Trois associations déposent une plainte contre le magazine identitaire « Frontières »
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Trois associations déposent une plainte contre le magazine identitaire « Frontières »
Par Aude Dassonville
Trois associations de défense de droits humains ont déposé, mercredi 30 avril, une plainte en diffamation avec constitution de partie civile contre le trimestriel identitaire et anti-immigration Frontières, a appris Le Monde auprès d’Utopia 56, de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP). Dans un hors-série paru fin janvier, intitulé « Invasion migratoire : les coupables », le magazine dirigé par le militant d’extrême droite Erik Tegnér établissait une liste d’associations et d’avocats (mais aussi de juges ou de journalistes) qu’il accusait de s’enrichir d’argent public en faisant du droit des personnes exilées un « véritable business ».
Une incrimination considérée par les parties civiles comme diffamatoire, au même titre qu’une autre charge, nichée au cœur de cinq phrases retenues dans la plainte : « Il leur est reproché de s’immiscer dans les prérogatives de régularisation du préfet et d’user en ce sens de son influence pour imposer ses décisions au représentant de l’Etat. » Pour leur avocat, Emmanuel Daoud, « ces graves imputations constituent des comportements illicites et contraires à la morale commune et la probité et, partant, portent atteinte à l’honneur et à la considération des associations visées ».
« C’est l’idée même de l’accès au droit qui est attaquée »
Contacté par Le Monde, M. Tegnér a réagi en comparant ces trois associations au « triangle du diable de l’immigrationnisme ». « Que notre enquête les a dérangées, cela ne me surprend pas, ajoute-t-il. C’est cela, le pays des droits de l’homme et de la liberté de la presse, il faut qu’ils s’habituent au pluralisme, désormais ! »
Dès la parution du titre, à l’époque, le Conseil national des barreaux (qui représente tous les avocats français) avait saisi le parquet. Les associations, elles, ont réfléchi jusqu’à la limite de la prescription avant d’agir, de crainte de « donner trop de visibilité à ce magazine, reconnaît Nathalie Tehio, avocate et présidente de la LDH. Mais nous avons estimé qu’au-delà de diffuser ces idées de manière pernicieuse c’est l’idée même de l’accès au droit qui est attaquée. »
Début avril, le titre a une nouvelle fois largement pris la lumière après qu’a été publiée une nouvelle liste, composée cette fois de collaborateurs parlementaires (de députés de La France insoumise, parti présenté comme celui de « l’étranger »), accusés d’être engagés dans des « combats d’extrême gauche ». Une manifestation de protestation, organisée dans les jardins de l’Assemblée nationale, avait vu l’exfiltration houleuse de trois collaborateurs de Frontières – un incident abondamment relayé par la chaîne CNews et la station Europe 1.
Qualifiées – au même titre que le Secours catholique, la Cimade, France Terre d’asile, Emmaüs, etc. – d’« associations promigrants » dans le numéro de janvier, Utopia 56, la LDH et le MRAP sont « présentées comme complices d’une “submersion migratoire” intentionnellement organisée, ajoute Bernard Schmid, avocat et membre du bureau national du MRAP. Si on suit le raisonnement de ce magazine, soit ces associations sont naïves, soit elles sont à la solde d’intérêts étrangers. Dans les deux cas, c’est diffamatoire ! »
« Ne pas laisser faire fait partie de notre boulot »
Dans un communiqué qui devait paraître lundi, les associations plaignantes estiment en outre que les propos incriminés « manipulent la réalité pour polariser les débats et diffuser une idéologie radicale alimentant la peur et la haine ». Plus globalement, c’est la dissémination d’une « idéologie, de facto raciste, xénophobe, et donc illégale, sans que cela se voie réellement » qu’elles souhaitent dénoncer. « Ne pas laisser faire fait partie de notre boulot, insiste Yann Manzi, cofondateur et délégué général d’Utopia 56. Ça suffit, de nous livrer à la vindicte populaire avec des mensonges, et c’est dangereux pour ceux qui travaillent. »
Cette association d’aide aux personnes exilées et vivant dans la rue compte si peu « subir les attaques » qu’elle a également déposé, seule, trois autres plaintes. La première vise Europe 1, qui a diffusé sur son antenne et publié sur son site Internet, le 4 février, un reportage accusant l’« extrême gauche » de soutenir et de financer « 150 squats en France », dans lequel Utopia 56 (mais aussi l’association Borders) est nommément citée. « L’article ne fait aucun doute quant à sa volonté d’accuser l’association Utopia 56 de se prêter à ces activités illégales, relève Me Daoud dans la plainte. Aucune mesure de ton, aucune nuance [hormis l’emploi d’un conditionnel dans le sous-titre] n’est apportée à cette accusation. »
Les deux autres plaintes concernent Frontières et l’hebdomadaire conservateur Valeurs actuelles, l’un et l’autre ayant repris cette affirmation telle quelle. « Est-ce là du journalisme, ou ne s’agit-il pas plutôt de désinformation ? », interroge M. Mazi, dont l’association a adopté, mardi 29 avril, la charte de Marseille sur l’information et les migrations, qui vise à promouvoir une « couverture de qualité, précise, complète et éthique des questions migratoires ». Pas exactement celle qu’il reconnaît à Frontières.
Dans une analyse menée pour la Fondation Jean-Jaurès, parue mi-mars, l’écrivain Raphaël Llorca concluait de sa lecture méthodique du média, anciennement connu sous le nom de Livre noir, qu’il représente pour la République une menace « antilibérale et antidémocratique ».