Les traversées de la Manche de plus en plus mortelles pour les migrants, qui périssent noyés ou asphyxiés dans des canots surchargés
▻https://www.lemonde.fr/international/article/2024/08/19/les-traversees-de-la-manche-de-plus-en-plus-mortelles-pour-les-migrants_6286
Les traversées de la Manche de plus en plus mortelles pour les migrants, qui périssent noyés ou asphyxiés dans des canots surchargés
Par Julia Pascual
A Calais, ceux qui viennent en aide aux migrants disent souvent que la frontière franco-britannique tue. On pourrait préciser que, à mesure que les années passent, elle ne s’y emploie pas de la même manière. Longtemps, les migrants mouraient percutés par des voitures sur la voie rapide qui mène au port des ferrys ou en chutant des semi-remorques dans lesquels ils essayaient de se dissimuler. Depuis 2018, ils meurent de plus en plus souvent noyés dans le détroit du Pas-de-Calais. Et désormais, avant même d’atteindre le large, ils meurent piétinés par leurs compagnons d’infortune dans les embarcations pneumatiques surchargées à bord desquelles ils entreprennent la périlleuse traversée maritime.
Sara Alhashimi avait 7 ans ; Dina Al Shamari en avait 21. La première a été étouffée le 23 avril à quelques mètres de la plage de Wimereux (Pas-de-Calais). Dans des images filmées la nuit du drame par la chaîne anglaise BBC, on voit un groupe d’une centaine de personnes embarquer précipitamment dans un canot tandis que les forces de l’ordre essayent de les en empêcher à grand renfort de gaz lacrymogènes. On distingue la petite fille sur les épaules de son père parvenir à rejoindre l’embarcation et l’instant d’après disparaître pour ne jamais être revue vivante. C’était la quatrième fois que sa famille tentait la traversée. Quatre autres personnes sont mortes asphyxiées ce jour-là.
Dina, elle, est morte, sur un bateau dans la nuit du 27 au 28 juillet, aux côtés de ses deux sœurs cadettes, Nour et Fatima, de son petit frère, Abdallah, et de ses parents. C’était la cinquième tentative de traversée pour la famille. La mère, que Le Monde a rencontrée, se souvient que Dina est montée la première à bord du canot pneumatique, « contente », pressée de toucher au but. Un groupe d’hommes a suivi. « Les passeurs nous avaient dit qu’on serait soixante mais on était beaucoup plus », rapporte Amira Al Shamari.
La masse des corps entassés a tué sa fille aînée en quelques instants furtifs. « Sa sœur Nour criait “Ma sœur va mourir, sauvez-là ! Elle va s’étouffer ! Appelez les secours !” Certains disaient de ne rien faire, qu’on arriverait bientôt. Ils ont menacé de la jeter à l’eau. Les gens se sont battus à bord. Ça a duré une heure jusqu’à ce que les secours arrivent. » Des migrants ont refusé les secours et continué leur route vers l’Angleterre, d’autres ont été débarqués à Wimereux, avec le corps inanimé de la jeune « bidoun », une minorité arabe sans papiers et apatride au Koweït.
Plus de 18 500 personnes ont déjà réussi à rejoindre le Royaume-Uni depuis le début de l’année, soit un rythme qui avoisine celui, inégalé, de 2022 (année au terme de laquelle près de 46 000 personnes ont gagné le Royaume-Uni). Dans le même temps, vingt-cinq personnes sont mortes en mer, davantage qu’en 2022 et 2023, années au cours desquelles, respectivement, cinq et douze personnes ont perdu la vie, selon la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord.
« Depuis un an et notamment à la suite du renforcement des moyens policiers, nous assistons à une augmentation considérable des incidents mortels, souligne Nikolaï Posner, de l’association d’aide aux migrants Utopia 56. Alors que les autorités mènent une campagne de communication intitulée “#sauver des vies”, leur action à la frontière génère l’exact opposé. » « C’est trop pour que ça soit considéré comme des accidents », jugent à leur tour Alexia Douane et Louise Borel, de l’association Refugee Women’s Centre.
Le bilan humain s’alourdit aussi de décès intervenus en dehors des tentatives de traversées, comme celui d’un demandeur d’asile soudanais connu sous le nom de Nasreddine, en errance depuis plusieurs années sur le littoral, tombé dans un canal de Calais, le 2 août, dans des circonstances non éclaircies. Ou celui de Mohammed, un bébé de 11 mois atteint d’une grave maladie génétique, mort fin juillet dans le train qui le ramenait à Calais, sa famille voulant retenter la traversée. Ne sachant que faire, sa mère s’est rendue à l’accueil de jour du Secours catholique avec son enfant inanimé dans la poussette.
« C’est difficile de trouver des mots nouveaux pour décrire une situation qui se répète sans créer de sursaut dans l’opinion publique », confie Juliette Delaplace, chargée de mission personnes exilées sur le littoral pour le Secours catholique. Sur les campements, certains ne semblent pas mesurer les risques encourus, à l’image de ces cinq jeunes Libyens croisés lors d’une distribution alimentaire, dont l’un, Abdelsalam (il n’a pas souhaité donner son nom, comme les personnes citées par leur prénom), 25 ans, assure que la traversée peut se faire en une ou deux heures, quand il faut en réalité cinq heures à un small boat – une embarcation de fortune –, en général doté d’un moteur de trente à quarante chevaux, pour atteindre la ligne de démarcation avec les eaux anglaises par temps calme.
Interrogées sur l’augmentation des traversées mortifères, ni la préfecture du Nord ni celle du Pas-de-Calais n’ont souhaité répondre au Monde, tandis que la préfecture maritime renvoie vers ses communiqués de presse. Les raisons de cette létalité croissante semblent être multiples et partiellement intriquées. Les personnes sont de plus en plus nombreuses à bord des small boats. Au mois de juillet, les autorités ont décompté une moyenne d’environ soixante passagers par bateau – des canots de qualité médiocre mesurant en général huit mètres de long et moins de deux mètres de large – contre une quarantaine de personnes en 2023 et une trentaine en 2022, ce qui augmente les risques de naufrages ou d’asphyxie. Un phénomène que les autorités attribuent à la prise de risque croissante des passeurs. « De façon récente, on voit aussi des groupes d’Ethiopiens ou de Soudanais essayer de monter dans les bateaux au dernier moment car ils n’ont pas les moyens de payer la traversée, et cela crée des tensions », ajoute un policier sous le couvert de l’anonymat. « Il y a aussi beaucoup de panique due à la présence accrue de la police sur les plages qui crève les bateaux et gaze les gens », soulignent Alexia Douane et Louise Borel.
Adel est un Yéménite de 27 ans. Depuis le début du mois d’août, il dort dans un campement isolé dans un petit bois proche des plages de Wimereux. Dans la nuit du 13 au 14 août, il se trouvait avec un groupe de près de soixante personnes et transportait un bateau sur la plage lorsque la police est intervenue. « Ils ont essayé de crever le bateau, ils ont jeté des grenades lacrymogènes. Leur voiture a percuté le bateau. Ils ont même pointé le laser de leur arme sur nous, rapporte-t-il. C’était terrifiant. »
Malgré cette expérience, Adel retentera sa chance. Alors qu’un avion de Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes, sillonne le ciel à la recherche de groupes en partance, il raconte qu’il est né à Birmingham (Royaume-Uni) et a quitté le pays à l’âge de 4 mois. Sa sœur y vit toujours. Lui rêve de la rejoindre. Il a étudié dans ce but l’anglais des affaires, une langue qu’il parle à la perfection. Il a déjà traversé la mer Egée en canot, été refoulé une première fois par des garde-côtes grecs vers la Turquie, avant de parvenir à gagner l’espace Schengen où il se sent désormais « coincé ». Pour réunir les plus de 1 000 euros que coûte la traversée de la Manche, il a travaillé au noir plusieurs mois dans une cuisine à Athènes.
Quelle que soit la montée en puissance des moyens humains et techniques pour empêcher les départs, à grand renfort de financements britanniques, la détermination des migrants ne fléchit pas. Ahmed pleure devant la gare de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). Cet Egyptien de 50 ans a passé la nuit dans les dunes à attendre un hypothétique passage. Il s’est fait dérober les 350 euros qu’il avait sur lui pendant le court moment de sommeil auquel il a cédé. Au Caire, après vingt-cinq ans à enseigner l’arabe, Ahmed gagnait 120 euros par mois, pas de quoi faire vivre sa femme et ses quatre enfants.
Pour de nombreux migrants, le Royaume-Uni est la destination de la dernière chance. C’est le cas de la famille de Dina, qui a passé quatre ans dans la région de Munich (Bavière) sans obtenir l’asile. « Nous n’avons pas d’autre solution que d’aller en Grande-Bretagne », dit aujourd’hui encore sa mère, Amira Alshemmery, tandis que le corps de Dina est toujours à l’institut médico-légal de Lille dans l’attente de fonds pour son rapatriement au Moyen-Orient.
« Si la France nous accepte, nous resterons », souffle Fatima Norooziyan. Assise sur un lit d’hôpital de Boulogne-sur-Mer, cette Iranienne de 28 ans a elle aussi échoué à obtenir l’asile en Allemagne. Menacée d’expulsion vers l’Iran, elle a gagné la France où, du fait du règlement de Dublin, elle ne peut pas déposer une nouvelle demande. C’est pourquoi elle et son mari, Hamid Hajizadeh, voulaient se rendre au Royaume-Uni avec leur fille,
Ils viennent néanmoins de vivre une expérience traumatisante.La nuit du 11 août, alors qu’elle attendait cachée dans un bosquet de pouvoir tenter un passage, Fatima, enceinte, a été prise de fortes contractions. Le groupe avec lequel elle se trouvait a déguerpi pour ne pas être repéré par la police tandis que, en l’espace d’une heure, avec la seule aide de son mari, et devant sa fille, Fatima a accouché à même le sol d’un petit garçon. « On a eu très peur et notre fille aussi, qui a vu beaucoup de sang », dit Hamid Hajizadeh, 38 ans, marqué par la fatigue.
Là où l’accouchement a eu lieu ne restent que des traces d’attente. Des emballages alimentaires, un ticket de Western Union, une notice de gilet de sauvetage et des papiers déchirés qui racontent des parcours tortueux à travers l’Europe. « Sur les plages, c’est très dur. Ça devient “Le Radeau de la Méduse”, déplore Claire Millot de l’association Salam, qui distribue des repas aux migrants. Si on ne veut pas qu’ils partent en canot, qu’on les accueille ou qu’on leur donne des vrais bateaux. Si on ne les faisait pas vivre comme des bêtes, ils ne péteraient pas un câble. » Plusieurs associations de terrain notent un regain de tension sur le littoral, tandis que des règlements de compte violents laissent deviner la main de groupes criminels soucieux de préserver leur business.
Le temps s’est gâté sur la côte. Comme chaque année, le 15 août, une procession était organisée dans les rues de Dunkerque. Une tradition pour rendre hommage aux marins disparus en mer. « Tous ces migrants qui tentent de traverser la Manche sur des bateaux de fortune, nous ne pouvons pas ne pas y être sensibles », a déclaré à l’occasion le vicaire épiscopal Romuald Carton, avant d’embarquer sur un bateau de la Société nationale de sauvetage en mer et d’aller bénir les eaux à la sortie du port. Alors que le vent se levait, des fleurs ont été jetées, vite englouties par les vagues qui se formaient.
#Covid-19#migration#migrant#france#royaumeuni#routemigratoire#traversee#mortalite#sante#migrationirreuguliere#pasdecalais#humanitaire#mineur