Grenoble. « Cette misère ne correspond pas à la vie qu’ils et elles avaient au pays. On observe depuis plusieurs années que la santé mentale des personnes en demande d’asile se dégrade, des rapports d’associations en témoignent. Et le suivi est très insuffisant. »
Non-hébergement, interdiction de travail, perte d’autonomie, allocation pour demandeur d’asile en deçà du seuil de pauvreté qui n’est pas toujours versée… Même avec une prise en charge, de nombreux acteurs pointent souvent une forme de « contrôle social », qui limite les mouvements et la prise de décision des demandeurs d’asile.
Pour Nicolas*, un travailleur social dans la demande d’asile, les réfugiés survivent parfois à la rue après avoir vécu la route de l’exil, les violences physiques et sexuelles, la torture ou l’esclavagisme, charriant des séquelles non soignées, et font un « grand plongeon dans la précarité », confrontés à un système administratif particulièrement complexe. « On peut voir des cas de dépression chronique ou de décompensation. »
Que la réponse à leur demande de protection soit positive ou négative, les réactions peuvent varier : « Je compare souvent ça à un examen, avec un enjeu encore plus fort. Après avoir tout donné, le corps relâche et n’a plus d’énergie. Et s’il y a des fragilités psychiques chez quelqu’un, c’est là qu’elles s’expriment. » En cas de rejet, détaille-t-il, il peut y avoir beaucoup d’incompréhension, un fort sentiment de rejet, un gros passage à vide ou une remise en question du parcours.
Dans le cas du réfugié syrien ayant commis l’attaque au couteau, Nicolas estime que les mois passés en situation de rue ont pu avoir une incidence sur son état physique et mental. « Il n’est jamais rentré dans le dispositif national d’accueil, ce qui montre un déficit lié au nombre de places d’hébergement. Les hommes isolés sont davantage laissés à la rue. » Selon la mère de l’assaillant, qui s’est confiée à l’AFP, celui-ci souffrait d’une « grave dépression » et ses échecs pour obtenir un passeport suédois avaient aggravé son état. Au moment du drame, il n’était « ni sous l’emprise de stupéfiant ni sous l’emprise d’alcool », a indiqué la procureure d’Annecy.
Cela étant dit, tous ceux qui obtiennent un hébergement n’iront pas « forcément bien », poursuit Nicolas. « Ça reste un élément favorisant pour qu’ils aillent mieux. Mais le morcellement du parcours, la pression du système d’asile, la rupture avec la communauté de vie ou la non-prise en compte de besoins essentiels sont autant de facteurs qui peuvent jouer. » Cela pourrait être le cas, songe-t-il, du réfugié soudanais ayant tué deux personnes en avril 2020 lors d’un attentat à Romans-sur-Isère – le mobile terroriste avait été retenu. « Il allait bien jusqu’à ce qu’il se retrouve isolé, loin de ses amis. Il voulait aussi que sa femme puisse le rejoindre mais la procédure était trop longue. »
D’autres exilés en situation d’errance à Annecy
Vendredi après-midi, avenue du Stand à Annecy, un groupe de quatre jeunes Afghans patientent devant les bureaux de la Structure de premier accueil des demandeurs d’asile (Spada), gérée par la Fédération des œuvres laïques, mandatée par l’État pour cette mission. Les portes restent closes et pourtant, personne ne bouge. Ils disent avoir appris à « attendre » ; ce mot qui revient sans cesse lorsqu’ils réclament leur droit à l’hébergement ou l’état d’avancement de leur dossier.
Depuis jeudi et l’attaque au couteau, ils sont inquiets. « Ce qu’il a fait est si terrible, on a peur que les gens n’aiment plus les réfugiés à cause de ça. De tels actes vont rendre la vie des immigrés très difficile en France », soupire l’un d’eux. À 28 ans et après avoir fui l’Afghanistan, il reconnaît du bout des lèvres survivre dans la rue, dormant dans les parcs ou la gare à la nuit tombée. « Que peut-on faire ? » Sa demande d’asile est toujours en cours.
« Moi, c’est pareil », lâche son voisin, honteux, plongeant ses grands yeux verts dans le vide. Un troisième a vu sa demande d’asile définitivement rejetée. « Pas de logement, pas de travail, pas d’allocation, pas de papiers », résume-t-il.
Non loin de là, en fin d’après-midi, Erwin, Junior et leurs amis tuent le temps, près de leur tente, en face du canal. Ils auraient préféré, disent-ils, que l’assaillant vienne les attaquer eux plutôt que les enfants. « C’est une grande faiblesse de s’en prendre à des gamins. On ne cautionne pas ça. »
La veille, une bénévole du quartier est venue les prévenir que des groupes d’extrême droite se réuniraient à Annecy dans la soirée. « Donc on dort dans notre tente la nuit et ils peuvent venir nous faire du mal, juste parce qu’ils généralisent et qu’ils sont racistes », déplore Erwin. L’un de leurs amis, qui se surnomme Tupac, déboule complètement ivre.
« Tous les jeunes isolés ici deviennent des légumes parce que les autorités refusent de les aider », commente son voisin, originaire de Seine-Saint-Denis, qui a tout perdu après un divorce. « Aujourd’hui, quelqu’un arrive et va bien, demain il rigole tout seul dans la rue. » Pour Junior, ancien mineur non accompagné pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance qui leur rend visite régulièrement, les gens « pètent un câble » parce qu’ils sacrifient tout ce qu’ils ont pour fuir leur pays. « Ils viennent en Europe et espèrent y avoir une certaine vie, mais ils se retrouvent à la rue, sans travail. Ils ne s’attendent pas à ça. »
Ilham, une ancienne bénévole de la Ligue des droits de l’homme (LDH) d’Annecy, confirme que « de nombreuses personnes » sont en situation d’errance dans la ville, y compris des femmes avec enfants contraintes de vivre dans la rue. Elle est le contact de référence pour les demandeurs et demandeuses d’asile et réfugié·es, et bien qu’elle ait cessé ses activités auprès de la LDH, beaucoup de jeunes continuent de l’appeler en cas d’ennui. Elle confirme un déficit de places d’hébergement et de prise en charge pour ce public.
Près de la gare en fin de journée, des réfugiés soudanais et érythréens partagent le même sentiment. Arrivé à Paris en 2018, Muhammad* a vécu dans la rue avant d’être réorienté par la préfecture vers la Haute-Savoie. Il explique avoir dû affronter le racisme. « Je demandais aux gens en anglais de m’aider, ils s’éloignaient de moi comme s’ils avaient peur. Leur chien avait plus de valeur que moi. »
Il rencontre une assistante sociale qui mélange les papiers des uns et des autres parce qu’elle les confond. « J’ai mis quatre ans à avoir mes papiers. Et dès le départ, ils ont fait une erreur sur mon âge, me donnant dix ans de moins, ce qui m’a posé des problèmes pour tout. »
Mais surtout, il désespère de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de sa femme et de son fils coincés en Égypte, faute d’autorisation de travail jusqu’à l’obtention de son statut de réfugié. « Ça m’a rongé l’esprit. Tu ajoutes à ça le stress et le racisme, il y a de quoi te rendre fou. » Il dit avoir appris le français seul – « qu’est-ce qu’on peut faire avec 50 heures dispensées par l’Office français de l’immigration et de l’intégration ? » – et travailler là où il le peut : BTP, peinture, restauration… Aujourd’hui, le trentenaire fait aussi du bénévolat auprès de la LDH et d’une association qui vient en aide aux personnes âgées.
Repenser à tout ce qu’il a traversé lui « serre le cœur », dit-il en arabe. Il espère pouvoir avancer sereinement, mais ne cache pas cette forme de ressentiment à l’égard d’un État qui a tout fait pour lui faire comprendre qu’il n’était pas le bienvenue. « On est venus légalement ici. Il y a des lois. S’ils ne veulent plus de ces lois, qu’ils les retirent, et on partira. »
Muhammad dit avoir tout quitté – une belle villa, un hôtel dont il était propriétaire, un travail et des proches – pour fuir un dictateur et recouvrer la liberté qu’il chérissait tant. « Liberté, égalité, fraternité ; c’est uniquement sur le papier », regrette-t-il. Il ignore pourquoi l’auteur de l’attaque au couteau a agi ainsi. Lui et ses amis ne l’avaient jamais croisé. Mais, insiste-t-il, « il faut s’occuper des gens ».