Douglas M. Lindsay aurait dû passer sa vie derrière les barreaux. Accusé en 1996 d’avoir organisé un trafic de crack dans son quartier, cet ancien militaire afro-américain, alors âgé de 26 ans, n’avait jamais été condamné auparavant et aucun acte de violence ne lui était reproché. Rien n’y a fait : son sort a été scellé par une procédure pénale sans indulgence dans les affaires de drogue, en vigueur aux Etats-Unis depuis les années 1980. Ce système, aujourd’hui controversé, fait de l’Amérique la championne de l’incarcération de masse : alors que le pays totalise 5 % de la population mondiale, ses prisons enferment un quart de l’ensemble des détenus de la planète.
Entre 1980 et 2014, la population carcérale a connu une explosion de 340 %
Finalement, M. Lindsay ne mourra pas en prison. Usant de l’un des rares leviers à sa disposition pour promouvoir une justice plus équitable, le président des Etats-Unis lui a accordé une grâce, en juillet 2015 : l’homme est sorti de prison à la fin de l’année.
Au cours de son second mandat, Barack Obama s’est démarqué de ses prédécesseurs en multipliant ces gestes de mansuétude. « L’Amérique est le pays de la seconde chance et ces gens, qui ne sont pas des criminels endurcis, méritent une seconde chance », aime-t-il à rappeler. Au total, il a gracié quelque 240 prisonniers, non violents, pour la plupart condamnés dans des affaires de drogue. Une goutte d’eau qui passe inaperçue dans un univers carcéral saturé par la détention de 2,2 millions de personnes, soit 1 adulte sur 110.
(...) 5 g ou 500 g, même tarif
Les deux candidats démocrates en course pour l’investiture à la Maison Blanche, Hillary Clinton et Bernie Sanders, se sont saisis du sujet et ont promis de réformer (pour la première), voire de supprimer (pour le second), le système des « peines minimales obligatoires ». En multipliant les condamnations lourdes et sans discrimination, ces « mandatory minimum sentences » ont rempli les prisons. Les républicains se sont faits plus discrets, mais deux propositions de loi sont actuellement portées par des élus des deux camps au Congrès pour amender le système arbitraire de ces peines planchers.
L’année électorale n’est guère propice à leur examen : les opposants, inquiets de voir libérer « des criminels », bataillent contre toute évolution de la loi. Mais les promoteurs des textes ne désespèrent pas de les voir aboutir avant les élections générales de novembre. En outre, estime Molly Gill, chargée des relations avec les responsables politiques au sein de l’organisation Families Against Mandatory Minimums (FAMM), « la culture de la sévérité des peines liées à la drogue a changé et le Congrès devra le prendre en compte, tôt ou tard. Au niveau de nombreux Etats, les réformes ont déjà commencé ».
En attendant, le système de répression amorcé dans les années 1980, après une décennie de « guerre contre la drogue », décrétée par le président Richard Nixon en 1971 à l’extérieur et à l’intérieur des Etats-Unis, a sévi plus de trente ans, remplissant les prisons, détruisant les cellules familiales, jetant derrière les barreaux plus d’Afro-Américains que de Blancs. Par quel processus un pays dont le niveau de criminalité est sensiblement le même que celui des autres pays occidentaux incarcère-t-il 716 personnes pour 100 000 habitants (un chiffre qui monte à 870 pour les Noirs) contre 98 en France ou 147 au Royaume-Uni, selon les chiffres de Prison Policy Initiative, un groupe qui défend une réforme de la justice pénale ? Comment expliquer qu’entre 1980 et 2014 la population carcérale ait connu une explosion de 340 % ?
C’est un fait divers tragique, qui, en 1986, a accéléré le changement
d’échelle dans la « guerre contre la drogue ». Cette année-là, Len Bias, un joueur de basket-ball prometteur de 23 ans, meurt d’une overdose. Ce drame de la cocaïne affole l’opinion publique et incite les élus à accroître la sévérité des peines à l’encontre des dealers et des détenteurs de drogue. Le Congrès adopte une loi, signée par Ronald Reagan, qui privilégie la punition immédiate et automatique aux condamnations avec sursis. Toute personne trouvée en possession de 5 grammes de crack « avec intention d’en faire commerce » est désormais condamnée à 5 ans de prison ferme. Le même tarif est appliqué s’il s’agit de 500 grammes de cocaïne. En cas de violence, la peine est de 20 ans.
La loi des « trois coups »
Outre le systématisme des peines planchers, la disparité entre les deux produits – justifiée à l’époque par une gradation dans leur dangerosité – induit des discriminations raciales aux effets toujours visibles aujourd’hui. Le crack étant plus répandu dans les quartiers pauvres, noirs ou latinos, son utilisation et son trafic mènent en prison une proportion plus forte de jeunes Afro- Américains. Alors qu’ils représentent 12 % de la population, les hommes noirs constituent 41 % de la totalité des prisonniers américains, selon une étude publiée le 16 mars par la Brookings Institution, un cercle de réflexion libéral. De son côté, l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) estime qu’un adulte noir sur quinze a fait un séjour derrière les barreaux. En 1995, un rapport de l’US Sentencing Commission, une agence indépendante officielle, confirmait que la disparité de traitement selon les substances en cause avait conduit « à punir plus sévèrement les petits revendeurs de crack, principalement des Afro-Américains, que les gros pourvoyeurs de poudre ». Le Congrès refusera toutefois de tenir compte de cet avis pour faire évoluer la loi.
« Il faut rappeler qu’au fil des années les textes les plus sévères ont été votés à la fois par les démocrates et les républicains », précise Mme Gill. Ce fut notamment le cas en 1994, sous la présidence de Bill Clinton, qui confirma le système des peines minimales obligatoires et subordonna la construction de nouvelles prisons à l’absence de libération conditionnelle. Sa loi dite « des trois coups », qui permet de prononcer des peines de prison à vie pour des personnes commettant un troisième délit ou crime, a aussi contribué à l’incarcération de masse. « J’ai signé un texte qui a aggravé la situation », a admis, en juillet 2015, l’ancien président américain devant le congrès de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP). Aujourd’hui, la moitié des personnes condamnées à des peines de prison au niveau fédéral le sont pour des délits liés au trafic de drogue, de même que 20 % de celles qui sont détenues dans les prisons des Etats. « Or cette politique n’a rien résolu, souligne Mme Gill. Il y a toujours de la drogue, et le pays est confronté au problème de l’héroïne. »
Allongement spectaculaire des peines
Le systématisme des peines planchers a pourtant continué de créer des cas aberrants, tels que des condamnations à vie ou à des peines de plusieurs dizaines d’années de prison pour des faits sans violences. La durée des peines a connu un allongement spectaculaire entre 1988 et 2012 pour les affaires liées à la drogue et aux armes. Or toute période de détention contribue à déstabiliser les familles et à accentuer les inégalités sociales, soulignent les partisans d’une justice plus équitable. « Sans l’incarcération de masse, bien moins de gens auraient connu la pauvreté. Et je ne parle pas seulement des familles dont un membre est derrière les barreaux, mais aussi des 600 000 personnes libérées chaque année et qui connaissent un taux de chômage de 60 % », expliquait récemment Mme Clinton, qui admet être en porte-à-faux avec la politique poursuivie par son président de mari au milieu des années 1990.
Au fil du temps, néanmoins, l’évidence de l’iniquité de ce système et des interrogations sur le sens même des sanctions ont fini par faire leur chemin. En 2010, Barack Obama a signé une loi supprimant les disparités entre crack et cocaïne et a mis fin aux peines minimales obligatoires dans les cas de simple possession de drogue. En 2015, sur recommandation de l’US Sentencing Commission, plusieurs milliers de prisonniers ont pu bénéficier d’une liberté conditionnelle. Quant au ministère de la justice, il recommande désormais plus de clémence et de proportionnalité pour les petites infractions liées à la drogue. « L’objectif n’est pas de faire sortir tout le monde de prison, explique Greg Newburn, de la FAMM. Mais il faut que chacun reçoive une sanction appropriée à sa situation, en fonction de son histoire. » Dans la plupart des cas, l’état mental de l’accusé et son niveau d’implication dans l’infraction ne sont pas pris en compte.
La nécessité de réformer ces procédures relève aussi de raisons plus terre à terre. Le budget nécessaire à l’incarcération de 2,2 millions de personnes est pharaonique : quelque 80 milliards de dollars par an, assumés en majeure partie par les Etats, selon la Brookings Institution. « Le ministère de la justice y consacre aussi 30 % de son budget »,
souligne Mme Gill. Et ce chiffre est en constante augmentation. L’ampleur de la coalition qui, aujourd’hui, défend une réforme souligne la diversité des motivations, qu’elles soient financières, sociales ou humanistes. Des démocrates les plus libéraux aux milliardaires républicains les plus conservateurs, des religieux de toutes origines aux libertariens : un quasi-consensus s’est installé.
Cercle infernal
« Il y a dix ans, parler de réformer le système pénal et carcéral était un suicide politique », a confié l’ancien candidat à l’investiture démocrate Jim Webb, qui en a fait son cheval de bataille, lors d’un débat sur la question organisé par l’ambassade de France à Washington, le 8 mars. « Auparavant, ce sujet était considéré comme une préoccupation exclusivement libérale ; elle est devenue une question bipartisane. Les Etats les plus conservateurs s’en sont emparés, confirme M.
Newburn. Les responsables politiques se sont rendu compte qu’il fallait certes assurer la sécurité des citoyens, mais à un coût minimal, et que l’on pouvait interroger l’efficacité de la justice pénale au même titre que celle des politiques d’éducation, des transports ou de santé. » Une prise de conscience accélérée par la crise économique de la fin des années 2000 et la nécessité de ménager les deniers publics.
Avec un taux de criminalité en baisse constante depuis plus de vingt ans, les contribuables américains semblent aussi moins enclins à voir leurs impôts passer dans la construction de nouvelles prisons et l’entretien de 2,2 millions de détenus. Si l’on ne peut exclure qu’une hausse des incarcérations entraîne une baisse du taux de criminalité, des experts estiment ce rapport de cause à effet marginal. A la FAMM, M. Newburn assure que « libérer un tiers des prisonniers américains serait sans effet sur la sécurité. Les ressources ainsi économisées permettraient de mettre plus de policiers dans les rues et d’améliorer la prévention ». Les élus de tous bords ont en tout cas compris les interrogations de leurs concitoyens, et plus de la moitié des Etats américains ont entrepris des réformes en ce sens : fin des peines planchers, suppression de la loi « des trois coups », requalification des infractions, libérations conditionnelles...
Mais aux yeux de David C. Fathi, directeur du National Prison Project au sein de l’ACLU, ces changements, si bienvenus soient-ils, ne suffisent pas. « Si des efforts ne sont pas également faits sur la vie en prison, sur la santé mentale et la réinsertion, le problème de l’incarcération de masse ne sera pas réglé. Aujourd’hui, les conditions de détention abîment tellement les gens qu’ils sont pour beaucoup incapables de se réinsérer dans la société, et risquent de récidiver et de remplir à nouveau les prisons. » Cette analyse est partagée par beaucoup alors que le taux de récidive, cinq ans après la sortie de prison, atteint des sommets : 76 %, selon les chiffres officiels. Un cercle infernal dont l’Amérique mettra des « décennies » à sortir, a déjà prévenu le président Obama.