#patrick_simon

  • BALLAST | Rachida Brahim : « Mettre en lumière les crimes racistes, c’est nettoyer nos maisons »
    https://www.revue-ballast.fr/rachida-brahim-mettre-en-lumiere-les-crimes-racistes-cest-nettoyer-nos

    Durant sept ans, #Rachida_Brahim, doc­teure en socio­lo­gie, a exa­mi­né 731 #crimes_racistes — des attaques ou des meurtres com­mis de 1970 à 1997, en France conti­nen­tale. Ce minu­tieux tra­vail d’en­quête est deve­nu un livre, La Race tue deux fois : il vient de paraître aux édi­tions Syllepse. La notion de « #classe » révèle l’ordre hié­rar­chique socio-éco­no­mique qui archi­tec­ture l’en­semble de la socié­té ; celle de « genre » met au jour les rap­ports sociaux à l’œuvre entre les sexes ; celle de « race » explique, en tant que construc­tion his­to­rique, les #inéga­li­tés, #dis­cri­mi­na­tions et pro­cé­dés déshu­ma­ni­sants qui frappent les groupes mino­ri­taires. Penser la façon dont les trois s’en­tre­lacent porte un nom bien connu dans les mondes mili­tants et aca­dé­miques : l’#in­ter­sec­tion­na­li­té — un nom que le ministre de l’Éducation natio­nale, Jean-Michel Blanquer, a, tout à son intel­li­gence, récem­ment assi­mi­lé aux « inté­rêts des isla­mistes ». Pour com­prendre l’his­toire des crimes racistes et l’im­pu­ni­té dont leurs auteurs conti­nuent de béné­fi­cier, Rachida Brahim est for­melle : il faut ques­tion­ner les logiques raciales propres à notre ordre social. Nous l’a­vons rencontrée.

    #racisme

    • Plein de choses intéressantes dans cet article, mais entre autres à rajouter au dossier sur les #statistiques sur les assassinats policiers, principalement en #France mais aussi dans d’autres pays :
      https://seenthis.net/messages/601177

      #Violence_policière #Violences_policières #brutalité_policière #Assassinats_policiers #racisme #racisme_d_Etat #justice #impunité
      –------------------------------
      Aussi sur le racisme à l’ #Université

      Cette mise en abyme, je l’ai vécue lors de ma soutenance de thèse : mon directeur de thèse et le président du jury m’ont expliqué que j’étais « hors-sujet ». D’après eux, le fait que je sois moi-même d’origine algérienne m’aurait empêchée de prendre de la distance avec le sujet. Car, si j’y étais parvenue, j’aurais compris que toute ces histoires de crimes n’étaient qu’une affaire de classe… Ce qu’on me demandait, en somme, c’était de nier les données d’archives, la parole des enquêtés et ma propre pensée pour demeurer, comme eux, aveugle à la race. Nous serions pourtant un certain nombre à être sincèrement ravis d’apprendre que c’en est vraiment fini de la race… Mais c’est intéressant, parce que ça confirme ce que Bourdieu, Passeron ou Foucault ont démontré il y a bien 50 ans maintenant, à savoir que l’Université, c’est l’École. Et c’est d’abord une institution étatique au même titre que la Police ou la Justice. Elle fait ce que l’État attend d’elle. Son but n’est pas de produire du savoir pour améliorer radicalement la société mais de maintenir une pensée dominante qui profite à l’ordre établi. Ce que l’Université évalue, ce n’est pas votre capacité à penser depuis votre propre densité mais votre capacité à vous soumettre.

      Puisqu’elle en parle, son directeur de thèse était #Laurent_Mucchielli et son jury de thèse en 2017 était composé de #Stéphane_Beaud (président du jury, qui refuse de croire au racisme et pense que ce ne sont que des histoires de classe...), #Françoise_Lorcerie, #Patrick_Simon, #Christian_Rinaudo, #Nacira_Guénif_Souilamas
      https://www.theses.fr/2017AIXM0163

      En France, entre les années 70 et fin 90, alors que la notion de crime raciste occupait fréquemment la sphère militante et médiatique, elle ne constituait pas une catégorie juridique dans la sphère judiciaire. La mésentente concernant le traitement des crimes racistes semble trouver son origine dans le fait que deux conceptions d’une même réalité ont pu coexister pendant une trentaine d’années : la réalité du groupe concerné par ces violences d’une part et celle émanant du droit étatique d’autre part. Alors que pour les premiers, le caractère raciste des violences ne faisait aucun doute, pour les parlementaires l’idée même d’un mobile raciste a régulièrement été rejetée. D’un point de vue législatif, il a fallu attendre l’année 2003 pour que la France adopte une loi permettant de prendre en compte l’intention raciste d’un crime. Depuis cette date, sous certaines conditions, le mobile raciste peut constituer une circonstance aggravante dans les infractions de type criminel. Cette thèse s’intéresse à ces deux vérités et aux circonstances qui ont déterminé leur existence. Elle vise notamment à interroger le rôle joué par le droit étatique dans la production et le maintien des catégories ethnoraciales par delà la politisation des violences qui en résultent. D’un point de vue empirique, l’enquête a consisté à confronter la parole des militants ayant dénoncé une double violence, celle provoquée par les agressions d’une part et celle induite par leur traitement pénal d’autre part, à un ensemble de sources archivistiques émanant des services du ministère de l’Intérieur et du Parlement. D’un point de vue théorique, les apports de la sociologie et de l’histoire de l’immigration ont été complétés en intégrant les réflexions des théories de l’ethnicité et de la Critical Race Theory. En définitive, cette recherche met en évidence le fait que l’universalisme républicain fait partie intégrante du processus de racialisation. En revenant sur les dispositions majeures de la politique d’immigration et sur la figure stigmatique de l’homme arabe, un premier axe s’intéresse à la manière dont le droit étatique a particularisé une catégorie d’individus en participant à la production des catégories ethnoraciales. Un deuxième axe vise à caractériser les crimes racistes qui ont été dénoncés entre les années 70 et fin 90. Un dernier axe enfin étudie la carrière juridique du mobile raciste durant cette même période. Il expose la manière dont la législation antiraciste a invisibilisé la question des crimes racistes et maintenu les catégories ethnoraciales en appliquant des règles universelles à des groupes qui ont auparavant été différenciés.

    • La race tue deux fois

      « De telles listes sont dressées depuis les années 1970. Compilées par plusieurs générations de militants, elles sont enfouies dans les caves des archives associatives et présentent toutes le même format, à la fois sec et funeste. On y trouve la date du crime, le nom de la victime, suivis d’une ou deux phrases laconiques. Elles frappent par leur rudesse, leur longueur et leur nombre. Poser une liste conduit inexorablement à en trouver une autre quelques jours plus tard. Ces listes expriment l’idée d’une #injustice. Elles dénoncent le racisme et l’#impunité du racisme. Elles pointent du doigt les crimes, mais également la grande majorité des #procès qui ont fini par des peines légères avec sursis ou des acquittements, quand ce n’est pas un non-lieu qui est venu clore l’affaire.

      Elles disent en substance que la #racialisation, autrement dit le fait de placer des personnes dans une catégorie raciale afin d’asseoir un #rapport_de_pouvoir et d’en tirer profit, tue deux fois. La première #violence touche à l’#intégrité_physique de la personne. La seconde violence a lieu à l’échelle institutionnelle. Elle est une conséquence du #traitement_pénal qui ignore la nature raciste des crimes jugés. »

      De la grande vague de violence de #1973 dans le sud de la #France aux #crimes_policiers des années 1990 en passant par les crimes racistes jalonnant les années 1980, cet ouvrage, issu d’une #base_de_données de plus de 700 cas, nous invite à prendre la mesure de cette histoire à l’heure où le #racisme_institutionnel et l’action de la #police continuent chaque année à être à l’origine de nombreux #morts.

      https://www.syllepse.net/la-race-tue-deux-fois-_r_65_i_821.html
      #livre #histoire

  • Comment l’enquête Trajectoires et Origines a changé la donne sur les #statistiques ethniques en #France

    Alors que la polémique a repris en juin 2020 autour de statistiques « ethniques » qu’il faudrait interdire ou permettre, un retour sur la mise en place de l’enquête TeO dans les années 2000 permet d’illustrer toute la complexité de ce « débat » trop souvent polarisé. Dans ce numéro d’été de De facto, Catherine Guilyardi, journaliste, nous éclaire sur la genèse et la réception de cette enquête qui a donné lieu à de vifs débats non seulement entre chercheurs mais aussi entre les chercheurs et certaines associations anti-racistes.

    Alors que l’épidémie de Covid 19 continue à sévir, Le Monde s’interroge, dès le 29 mai 2020, sur la surmortalité observée en Grande-Bretagne parmi les « minorités ethniques ». Si cette « troublante surmortalité » a pu être détectée si tôt par les chercheurs britanniques, c’est notamment parce que « la tenue de registres par ethnies [a] permis de mettre en lumière des facteurs de risque difficilement détectables en France, où ces identifications sont interdites ». Au même moment, dans De facto, les chercheurs Solène Brun et Patrick Simon confirment « l’invisibilité des minorités dans les chiffres du coronavirus » en France. En Seine-Saint-Denis où la surmortalité est avérée, la pauvreté est un facteur identifiable, mais « les discriminations ethnoraciales », elles, ne sont responsables « qu’en toute vraisemblance ».

    Le manque de données ethnoraciales pour mesurer les discriminations est également relevé à l’occasion des manifestations contre les violences policières en juin 2020. Sibeth Ndiaye, alors porte-parole du gouvernement, met en avant ses origines sénégalaises dans une tribune où elle propose de « poser de manière apaisée et constructive le débat autour des statistiques ethniques ». Le « débat » est en effet relancé, mais peu apaisé. Le président de la République se positionne contre et affirme en off que les statistiques ethniques sont un « bon filon » pour les chercheurs, sans préciser en quoi.

    S’il est interdit en France de poser la question de l’origine et de la couleur dans des fichiers de gestion (fichiers de salariés, d’élèves, de locataires, des patients, des électeurs), comme cela se fait en Grande Bretagne, des enquêtes de chercheurs posent ces questions. La plus importante d’entre elles en nombre de sondés est l’enquête « Trajectoires et Origines » menée en 2008-2009 par l’Insee et l’Ined. Depuis juillet 2019, une nouvelle édition de l’enquête est sur le terrain : près de 600 enquêteurs de l’Insee interrogent 24 000 personnes sur « la diversité des populations, notamment en fonction de l’origine ». Cet échantillon représentatif de toutes les origines en France doit répondre à des questions telles que « Au-delà de votre expérience personnelle, pensez-vous appartenir à un groupe qui subit des traitements inégalitaires en raison de l’origine ou la couleur de peau en France aujourd’hui ? » ou « Au cours de votre vie avez-vous été victime d’insultes, de propos ou d’attitudes ouvertement racistes ? ».

    On y évoque donc ouvertement l’origine et la couleur de peau, mais peut-on parler de statistiques ethniques ou ethnoraciales ? Les débats enflammés qui ont accompagné la mise en place de cette enquête sur les discriminations et le racisme dans les années 2000 montrent comment la recherche se construit sur des sujets encore sensibles – ici, les immigrés et leurs descendants - dans la société.
    L’origine en soi, un facteur d’inégalités ?

    L’enquête, souvent appelée par son acronyme TeO, est imaginée dès 2005 par les chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (Ined) et les administrateurs de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) pour mesurer le processus d’intégration, les discriminations et le racisme subis dans toutes les situations de la vie sociale : à l’école, dans les administrations, sur le marché du travail ou du logement, à l’hôpital, etc. Son but est d’« appréhender dans quelle mesure l’origine est en soi un facteur d’inégalités ou simplement de spécificité dans l’accès aux différentes ressources de la vie sociale ». Son ambition : fournir des statistiques pour « analyser les processus d’intégration, de discrimination et de construction identitaire au sein de la société française dans son ensemble ». L’originalité de TeO est d’articuler l’origine avec d’autres « catégories de distinction » telle que le genre, la religion, la classe, la couleur de peau, l’âge, le quartier, etc.

    Invités à intervenir en juin 2020 dans les médias, Patrick Simon, l’un des concepteurs de TeO, et François Héran, directeur de l’Ined à l’époque et aujourd’hui directeur de l’ICM, rappellent l’avancée considérable qui ont été réalisées dans ce domaine depuis une douzaine d’années. La statistique publique sur les immigrés et leurs descendants a évolué depuis que les chercheurs tentent de mesurer les inégalités en fonction de l’origine en France.

    « Ce fut une conquête », se souvient aujourd’hui François Héran. Patrick Simon, Christelle Hamel et Cris Beauchemin, les trois coordinateurs de la première édition de TeO, s’attendaient, en conclusion de l’ouvrage présentant les travaux issus de l’enquête en 2016, que « le débat qui [avait] entouré le démarrage de l’enquête TeO [soit] inéluctablement reposé ». Certaines données qui aident à « penser l’égalité » manquent toujours, notamment la couleur de peau des enquêtés.
    Faut-il proposer une liste de catégories ethnoraciales ?

    Cette question est âprement discutée en 2006-2007 dans l’unité de recherche Migrations Internationales et Minorités (MIM) de l’Ined lors de l’élaboration du premier questionnaire de l’enquête. Faut-il proposer une liste de catégories ethnoraciales (noir, asiatique, arabe, blanc…), comme cela se pratique aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, ou laisser la question ouverte pour que la personne se définisse elle-même ? Patrick Simon, qui participe déjà en 1993 à l’exploitation de la première grande enquête sur l’immigration, Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS), conduite par Michèle Tribalat, sait qu’« une révision des catégories implique nécessairement une modification du regard que la nation porte sur elle-même ». Dans cette enquête pionnière, la catégorie de « Français de souche » est choisie pour définir les personnes non immigrées. Au milieu des années 1980, la grande enquête de l’Ined sur l’origine des Parisiens demandait aux personnes interrogées : « Êtes-vous Parisiens de souche ? », sans que personne n’y voit à mal. Hervé Le Bras proposait d’étendre cette interrogation à l’ensemble de la population française. Mais la vive controverse sur l’enquête MGIS change la donne et « Français de souche » devient idéologiquement marquée et sera abandonnée par la recherche.

    Certains chercheurs contestent l’utilisation de catégories qu’ils jugent subjectives, car construites socialement. Le démographe Alain Blum, spécialiste de la Russie stalinienne et de l’histoire de la statistique, critique appuyé de l’enquête TeO (et de MGIS à la fin des années 1990), constate aujourd’hui « qu’il y a beaucoup de groupes de pression qui revendiquent clairement l’usage de ce type de catégories ethnoraciales pour lutter contre les discriminations. Si le chercheur doit analyser les discours et les pratiques de ces personnes qui se reconnaissent et utilisent ces catégories, cela ne veut pas dire qu’il doit les prendre à son propre compte. » Il ne participe pas à l’élaboration de TeO, pas plus que le démographe Hervé le Bras qui reste opposé à toute statistique « ethnique » jusqu’à aujourd’hui.

    Patrick Simon assume la complexité de ce type d’approche : « Au sein de l’équipe, on sait qu’il est compliqué de définir le contenu des catégories parce qu’il faut qu’elles correspondent à la façon dont les personnes s’identifient. Elles réduisent la complexité des identités, notamment parce qu’il y a du métissage. Cela ne veut pas dire que c’est impossible à faire pour le chercheur. Les débats portent en permanence sur la légitimité même de faire des catégories, alors qu’il faudrait plutôt s’intéresser au contenu des catégories, c’est une question épistémologique et méthodologique. »
    La complexité disparaît souvent au profit d’un « débat » polarisé

    Lorsqu’il s’agit de statistiques sur l’immigration, la complexité disparaît souvent au profit d’un « débat » polarisé, où il faut se prononcer pour ou contre ce qui n’est pas toujours très bien défini. La polémique n’est pas circonscrite aux couloirs de l’Ined. À l’Insee, les statistiques sur l’immigration provoquent toujours des tensions. En 2007, l’identification de la couleur, de la religion et l’origine des enquêtés prévue dans TeO émeut les syndicats de l’institut de la statistique qui craignent que leur travail ne donne des outils « à celles et ceux qui rêvent de construire une représentation "ethnoraciale" de la France ». Ils évoquent le fichier juif que la statistique publique aurait aidé construire pendant la Seconde Guerre mondiale.

    La polémique atteint son apogée lorsque SOS Racisme, visant expressément le projet d’enquête TeO, lance une pétition en octobre 2007 invitant chacun à refuser que son « identité soit réduite à des critères d’un autre temps, celui de la France coloniale, ou de Vichy ». Alors que des chercheurs émettent des réserves à l’égard de la pétition, elle réunit 100 000 signatures en quelques jours. Il est vrai que le contexte politique est tendu. Nicolas Sarkozy, élu président 5 mois plus tôt, se présente comme le chantre des statistiques ethniques, mais il mélange les registres entre sécurité et lutte contre les discriminations. La loi « relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile » propose de faciliter la collecte des statistiques ethniques dans son article 63. Fourre-tout, elle veut autoriser le recours aux tests ADN pour prouver la filiation des candidats au regroupement familial. Un mélange des genres qui provoque l’annulation de l’article 63 devant le Conseil constitutionnel.

    Au moment de tester le questionnaire de TeO sur le terrain fin 2007, François Héran, alors directeur de l’Ined, les coordinateurs de TeO et l’Insee décident de maintenir les questions sur la religion mais retirent celles sur la couleur de peau. Dans le questionnaire, il n’y a pourtant pas de catégories « figées » qui favoriserait l’établissement d’un « référentiel ethnoracial », comme le craignaient les détracteurs de l’enquête. Les personnes étaient invitées à exprimer leur ressenti d’appartenance en répondant aux deux questions suivantes : « De quelle couleur de peau vous diriez vous ? » et « De quelle couleur de peau les autres vous voient-ils ? ». Elles disparaissent définitivement de l’enquête. Elles ne sont toujours pas présentes dans la seconde enquête TeO (TeO2), dix ans plus tard.

    En posant directement la question de la couleur, l’équipe de recherche voulait éviter d’utiliser une catégorie indirecte, que l’on appelle « proxy » en science statistique. « Catégoriser les personnes en fonction de leurs prénoms ou de leur lieu de naissance ou de ceux de leurs parents permet de produire des statistiques sur les discriminations racistes, explique Cris Beauchemin, mais cela demeure une approximation. On ne peut pas utiliser ces méthodes pour les personnes racisées dans la vie quotidienne, c’est-à-dire identifiées par leur couleur de peau, par exemple les petits-enfants d’immigrés. » Ces personnes « disparaissent » donc des statistiques qui tentent pourtant de mesurer les discriminations et le racisme en France.
    L’enjeu de la statistique sur l’immigration pour les chercheurs

    La collecte de données ethnoraciales pour mesurer les discriminations répond pourtant à une demande politique et sociétale forte depuis les années 1990. Le Haut conseil à l’Intégration (HCI), première institution du genre, propose en vain d’introduire l’origine nationale dans le recensement de la population. De nos jours encore, le recensement permet seulement de distinguer les étrangers des Français et les immigrés des natifs (car on peut être à la fois immigré et français).

    Le manque de statistiques ethnoraciales n’empêche pas des chercheurs de démontrer, dès les années 1980, l’existence de discriminations subies par les Français issus de l’immigration, notamment maghrébine. C’est le cas de l’étude pionnière du sociologue René Lévy en 1987 sur la police judiciaire, Du suspect au coupable, qui montre l’association faite par la police entre traits identitaires et présomption de culpabilité des suspects. Les statistiques ainsi recueillies, grâce à des entretiens individuels menés par un chercheur, ne concernent cependant qu’un faible échantillon (méthode qualitative). Quand la recherche collabore avec la statistique publique, comme c’est le cas pour MGIS ou TeO, des milliers de personnes sont interrogées. Un questionnaire fermé est construit par les scientifiques mais ils ne mènent pas eux-mêmes les entretiens. Le but est de créer de la statistique (méthode quantitative) pour les chercheurs — et aussi pour les administrations. Les résultats produits sont représentatifs à l’échelle du pays et permettent donc de tirer des conclusions à la fois plus larges et plus solides sur l’ensemble de la France.

    « Pour moi, le gros livre (https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/24668/grande.enquetes_teo_fascicule.fr.pdf) qui présente les travaux de l’équipe de TeO1 en 2016 est une sorte de bible multi-thématique, qu’on voit apparaître dans des réunions de recherche, mais aussi avec des acteurs plus institutionnels, témoigne Mathieu Ichou, coordinateur de TeO2 avec Patrick Simon et Cris Beauchemin. C’est un objet central dans la recherche quantitative sur l’immigration. » Élodie Druez, qui a soutenu sa thèse en juin 2020 sur la racisation et la politisation des diplômé.e.s d’origine subsaharienne à Paris et à Londres, aurait pu se passer de TeO, dit-elle, mais « cela m’a permis de voir que les rapprochements que je faisais n’étaient pas seulement le fruit de l’analyse des 80 entretiens individuels que j’avais réalisés, ni propres au groupe que j’avais interrogé. Par exemple dans ces entretiens, je vois qu’il y a un lien entre le fait de s’intéresser à la politique et le fait de déclarer des discriminations en France comme au Royaume-Uni. Les résultats quantitatifs me le confirment de façon très nette dans les deux pays pour des descendants d’immigrés de différentes origines. »
    La force politique de la statistique

    Le chiffre a un pouvoir important dans notre société. Christelle Hamel, coordinatrice sur TeO1, entre à l’Ined en 2005 pour « la force politique de la statistique ». « Le qualitatif ne suffit pas pour des sujets sensibles comme le racisme ou les violences faites aux femmes. Quand on regarde les choses à l’échelle de l’individu, on peut toujours trouver des particularismes, propres à une histoire ou à un comportement, et remettre en cause la parole de la victime. Avec les statistiques et la méthode quantitative, on est obligés de reconnaître qu’il y a un problème du côté des agresseurs. Les statistiques peuvent donc aider à résoudre un problème de régulation des comportements sociaux. » « En démocratie, obliger l’État à compter, c’est l’obliger à rendre des comptes », note François Héran dans son livre Avec l’immigration, consacré en partie aux statistiques ethniques en 2017. Être issu de deux mondes différents, la recherche et la statistique publique, est à la fois la force et la fragilité de l’enquête TeO.

    L’Insee, avec ses 5 600 salariés dans toute la France, est une direction générale du ministère de l’Économie et des Finances qui recrute ses « administrateurs » à la sortie d’une grande école : l’École nationale de la statistique et des études économiques (Ensae). « Ce sont des ingénieurs de très haut niveau, d’extraordinaires organisateurs », affirme François Héran, qui a également occupé des responsabilités à l’Insee. Les chercheurs, chargés de répondre à des questions de société sensibles, sont davantage dans l’imagination et plus provocateurs. Les statisticiens, plus prudents ». Mathieu Ichou, coordinateur depuis 2016 de la nouvelle enquête TeO avec Patrick Simon et Cris Beauchemin, reconnaît qu’il y a « à la fois un côté pratique pour les chercheurs à s’associer à l’Insee et une question de légitimité des résultats : produits par la statistique publique, ils engagent plus les autorités que si c’était l’enquête d’un chercheur isolé. C’est de la statistique publique, avec cette image de rigueur qui va avec. »

    En s’associant à l’Insee, les démographes de l’Ined passent sous le contrôle des organismes chargés de défendre les intérêts des usagers de la statistique, qui interviennent sur les activités du Système de la statistique publique (SNS) regroupant l’Insee et les services statistiques ministériels. Alors que l’Ined, en tant qu’institut de recherche, dépend du ministère de la Recherche qui garantit son indépendance, il ne peut pas travailler avec la même liberté en s’associant à la statistique publique. Le grand public confond d’ailleurs souvent l’Ined avec l’Insee. Nicolas Sarkozy essayera même de placer ses chercheurs sous la tutelle de son ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, lors de l’élaboration de TeO, sans succès.

    « C’est un enjeu important pour nous de savoir si la 3e génération est discriminée »,
    Mathieu Ichou, coordinateur de TeO2

    Si les enquêtes MGIS et TeO provoquent autant de controverses par rapport aux enquêtes de chercheurs, qui peuvent pourtant aborder les discriminations et le racisme de façon plus frontale, c’est que les catégories et questionnements mis en place dans le cadre de la statistique publique peuvent devenir une référence utilisable dans les grandes enquêtes de l’Insee, sur l’emploi ou la famille par exemple, voire dans le recensement. C’est ce que craignent ceux qui veulent « débattre » des mal-nommées statistiques « ethniques ».

    Pourtant, chaque enquête de la statistique publique est visée par la Cnil, la Commission nationale informatique et liberté. Il lui incombe de veiller à l’application de la loi de 1978, qui interdit le traitement « des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les options philosophiques, politiques ou religieuses, (...) ou qui sont relatives à la santé ». C’est elle qui accorde les dérogations nécessaires aux grandes enquêtes nationales sur ces sujets sensibles. Des exceptions sont en effet prévues si l’enquête est d’intérêt général, si les personnes personnes interrogées ont donné leur consentement et si les données, dûment anonymisées, sont correctement protégées, ce à quoi s’astreignent les enquêtes de la recherche et de la statistique publiques.

    Au préalable, les projets d’enquête sont examinés par le Conseil national de l’information statistique (Cnis). Moins connu du grand public, le Cnis est ouvert à tous ceux qui représentent les usagers et producteurs de la statistique publique. Son label est indispensable. Il évalue sa pertinence par rapport aux enquêtes existantes et examine en détail la méthodologie et le contenu du questionnaire. C’est lors des réunions du Cnis que les associations sont invitées à donner leur point de vue sur l’enquête.

    Mathieu Ichou est chargé en mai 2016 de présenter la deuxième enquête TeO au Cnis. Il raconte : « On voulait innover sur les questions posées, notamment pour identifier les minorités visibles ou racisées qui sont les premières victimes des discriminations. Comme le Cnis nous a finalement interdit de parler de « minorités visibles et qu’on souhaitait faire cette enquête avec la statistique publique, on a demandé l’inclusion et l’identification de la 3e génération. » Le Cnis ayant donné sont aval, cette méthode devrait permettre de comprendre pourquoi 15 % de la « population majoritaire », catégorie utilisée depuis Teo1 pour les personnes sans ascendance immigrée sur deux générations, s’est déclarée victime de racisme et de discriminations lors de la première vague de l’enquête. « C’est un enjeu important pour nous de savoir si la 3e génération est discriminée, explique le chercheur. Cela voudrait dire que si un petit-enfant de Sénégalais ou d’Algériens subit des discriminations, ce n’est pas parce que son grand-père est venu travailler en France, mais bien parce qu’il est perçu comme noir ou arabe. Il deviendra donc nécessaire de les identifier autrement que par l’immigration de leurs ascendants. »
    Une nouvelle approche dans l’étude des populations immigrées et de leurs descendants

    Le tour de table financier que l’équipe de TeO a réussi à organiser permet de disposer d’un échantillon de plus de 20 000 personnes représentatif de la diversité de la population. Les chercheurs peuvent donc travailler sur un nombre suffisant de personnes, même pour les minorités les moins nombreuses, comme les Africains subsahariens ou les Chinois, par exemple. Le plus coûteux a été d’identifier les enfants d’immigrés (et les petits-enfants dans TeO2). Il faut donc repérer ces descendants d’immigrés par leurs bulletins de naissance, avec l’autorisation des tribunaux administratifs, ce qui nécessite d’envoyer des agents de l’Insee dans toute la France pour examiner les registres en mairie. Ce fut « un véritable tour de force », écriront les concepteurs de TeO1 en 2016.

    « Il n’y a pas de précédent à TeO, s’enthousiasme Cris Beauchemin, notamment dans cette richesse d’échantillonnage et le fait que ce soit absolument représentatif de la société française. C’est une exception internationale. Des chercheurs américains, qui travaillent en ce moment sur TeO, sont émerveillés car il n’y pas d’enquêtes statistiques aux États-Unis qui soient nationalement représentative, avec ce luxe de détails dans les questions, qui touchent à tous les domaines de la vie sociale. »

    TeO a permis de changer de prisme dans l’étude des populations immigrées et – surtout — de leurs descendants. Il ne s’agit plus seulement de mesurer leur capacité d’intégration dans la société française, mais plutôt la capacité de la société française à « faire égalité ». La question des discriminations « systémiques » est devenue centrale. Introduite dans le droit français sous la forme des « discriminations indirectes » par deux directives européennes en 2000, cette approche permet d’aller au-delà de la mesure des discriminations intentionnelles et individuelles, plus facilement identifiables. « Rien n’est moins accessible à l’attention que les discriminations », écrivait Patrick Simon avec son collègue Joan Stavo-Debauge en 2004. Si les discriminations « directes » sont facilement identifiables, comme un refus fondé explicitement sur un préjugé ou une « préférence discriminatoire » en raison de son appartenance à un groupe stigmatisé, « la mise en évidence des discriminations "indirectes" est bien plus complexe, expliquent les chercheurs, et nécessite la mise en place d’une ingénierie spécifique où les statistiques, comme raisonnement et comme dispositif, occupent une place prépondérante. »

    « Je trouve qu’il y a une sorte d’hypocrisie dans le système français à ne pas parler de race », remarque Élodie Druez, qui a pu montrer dans sa thèse en quoi les statistiques ethnoraciales sont un outil pour dénoncer le racisme dans le contexte britannique. « Je n’observe pas au Royaume-Uni que les statistiques sont utilisées pour stigmatiser plus ces populations. D’ailleurs, ces statistiques sont toujours couplées à une analyse en termes de racisme institutionnel. On est très mal à l’aise en France avec l’idée que les institutions, par leur fonctionnement, puissent entraîner des discriminations de façon intentionnelle ou non. Pourtant les statistiques ethnoraciales sont nécessaires, car on nie les injustices que vivent les personnes racisées, et la colère monte. »
    Une enquête qui peut servir de levier aux associations antiracistes

    Christelle Hamel, coordinatrice de la première édition de TeO, pense qu’il faut aller plus loin aujourd’hui et « parler des rapports de domination qui existent entre la population immigrante exposée au racisme et celle qui n’est pas issue de l’immigration qui soit commet des actes racistes, soit en bénéficie. Si quelqu’un est discriminé dans l’embauche, par exemple, une autre personne sera — de fait — favorisée dans son accès à cet emploi. Pourtant elle n’est, elle-même, responsable en rien de cette discrimination ; elle bénéficie seulement d’un traitement discriminant. » Cette analyse fait écho au concept de « privilège blanc », évoqué dans le débat public en France depuis les manifestations contre les violences policières qui ont éclaté à la mort de l’Africain-Américain Georges Floyd.

    « Le rejet des statistiques raciales renvoie au refus de se penser en tant que Blanc », ajoute le sociologue Éric Fassin. Acteur et observateur de la controverse de 2007 autour de TeO, il qualifie aujourd’hui l’épisode de « très violent ». « Pourtant, on était d’accord sur beaucoup de choses, puisque la bataille avait lieu au sein des sciences sociales entre antiracistes de gauche. Mais il y avait autre chose ; personne ne l’a fait remarquer à l’époque, mais nous étions presque tous blancs. La question raciale n’est pas extérieure au monde savant : ce n’est pas parce qu’on est entre Blancs qu’il n’y a pas de question raciale — bien au contraire ! Nommer la blanchité, c’est donc cela l’enjeu. »

    Dans la société française, « TeO a permis de lever beaucoup de stéréotypes et d’idées reçues grâce aux éléments de connaissance que l’enquête a apportés », constate Patrick Simon aujourd’hui. « Même si cela n’a rien changé du point de vue des politiques de lutte contre les discriminations, le débat sur les discriminations et la participation à la société des immigrés et de leurs descendants a évolué. L’enquête peut servir de levier à des associations de lutte contre le racisme et les discriminations. »

    Les questions sur la perception de la couleur de peau seront-elles posées dans une prochaine édition de TeO ? L’enquête s’installera-t-elle dans une périodicité de dix ans, évoluant avec le questionnement de la société sur les statistiques ethnoraciales ? En tout cas, conclue François Héran, « TeO a prouvé le mouvement en marchant : les polémiques des années 1990 sont désormais obsolètes. ». À ce jour, 220 travaux de recherche, dont plusieurs thèses, ont utilisé ses données sécurisées et anonymisées. TeO a ouvert la voie à d’autres enquêtes qui mobilisent des catégories ethniques et/ou raciales. Les dernières en date ont été menées en 2016 par le Défenseur des droits sous le titre général « Accès aux droits1 ».

    Contrairement à une idée encore largement reçue, les statistiques ethniques sont autorisées en France, à condition d’être dûment pensées et contrôlées. Elles restent exclues des fichiers administratifs mais peuvent être mobilisées dans les grandes enquêtes menées par les chercheurs et les statisticiens. Beaucoup de chercheurs pensent que des progrès restent à faire vers une interrogation plus précise sur la discrimination proprement raciale, en relation avec d’autres critères comme le sexe, le milieu social et la religion. Un défi pour la jeune génération.

    http://icmigrations.fr/2020/08/28/defacto-021-01
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  • Le Covid-19 est-il raciste ? - La Perm’ #14 (Rokhaya Diallo, Norman Ajari, Patrick Simon)
    https://www.youtube.com/watch?v=0Ofhr_IpC2U

    Quatorzième édition de La Perm’, consacrée aux inégalités raciales face au #Covid19. Pour en discuter nous avons le plaisir de recevoir :
    Norman Ajari, philosophe, professeur à Villanova University (USA), militant décolonial et membre du Parti des Indigènes de la République, il est l’auteur de « La dignité ou la mort. Ethique et politique de la race » (La Découverte, 2019)
    Rokhaya Diallo, journaliste, militante anti-raciste et féministe, elle est l’auteure de plusieurs livres dont « Racisme : mode d’emploi » (Larousse, 2011), ou dernièrement « Ne reste pas à ta place ! » (Marabout 2019) et « La France, tu l’aimes ou tu la fermes ? » (Textuel, 2019)
    Patrick Simon, directeur de recherche à l’INED, spécialiste des questions de la socio-démographie des minorités, de la discrimination raciale, de la division sociale et ethnique de l’espace etc. et co-auteur, notamment, de « Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité ds populations en France » (Ined, 2015)

    Animé par Wissam Xelka !

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  • Les œillères de la « Tentation radicale »
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/080418/les-oeilleres-de-la-tentation-radicale

    La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens affirme qu’il existe un « effet #islam » sur la radicalité des jeunes. Partisan d’une sociologie prétendument « objective », cette enquête quantitative d’ampleur, qui s’appuie sur nombre de tableaux et de pourcentages, sous-estime le poids des discriminations dans la rancœur de certains descendants d’immigrés vis-à-vis de la communauté nationale, et perd en finesse d’analyse.

    #Culture-Idées #Anne_Muxel #CNRS #La_tentation_radicale #Olivier_Galland #Patrick_Simon #Radicalité #Téo