• Des nouveaux philosophes

    « De l’autre côté de la scène, de jeunes « entrants » dans le champ intellectuel de l’époque, les « nouveaux philosophes », font de l’« antitotalitarisme » leur fonds de commerce. L’année 1977 est celle de leur consécration médiatique. André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy publient respectivement cette année-là Les Maîtres penseurs et La Barbarie à visage humain . La thèse des « nouveaux philosophes » est que tout projet de transformation de la société conduit au « totalitarisme », c’est-à-dire à des régimes fondés sur le massacre de masse, où l’État s’assujettit l’intégralité du corps social. L’imputation de « totalitarisme » est adressée non seulement à l’URSS et aux pays du « socialisme réel », mais à l’ensemble du mouvement ouvrier. L’entreprise « révisionniste » de François Furet en matière d’historiographie de la Révolution française, puis ses analyses relatives à la « passion communiste » au XXe siècle, s’appuient sur une idée analogue. Au cours des années 1970, certains « nouveaux philosophes » – dont beaucoup sont issus de la même organisation maoïste, la Gauche prolétarienne – conservent une certaine radicalité politique. Dans Les Maîtres penseurs, A. Glucksmann oppose la plebs à l’État (totalitaire) avec des accents libertaires que ne renieraient pas les adeptes actuels de la « multitude », et qui expliquent en partie le soutien qu’il reçut à l’époque de Michel Foucault. Le temps passant, ces penseurs se sont toutefois progressivement acheminés vers la défense des « droits de l’homme », de l’ingérence humanitaire, du libéralisme et de l’économie de marché. Au cœur de la « nouvelle philosophie », figure un argument relatif à la théorie. Cet argument a ceci d’intéressant qu’il provient de la vieille pensée conservatrice européenne, et particulièrement d’Edmund Burke. André Glucksmann le résume en une formule : « Théoriser, c’est terroriser ». Burke attribuait les conséquences catastrophiques de la Révolution française (la Terreur) à l’« esprit spéculatif » de philosophes trop peu attentifs à la complexité du réel, et à l’imperfection de la nature humaine. Selon Burke, les révolutions sont le produit d’intellectuels toujours prêts à accorder davantage d’importance aux idées qu’aux faits qui ont passé le « test du temps ». Dans une veine similaire, A. Glucksmann et ses compagnons soumettent à critique la tendance qui, dans l’histoire de la pensée occidentale, prétend saisir la réalité dans sa « totalité », et entreprend sur cette base de la modifier. Une tendance qui remonte à Platon, et qui, via Leibniz et Hegel, débouche sur Marx et le marxisme. L’assimilation de la « théorisation » à la « terreur » repose sur le syllogisme suivant : comprendre le réel dans sa totalité revient à vouloir se l’assujettir ; or, cette ambition conduit inéluctablement au goulag. On conçoit, dans ces conditions, que les théories critiques aient déserté leur continent d’origine à la recherche de contrées plus favorables. Le succès des « nouveaux philosophes » a valeur de symptôme. Il en dit long sur les transformations subies par le champ politique et intellectuel de l’époque. Ces années sont celles du renoncement à la radicalité de 1968, de la « fin des idéologies », et de la substitution des « experts » aux intellectuels. La création en 1982 de la Fondation Saint-Simon – qui fit se rencontrer, selon l’expression de Pierre Nora, « des gens qui ont des idées avec des gens qui ont des moyens » –, par Alain Minc, François Furet, Pierre Rosanvallon et quelques autres, symbolise l’émergence d’une connaissance du monde social supposée exempte d’idéologie.[...] L’atmosphère des années 1980 est à mettre en rapport avec les bouleversements « infrastructurels » qui affectent les sociétés industrielles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’un des principaux est l’importance prise par les médias dans la vie intellectuelle. Les « nouveaux philosophes » furent le premier courant philosophique télévisé. Sartre et Foucault apparaissent certes eux aussi à cette époque dans des entretiens filmés, mais ils auraient existé, ainsi que leurs œuvres, en l’absence de télévision. Il en va autrement de Bernard-Henri Lévy et d’André Glucksmann. À bien des égards, les « nouveaux philosophes » sont des produits médiatiques, leurs ouvrages – en plus de signes reconnaissables : chemise blanche, mèche rebelle, posture « dissidente » – étant conçus en tenant compte des contraintes de la télévisionnote. L’intrusion des médias dans le champ intellectuel bouleverse les conditions d’élaboration des théories critiques. Elle constitue un élément supplémentaire expliquant le climat hostile qui s’instaure en France à partir de la fin des années 1970. Ainsi, l’un des pays où les théories critiques avaient le plus prospéré au cours de la période précédente, avec les contributions d’Althusser, Lefebvre, Foucault, Deleuze, Bourdieu, Barthes et Lyotard notamment, a vu sa tradition intellectuelle dépérir. Certains de ces auteurs ont continué à produire des œuvres importantes au cours des années 1980. Mille Plateaux de Deleuze et Guattari paraît en 1980, Le Différend de Lyotard en 1983, et L’Usage des plaisirs de Foucault en 1984. Mais la pensée critique française a alors perdu la capacité d’innovation qui avait été la sienne antérieurement. S’instaura alors une glaciation théorique, dont à certains égards nous ne sommes pas encore sortis. » (Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques )

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