Le chiffre est historique. Le 8 novembre, la candidate démocrate à l’élection présidentielle américaine, Hillary Clinton, a engrangé 2,7 millions de voix de plus que son adversaire républicain Donald Trump.
Mais la vie démocratique américaine est ainsi faite que Mme Clinton ne sera pas la future présidente des Etats-Unis. Elle-même, d’ailleurs, ne revendique rien. Elle connaît l’héritage de l’histoire et respecte la loi du « collège électoral » et de ses 538 grands électeurs chargés d’élire le président. Une spécificité américaine forgée dans la Constitution par les Pères fondateurs, mais qui, deux siècles plus tard, apparaît aux yeux de beaucoup comme une trahison du principe démocratique de l’élection au suffrage direct : « un homme, une voix ».
Car si l’arithmétique prouve que Mme Clinton a gagné le vote populaire, elle n’a pas obtenu les bonnes voix aux bons endroits. En s’imposant dans une vingtaine d’Etats sur cinquante, la candidate démocrate n’a emporté que 232 des 270 grands électeurs qu’il lui fallait pour succéder à Barack Obama. Elle rejoint dans l’histoire récente le démocrate Al Gore : celui-ci avait dû s’incliner en 2000 face à George W. Bush, malgré un écart de 500 000 voix en sa faveur – soulevant, déjà, des questions sur l’équité de la procédure électorale.
Seize ans plus tard, la victoire de l’imprévisible Donald Trump et l’avance sans appel de Mme Clinton en termes de voix ont suscité une émotion plus forte encore. Et relancé avec force le débat sur un système que beaucoup considèrent désormais comme une anomalie démocratique et historique.
En un peu plus d’un mois, près de 5 millions de personnes ont signé une pétition demandant aux grands électeurs de donner leur voix à la candidate démocrate, le 19 décembre, lors de l’élection officielle du président des Etats-Unis.
Cette requête a peu de chance d’être entendue. Seul un grand électeur républicain du Texas, Chris Suprun, a affirmé qu’il ne voterait pas pour M. Trump. Rejoignant ainsi les rares grands électeurs « déloyaux » (faithless) qui ont jalonné l’histoire de l’élection présidentielle – sans pour autant jamais en changer l’issue.
Quelles raisons poussent donc l’une des plus solides démocraties du monde à élire son président au scrutin indirect, au cours d’une procédure à première vue injuste et dont une majorité de citoyens souhaiterait s’affranchir ? La réponse remonte à 1787 et a jailli lors d’âpres débats entre les rédacteurs de la Constitution américaine réunis à Philadelphie (Pennsylvanie).
A l’époque, ces aristocrates éclairés, marqués par la brutalité des monarchies européennes, craignent l’émergence d’un dirigeant autoritaire, voire autocrate, à même de ruiner les apports de la révolution américaine. Leur confiance dans le jugement du peuple étant toute relative, la création d’un niveau intermédiaire d’électeurs jugés mieux informés s’impose pour éviter qu’un tyran ou qu’un démagogue ne se fraye un chemin par la voie démocratique.
Le collège électoral est né. L’un de ses concepteurs, Alexander Hamilton, juriste influent dans les débats tenus à Philadelphie, défend cette conception contre ses collègues partisans d’un suffrage universel direct : « Un petit nombre de personnes, choisies par leurs concitoyens au sein de la population, sera plus à même de détenir les informations et le discernement requis. » En ajoutant qu’il était aussi « particulièrement souhaitable d’éviter au maximum tumulte et désordre ».
Le poids démesuré de certains Etats
Le poids respectif des grands électeurs selon les Etats, aujourd’hui remis en cause, remonte également à cette époque. Dans l’Amérique de la fin du XVIIIe siècle, les Etats du Sud, esclavagistes et moins peuplés que ceux du Nord, craignent que le système ne leur soit durablement défavorable.
Un compromis est donc élaboré : quelle que soit son importance démographique, chacun des treize Etats initiaux enverra deux représentants au Sénat, tandis que la Chambre des représentants accueillera un nombre d’élus proportionnel à la population. Pour augmenter leur poids au Congrès, les Etats du Sud imposent l’idée qu’un esclave, même s’il n’a évidemment pas le droit de vote, compte pour trois cinquièmes d’un électeur blanc.
Le vote d’un citoyen du Wyoming (586 000 habitants) compte quatre fois plus que celui d’un électeur du Michigan (9,9 millions).
Conçu pour « protéger les minorités », ce principe donnera aux Etats du Sud la mainmise sur la présidence durant trente-deux des trente-six premières années qui suivent la rédaction de la Constitution, ainsi que l’a rappelé dans la presse américaine Akhil Reed Amar, spécialiste de droit constitutionnel. Aujourd’hui, la formation du collège électoral répond toujours à ces critères.
Dans chaque Etat, le nombre des grands électeurs, désignés par les partis politiques, correspond au nombre de ses élus au Congrès, donnant à certains Etats ruraux ou peu peuplés un poids jugé disproportionné par les détracteurs du système : le vote d’un citoyen du Wyoming (586 000 habitants), dénoncent-ils, compte ainsi quatre fois plus que celui d’un électeur du Michigan (9,9 millions).
Au lendemain de l’élection, l’écrivaine Joyce Carol Oates, suivie par d’autres critiques, s’inquiétait que ce déséquilibre favorise à jamais « les voix rurales, blanches, âgées et plus conservatrices ». Un sentiment d’injustice partagé en 2012 par un certain… Donald Trump. « Plus de voix égalent une défaite… Révolution ! », écrivait-il sur Twitter, alors que le décompte des voix de l’élection présidentielle se poursuivait. Il ajoutait quelques jours plus tard : « Le collège électoral est un désastre pour une démocratie. »
Aujourd’hui, alors que ce système « honteux » lui est favorable, M. Trump juge que « le collège électoral est en fait génial car il met tous les Etats, y compris les petits, dans le jeu ». L’un des biais du système amène les candidats à rechercher les voix des grands électeurs dans des Etats stratégiques, délaissant durant leur campagne les Etats qu’ils savent, ou pensent, acquis à leur parti.
« La tyrannie de la minorité »
Quelques voix s’élèvent néanmoins pour défendre cette procédure. Ainsi, l’ancien directeur de campagne du candidat malheureux Al Gore, William M. Daley, estime que, si l’on réformait le collège électoral, « le remède pourrait être pire que le mal ».
« Ce système, estime-t-il, favorise les deux grands partis, ce qui a permis une longue stabilité politique que beaucoup de pays envient. Un troisième parti en soi n’est pas une mauvaise chose, mais notre système fédéral n’est pas adapté aux partis de niche. »
Des grands électeurs républicains, « harcelés » par des courriers leur demandant de changer leur vote pour faire barrage à M. Trump, montent aussi au créneau pour défendre le collège, qui assure, selon eux, « une représentation de l’ensemble du pays ».
« Plus de voix égalent une défaite… Révolution ! », tweetait Donald Trump en 2012, avant d’ajouter : « Le collège électoral est un désastre pour une démocratie »
Mais les critiques, récurrentes, se multiplient. Concernée au premier chef, Mme Clinton ne s’est pas exprimée cette année sur le sujet. Mais, en 2000, alors que Bill Clinton s’apprêtait à terminer son deuxième mandat présidentiel, la First Lady de l’époque plaidait pour le suffrage universel direct et « la volonté du peuple ».
« Ce système est intolérable dans une démocratie. Il viole l’égalité politique car toutes les voix ne sont pas égales », estime aussi George C. Edwards III, professeur de sciences politiques à l’université du Texas, auteur d’un ouvrage sur le sujet (Why the Electoral College Is Bad for America, « Pourquoi le collège électoral est mauvais pour l’Amérique », non traduit).
En réponse aux Pères fondateurs, il juge que « le collège électoral ne protège pas de la tyrannie de la majorité. Au contraire, il fournit un potentiel pour la tyrannie de la minorité ». L’élection de M. Trump, acquise en grande partie grâce aux voix des électeurs blancs, ruraux et peu diplômés, tend à illustrer ce biais.
Même si le caractère sacré de la Constitution aux Etats-Unis constitue un obstacle majeur à toute évolution, les propositions alternatives n’ont pas manqué depuis l’élection du 8 novembre. Au-delà de la pétition, sorte d’exutoire pour de nombreux électeurs sous le choc, d’autres initiatives ont vu le jour.
Une élue démocrate de Californie, Barbara Boxer, a ainsi déposé une proposition de loi pour supprimer le collège électoral – texte qui n’a aucune chance d’être adopté. « La présidence est la seule fonction pour laquelle vous pouvez avoir plus de voix et perdre, déplore la sénatrice. Chaque Américain devrait être assuré que son vote compte. »
Optimisme prudent
Cet argument est repris par ceux qui s’inquiètent du faible taux de participation lors de l’élection (54 % cette année). De leur côté, deux grands électeurs démocrates du Colorado et de l’Etat de Washington ont lancé le mouvement des « Electeurs de Hamilton ».
Sans réclamer la suppression du collège électoral, ils rappellent que les garde-fous défendus par le Père fondateur étaient conçus pour éviter la percée d’un « démagogue » tel que M. Trump. Aussi demandent-ils à leurs pairs républicains non pas de voter pour Mme Clinton le 19 décembre, mais de choisir dans leur camp un candidat ayant « les qualifications requises », comme le souhaitait Alexandre Hamilton.
Les inquiétudes actuelles ne sont pas nouvelles. Après la défaite de M. Gore, en 2000, plusieurs Etats avaient réfléchi à de nouvelles dispositions ne nécessitant pas un amendement constitutionnel. Il s’agissait d’abandonner la pratique bien ancrée du winner take all (« le gagnant remporte tout »), qui n’est pas inscrite dans la Constitution.
Par ce biais, dans 48 des 50 Etats, le candidat arrivé en tête remporte la totalité des voix des grands électeurs en jeu. L’idée serait de partager les votes des grands électeurs de manière proportionnelle, en fonction du vote populaire.
Une autre solution consisterait à suivre les recommandations du « National Popular Vote Interstate Compact ». Selon cet accord, signé par un groupe de dix Etats plus le district de Columbia (Washington, D.C.), les grands électeurs s’engageraient à donner leur voix au candidat qui aurait gagné le vote populaire, quelle que soit sa couleur politique. Un système qui ne fonctionnera que lorsque suffisamment d’Etats auront rejoint le mouvement pour délivrer 270 voix au « candidat du peuple ».
Seize ans après ses propres déboires, Al Gore, quant à lui, fait preuve d’un optimisme prudent. « Cela prendra du temps, mais je ne serais pas surpris que finalement nous passions au vote populaire pour élire le président d’ici une décennie », commente-t-il. Mais, entre la tradition et le poids électoral que ce système octroie à certains Etats, le système des grands électeurs risque fort de dominer encore les prochaines élections.