person:ana minski

  • #Jonah_MIX : Expérience théorique : Imaginez-vous à une gare…
    https://tradfem.wordpress.com/2019/05/09/experience-theorique-imaginez-vous-a-une-gare

    Dernièrement, j’ai lu sur le réseau Twitter beaucoup de débats portant sur le sexe biologique : ce qui le définit, comment le déterminer, et même s’il existe tout court. Les hommes qui dominent ces discussions se présentent souvent comme des experts, en ce sens qu’ils utilisent des expressions comme « distribution bimodale » et « caryotypes anormaux » en appui à leurs affirmations, par ailleurs assez banales. À mon sens, la plupart de leurs arguments sont idiots, répétant des sophismes usés déjà repérés par les Grecs quatre siècles avant notre ère. Ils confondent — sans le vouloir ou délibérément — l’imprécision et l’invalidité, la perception sociale et la construction sociale, le binarisme et l’exclusivité. En d’autres mots, ils versent dans un illogisme ambiant, qui fleurit au confluent de la science et de la philosophie, là où la lâcheté ontologique ressemble à la plus haute forme de nuance.
    Eh mince ! Voilà que je m’y mets moi aussi… Il est si facile de se faire aspirer dans ce débat, de ressentir cette indignation dans vos tripes lorsqu’une allégation absurde est fièrement énoncée. Et pourtant ces enjeux ne me concernent même pas — que je me dise binaire ou non, ma classe de sexe me placera toujours dans la catégorie « payé plus, violé moins ». Alors, pourquoi m’y intéresser, sauf comme exercice intellectuel ? Il me paraît de plus en plus évident que le seul fait de participer à ces débats constitue une concession, une caution apportée à ce que les vies de femmes deviennent le sujet d’expériences théoriques et d’une surenchère contrefactuelle, élaborées par quelque soi-disant érudit qui, fortuitement, n’a jamais eu à s’inquiéter d’une grossesse due à un viol.

    Voilà donc ma résolution de quart d’année : je ne vais pas débattre avec vous de la réalité du sexe biologique


    Traduction : #Tradfem & Ana Minski
    Version originale : http://medium.com/@JonahMix/an-open-letter-to-the-guy-on-twitter-who-wonders-if-biological-sex-is-real-5
    #théorie_politique #science #identité_de_genre #violences_masculines #biologie #illogisme

  • #Thain_Parnell : Le porno a une foule de conséquences nocives – nous devons faire quelque chose avant qu’il ne soit trop tard.
    http://tradfem.wordpress.com/2019/04/21/le-porno-a-une-foule-de-consequences-nocives-nous-devons-faire-qu

    Le porno bénéficie aussi d’un passe-droit en termes de clichés racistes, qui seraient inacceptables dans tout autre contexte. C’est par centaines de milliers d’abonnements que fonctionne un site comme Latina Abuse — un portail de pornographie qui propose des vidéos de femmes latino-américaines avilies sexuellement devant une caméra, soumises à des actes comme la « violence faciale » (principalement des fellations imposées au pont de les étouffer et de les faire vomir), ainsi qu’à d’autres formes de violence physique, verbale et sexuelle. Des catégories comme le « porno de réfugiées » enregistrent des millions de clics sur des sites comme PornHub. Alors que le réseau Twitter bannit des féministes pour crime de pensée, il continue d’autoriser de la pornographie explicite, raciste et violente sur sa plateforme.

    La façon dont les femmes sont représentées dans la pornographie a un effet néfaste manifeste sur les idées qu’entretiennent les hommes au sujet des femmes, ainsi que sur celle des femmes envers elles-mêmes et leurs partenaires. Dans une étude intitulée Pornography’s Impact on Sexual Satisfaction (L’impact de la pornographie sur la satisfaction sexuelle), les chercheurs Dolf Zillmann et Jennings Bryant ont interrogé plus de 2000 personnes et ont constaté qu’après avoir visionné du contenu sexuel uniquement érotique léger, les hommes et les femmes étaient beaucoup moins satisfaits de leur relation. Ils ont découvert une corrélation entre la détérioration des relations intimes et le visionnage de pornographie.

    Traduction : Ana Minski pour #Tradfem
    Version originale : http://www.feministcurrent.com/2019/04/08/porn-has-wide-ranging-ramifications-on-society-we-need-to-do-someth
    #porno #intersectionalité #violences_systémiques #patriarcat #féminisme #industrie

  • Remarques sur l’effondrement de l’Empire romain (par Ana Minski) – Le Partage
    http://partage-le.com/2019/03/de-leffondrement-de-lempire-romain-par-ana-minski

    Les éditions La Découverte ont récemment publié l’ouvrage de Kyle Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré, le climat, les maladies et la chute de Rome. Kyle Harper, professeur d’histoire à l’université d’Oklahoma, renouvelle les connaissances sociales, environnementales et épidémiologiques de la chute de l’Empire. S’appuyant sur les dernières données archéologiques, historiques, climatiques et microbiennes, il rend compte du rôle important des changements climatiques, de l’exploitation de l’environnement et des maladies, principales causes de l’effondrement de la civilisation romaine.

    Les récentes études pluridisciplinaires intégrant les conditions climatiques, épidémiologiques et démographiques confirment que les peuples du Paléolithique bénéficiaient d’une structure sociale et d’une écologie des maladies bienveillantes[1]. La révolution néolithique, à l’origine de modes de vie exclusivement sédentaires, de régimes alimentaires plus monotones, d’habitats plus denses, de transformation des paysages, de nouvelles technologies de déplacement et de communication, permet à de nouveaux agents pathogènes de se développer. Les animaux de ferme constituent une partie du réservoir biologique d’où émergent les agents infectieux mais l’exploitation de l’environnement génère des destructions des écosystèmes, des déplacements et modifications de populations non humaines, principaux responsables de nouvelles formes de maladies. L’accroissement de la population, le développement de l’urbanisation, des moyens de subsistances nécessairement intensifs (agriculture et élevage) favorisent l’apparition d’agents infectieux toujours plus dangereux. L’état de santé des Romains, lié à l’impact environnemental de leur culture, était mauvais. « Chaque jour, on peut trouver dix mille personnes souffrant de la jaunisse et dix mille d’hydropisie » écrivit Galien qui n’ignorait pas la sagesse commune : « Quand l’année entière devient humide ou très chaude, survient nécessairement une très grande peste ». Les collines de Rome dominaient un marais, la vallée du fleuve, les bassins, les fontaines, étaient un refuge pour le moustique anophèle, vecteur du paludisme, l’un des principaux tueurs, avec la diarrhée :

    « En ville les rats grouillaient, les mouches pullulaient, les petits rongeurs couinaient dans les passages et les cours. Il n’y avait pas de théorie microbienne, on se lavait peu ou pas les mains, et la nourriture ne pouvait pas être protégée des contaminations. La cité ancienne était un lieu d’insalubrité maximale. Les maladies banales se répandant par contamination féco-orale, causes de diarrhées fatales, étaient sans doute la première cause de mortalité dans l’Empire romain. Hors des villes, la transformation du paysage a exposé les romains à des menaces tout aussi périlleuses. Les romains n’ont pas seulement modifié les paysages  ; ils leur ont imposé leur volonté. Ils ont coupé ou brûlé les forêts. Ils ont déplacé les rivières et asséché des lacs, construit des routes au travers des marais les plus impénétrables. L’empiétement humain sur de nouveaux environnements est un jeu dangereux. Il expose non seulement à de nouveaux parasites inhabituels mais peut provoquer une cascade de changements écologiques aux conséquences imprévisibles […] Les cités fétides de l’Empire étaient des boîtes de Petri grouillantes de parasites intestinaux. […] L’espérance de vie à la naissance variait entre vingt et trente ans. La force brutale des maladies infectieuses était, de loin, le facteur principal du régime de mortalité qui pesait de tout son poids sur la démographie. »

    Cet état de santé médiocre est confirmé par l’examen de la dentition qui montre un important défaut de croissance, l’hypoplasie linéaire de l’émail, qui survient au cours de l’enfance dans les cas de malnutrition et de maladie infectieuse. À l’époque de l’Empire, la civilisation romaine, fortement urbanisée et interconnectée, s’étend jusqu’au tropique, son centre écologique est la Méditerranée et ses parties occidentale et nordique sont sous l’influence de la zone climatique atlantique. La densité de l’habitat urbain, les transformations permanentes des paysages, le développement des routes terrestres et maritimes, contribuent à créer une écologie microbienne unique. Cet impact environnemental, combiné à l’évolution des pathogènes, stimule la propagation des infections chroniques, rendant plus vulnérables les populations, et permettant à la lèpre et à la tuberculose de profiter du système de circulation de l’Empire pour se développer et s’installer. La tuberculose, qui n’aurait pas plus de 5 000 ans, aime particulièrement les villes et laisse sa signature sur les os de ses victimes, ce qui permet aux archéologues de constater sa présence exceptionnelle sur les squelettes des siècles de domination romaine. Jusqu’au XXe siècle, elle est une cause importante de mortalité et reste encore aujourd’hui dangereuse. La lèpre, quant à elle, est connue depuis le IIe millénaire avant J.C. en Inde, mais commence véritablement à se développer dans le contexte archéologique de l’empire romain. Le drame de l’histoire des maladies est le résultat de la collusion permanente entre l’évolution des agents pathogènes et les rencontres humaines. Les croissances territoriale, commerciale et démographique de la civilisation romaine participent à l’explosion souterraine des maladies jusqu’à donner naissance aux premières pandémies.

    L’optimum climatique romain (OCR) est une période de climat chaud, humide et invariable qui domine la plus grande partie du cœur méditerranéen de 200 avant J.-C. à 150 après J.C. La civilisation romaine profite de ce climat bénéfique pour urbaniser des zones jusque-là difficiles à domestiquer. Pour répondre aux exigences de croissances économique et démographique qui caractérisent toute civilisation, l’urbanisation et l’agriculture colonisent la nature, créant des écosystèmes favorables à l’évolution des agents pathogènes : « Les Romains furent submergés par les forces de ce que l’on appelle l’émergence des maladies infectieuses. » Pour lutter contre une forte mortalité infantile causée par le développement des virus, bactéries et parasites, un taux de fertilité élevé est nécessaire, ce qui pèse lourdement sur le corps des femmes chargées de repeupler les rangs. La loi romaine autorise les filles à se marier dès l’âge de 12 ans. Il n’y a pas de célibataire dans le monde romain et le mariage est un engagement à procréer : « Les femmes sont habituellement mariées pour les enfants et la succession, et non pas d’abord pour le plaisir. »[2] À partir d’Auguste, l’État met en place une politique nataliste qui pénalise les personnes sans enfant et encourage la fécondité. Les femmes ont en moyenne six enfants. La principale source de croissance démographique dans l’Empire n’est pas un déclin de la mortalité mais une fertilité importante. Les Romains vivent et meurent en affrontant des vagues incontrôlées de maladies infectieuses. La terre est le principal facteur de production, et l’augmentation démographique oblige à cultiver des terres toujours moins fertiles pour en tirer toujours davantage. Ce besoin expansionniste, intrinsèque à toute civilisation, est l’un des principaux responsables des destructions environnementales :

    « L’augmentation de la population a poussé des personnes à s’installer dans les marges. Mais, de plus, le réseau serré des échanges était un encouragement pour les paysans à s’installer dans des zones où les risques étaient plus importants. Les connexions limitaient les conséquences les plus graves des années de sécheresse. Et la croissance des marchés nourrissait l’expansion entrepreneuriale et les institutions romaines poussaient exprès les paysans à occuper des terres situées aux marges. La circulation des capitaux a favorisé une explosion des travaux d’irrigation dans les régions semi-arides. L’essor économique de l’Afrique romaine a été favorisé par la construction d’aqueducs, de puits, de citernes, de terrasses, de barrages, de réservoirs et de foggaras (de longues canalisations souterraines permettant le transport de l’eau des sommets aux zones cultivées). Les technologies hydrauliques soit d’inspiration indigène soit de nature impériale se retrouvaient dans les hautes terres comme dans les vallées. Grâce à ces dispositifs l’eau était soigneusement collectée et exploitée dans les zones semi-arides occupées comme jamais auparavant par de nouvelle populations. […] Le désert a gagné des zones qui étaient sans conteste cultivées pendant l’OCR. »

    L’Empire, consommateur vorace de sources d’énergie et de matériaux, dénude les montagnes de leur manteau sylvestre, autrefois dense. Cette déforestation est à l’origine des inondations catastrophiques dont est régulièrement victime l’Empire romain, inondations quasiment inexistantes au Moyen-Âge, lorsque les montagnes se recouvrent à nouveau d’arbres. La croissance territoriale et démographique s’accompagne d’un développement commercial toujours plus frénétique et débridé :

    « … cargaison d’or, d’argent, de pierres précieuses, de perles, de fin lin, de pourpre, de soie, d’écarlate, de toute espèce de bois de senteur, de toute variété d’objets d’ivoire, ou en bois très précieux, en airain, en fer et en marbre, de cinnamome, d’aromates, de parfums, de myrrhe, d’encens, de vin, d’huile, de fine farine, de blé, de bœufs, de brebis, de chevaux, de chars, de corps et d’âmes d’hommes. »[3]

    Les marchands, toujours en quête de soie et d’épices, d’esclaves et d’ivoire, ne cessent de franchir le Sahara le long des routes commerciales, traversent l’océan Indien en passant par les ports de la mer Rouge, transportant les animaux exotiques destinés à être massacrés au cours des spectacles romains. Le vivant ayant perdu toute valeur intrinsèque, les autres espèces n’existent plus que pour servir la démesure des Empereurs et de l’élite. Le citoyen romain, incapable de remettre en question l’idéologie de la croissance démographique et économique, incapable d’envisager le monde et ses existants autrement que comme un grenier dont il peut user et abuser, assiste à la mise en scène de la surpuissance de Rome :

    « Les créatures les plus étranges capturées dans le monde entier – un véritable zoo – furent offertes au peuple et massacrées sous ses yeux : trente-deux éléphants, dix élans, dix tigres, soixante lions, trente léopards, six hippopotames, dix girafes, un rhinocéros, et une quantité innombrable d’autres bêtes sauvages, sans oublier mille couples de gladiateurs. »

    La mauvaise santé physique et psychique des sujets de l’Empire et sa destructivité écologique est également le produit d’un régime autoritaire et très hiérarchique. La République des dernières années est une période de pillage sans contrôle, et le maintien de l’Empire nécessite des négociations permanentes avec tous ceux qui vivent à l’intérieur de ses frontières. Le pillage est donc peu à peu transformé en impôts dont la collecte, confiée à la petite noblesse locale qui se voit accorder la citoyenneté, permet de transformer sur tous les continents l’élite en classe dominante au service de l’Empire. Ainsi devient-il possible de diriger un vaste territoire avec seulement quelques centaines de fonctionnaires romains. Le nombre d’habitants double, de plus en plus de territoires sont occupés et toute tentative de résistance écrasée avec violence, comme en Judée et en Bretagne. Sous Auguste, les légions citoyennes permanentes sont remplacées par des armées professionnelles et les hommes libres des provinces deviennent peu à peu des citoyens. La paix n’existe pourtant pas, la zone frontalière est constituée d’un réseau de fortins, de tours de guet et de postes d’observations, de forts construits pour surveiller les populations et les zones inamicales où sont installées d’importantes bases militaires. Avec Auguste, l’expansion territoriale ralentit mais ne s’arrête pas. Les frictions provoquées par cette expansion permanente aboutissent peu à peu à des lignes de séparation démarquant les territoires sous hégémonie romaine, et au développement d’un réseau de communication et de transport destiné à gérer le système et le pouvoir militaire depuis le centre impérial. La machine de guerre approche le demi-million d’hommes et le budget de la défense est de loin la dépense la plus importante de l’État. La paix à l’intérieur de l’Empire dépend de la discipline, de la valeur et de la loyauté d’une gigantesque armée rémunérée. D’autant plus que : « La répartition des richesses était terriblement inégale. La richesse et le statut légal formaient la structure entremêlée d’une hiérarchie sociale exacerbée. En bas, de manière légale, il y avait la vaste classe des personnes totalement non libres. L’Empire romain a été l’un des systèmes esclavagistes les plus importants et les plus complexes de l’histoire – dont l’endurance exceptionnelle est, par ailleurs, un autre signe que la surpopulation n’a pas suffisamment fait baisser le coût d’un travail libre pour rendre inutile le travail servile. »

    La population de l’Empire, constituée principalement de pauvres et de sans terre, augmente au cours des cent cinquante années qui suivent le règne d’Auguste, et atteint son maximum avant que la peste antonine éclate.
    Le livre de Kyle Harper.

    C’est ainsi qu’à la fin de l’OCR, en 165 après J.-C., sous le règne de Marc Aurèle, la peste antonine fait sept millions de victimes. L’agent pathogène de la peste antonine est probablement celui de la variole, maladie contagieuse dont le virus se propage par inhalation de gouttelettes aériennes expulsées par une personne infectée. La variole n’est pas un ennemi si ancien, tout comme la lèpre et la tuberculose, elle semble apparaître au cours des mille dernières années. Elle est particulièrement violente dans les villes et les zones côtières où la densité de la population était importante. Le réseau de transport permet sa diffusion de région en région. La peste antonine est un phénomène létal d’une ampleur telle qu’elle interrompt l’expansion démographique et économique de l’Empire, qui parvient malgré tout à se stabiliser en maintenant toujours un fort autoritarisme.

    Sous le règne des Sévères (193–235 après J.-C.) l’Empire retrouve son équilibre économique et démographique. Le pouvoir de l’armée, dont la paye n’a cessé d’augmenter, est davantage considéré. L’explosion des constructions est un des signes du rétablissement économique et démographique qui caractérisent leur règne. Septime reconstruit le grand temple de la Paix, construit l’arche de Septime, les colonnes géantes de granit d’Assouan, la Forma Urbis Romae, le Septizodium  ; son fils Caracalla finance des bains monumentaux, de grands moulins à eau et greniers gigantesques qui s’élèvent tout autour de la cité.

    « Assurément, il suffit de jeter les yeux sur l’univers pour reconnaître qu’il devient de jour en jour plus riche et plus peuplé qu’autrefois. Tout est frayé  ; tout est connu  ; tout s’ouvre au commerce. De riantes métairies ont effacé les déserts les plus fameux  ; les champs ont remplacé les forêts  ; les troupeaux ont mis en fuite les animaux sauvages  ; les sables sont ensemencés  ; l’arbre croît sur les pierres  ; les marais sont desséchés  ; il s’élève plus de villes aujourd’hui qu’autrefois de masures. Les îles ont cessé d’être un lieu d’horreur  ; les rochers n’ont plus rien qui épouvante  ; partout des maisons, partout un peuple, partout une république, partout la vie », écrit Tertullien.

    L’OCR disparait lentement, sur une durée de trois siècles, laissant place à un climat plus instable. Il y a une forte interaction entre les crues du Nil et le mode de variabilité climatique connu sous le nom de ENSO (El Niño-Southern Oscillation), un El Niño puissant, corrélé avec une crue du Nil faible. Au cours de la période romaine de transition climatique (150 – 450 après J.-C.) les phénomènes ENSO deviennent plus courants, tous les trois ans environ. Devenus dépendants des conditions favorables de la fertile vallée du Nil, les Romains sont confrontés aux oscillation de ses crues. À ces problèmes climatiques s’ajoute la peste de Cyprien, partie d’Éthiopie, qui dure plus de quinze ans, de 249 à 270 après J.-C. « Il n’y eut presque aucune province romaine, aucune cité, aucune demeure qui ne fût attaquée par cette pestilence générale et désolée par elle » (Orose). La peste de Cyprien vida l’Empire, ravage la ville sans épargner les zones rurales, « aucune peste du passé n’a provoqué une telle destruction en vies humaines » (Zosime).

    « La maladie s’abattait d’un coup sur les gens, pénétrant beaucoup plus vite que tout ce que l’on pouvait penser, se nourrissant de leur maison comme le feu si bien que les temples étaient remplis de ceux qui, terrassés par la maladie, avaient fui dans l’espoir d’être guéris. […] Tous ceux qui brûlaient de soif à cause de la faiblesse provoquée par la maladie se pressaient aux sources, aux cours d’eau et aux citernes. Mais l’eau ne parvenait pas à apaiser la flamme de l’intérieur, laissant ceux qui étaient affectés par la maladie dans le même état qu’avant. » (Grégoire de Naziance).

    La pestilence frappe sans considération d’âge, de sexe ou de condition. Il est probable que l’agent pathogène de la peste de Cyprien soit un filovirus proche de celui d’Ebola.

    Les troubles climatiques globaux des années 240 après J.C. suscitent des changements écologiques susceptibles d’être à l’origine de la peste. La pandémie frappe les soldats et les civils, les habitants des villes et des villages. Elle fait éclater l’intégrité structurelle de la machine du pouvoir plongeant l’Empire dans une succession de faillites violentes. Les frontières sont fragilisées et l’économie et l’armée mises à mal par des successions d’attaques aux frontières. L’Empire se disloque. La mortalité ravage l’armée romaine, les casernes étant des lieux propices à la propagation du virus. Le temps des empereurs-soldats commence, et la crise du IIIe siècle permet l’avènement d’une nouvelle religion, le christianisme. Dans les années 260 après. J.C., la fortune et la démographie de l’Empire sont au plus bas. La restauration est lente et les villes, plus petites et moins nombreuses, ne sont plus les mêmes. À partir de 266 après J.C., le climat se stabilise, le IVe siècle est une période de réchauffement sans précédent. Les tendances climatiques sont alors sous l’influence dominante de l’Atlantique Nord. Les fluctuations des différences de pression entre l’anticyclone des Açores et la dépression d’Islande sont connues sous le nom d’Oscillation Nord-Atlantique (ONA), et font partie des grands mécanismes climatiques du globe. Sécheresses et famines sont fréquentes, les données bioarchéologiques témoignent de la lutte contre les maladies infectieuses qui épuisaient les capacités physiques des victimes. Les microbes ne laissent aucun répit aux hommes.

    « Entre la conversion de Constantin et le saccage de Rome en 410 après J.C., nous disposons de milliers de tombes chrétiennes dans la cité impériale gardant la date du jour où le croyant a quitté ce monde (et la baisse brutale après 410 est également le signe des désordres qui ont affligé la vénérable capitale). Une fois agrégées, ces données constituent un dossier sans équivalent sur les rythmes saisonniers de la Grande Faucheuse. Les canicules estivales étaient mortelles, une vague de germes gastro-intestinaux submergeant la ville. La mortalité flambait en juillet et atteignait un pic en août et septembre. Le pic automnal met en évidence la prévalence durable du paludisme. »

    L’État collecte les impôts en or et s’en sert pour payer ses fonctionnaires. Dioclétien réquisitionne le précieux métal en procédant à de vastes expropriations. L’économie de marché se rétablit rapidement, et l’on observe alors une fusion entre les forces du marché et les forces fiscales. Les grandes banques ressuscitent, les preuves d’une activité bancaire et de crédit sont plus fortes à cette époque (au IVe siècle) qu’à aucune autre.

    « Le marchand qui veut s’enrichir équipe un navire, embauche des marins, recrute un capitaine et fait tout ce qui est par ailleurs nécessaire pour prendre la mer, emprunte de l’argent et teste les flots avant de gagner des terres étrangères. » (Jean Chrisostome)

    La renaissance de la monnaie et du crédit réveille les réseaux de commerce en Méditerranée. L’Égypte et la Palestine entrent sérieusement dans le commerce du vin aux IIIe et IVe siècle. La répartition archéologique de la céramique sigillée montre l’essor de l’Afrique jusqu’à occuper une position dominante dans les réseaux connectant l’Empire sur de longues distances. L’appât du gain unifie le monde romain, transformé en une immense zone de libre-échange. Avec la revitalisation de l’économie de marché, le système esclavagiste connaît un renouveau rapide. Comme autrefois, les esclaves sont partout : sans leur sueur et leur peine, pas de fabuleuses fortunes aristocratiques, et la richesse des propriétaires d’esclaves est visible à chaque fois que l’on jette un coup d’œil sur le mode de vie des gens aisés du IVe siècle. Posséder un esclave est le minimum pour un homme respectable. L’ampleur de la stratification sociale est vertigineuse. Il faudra attendre le temps du colonialisme transatlantique pour trouver une élite économique réussissant à accumuler des fortunes privées d’une telle ampleur. Mais l’Empire d’Occident, dont les habitants sont affaiblis par de nombreux germes, perd peu à peu face aux hordes des steppes où le climat sec est plus bénéfique et où le paludisme n’affaiblit pas la population. Les villes de l’Occident se dépeuplent ce qui génère une baisse de la mortalité.

    À la fin de l’Empire romain, les greniers à blé dominent les paysages. Le vaste réseau des villes, des navires et des entrepôts de blé forme un véritable écosystème qui bénéficie particulièrement au rat noir.

    « La fusion du commerce global et de l’infestation par les muridés a été la précondition écologique du plus grand événement sanitaire que la civilisation humaine ait jamais connu : la première pandémie de peste. »

    Elle débute sur les rives de l’Égypte en 541 avant de se répandre dans l’Empire et au-delà. La pandémie de peste bubonique submerge tout par sa durée et son intensité. Son arrivée est le signe d’un nouvel âge, sa persistance sur deux siècles est à l’origine d’une longue période de stagnation démographique.

    Justinien est le dernier des grands ingénieurs environnementaux romains, il façonne tout le paysage local en changeant le cours du Skirtus, creuse un nouveau lit pour le Cydnus, construit un pont imposant, abat une forêt pour remodeler la plaine et contrôler le débit du Drakon, répare et construit de nouveaux aqueducs. Il rêve de soumettre la nature à ses désirs, de restaurer l’Empire d’Occident et mène une campagne pour gagner les provinces occidentales mais n’apporte que la misère. Ce qui n’est rien face à la peste qui s’abat en 541, couvrant les 23 années suivantes de son règne de pestilence. Le commerce de la soie permet au rat noir de voyager vers de nouveaux territoires et le changement climatique constitue le facteur final. L’année 536 est une année sans été. Une série d’explosions volcaniques des années 530 à 540 plongent l’Empire dans un hiver de plusieurs décennies, un des plus froids de l’Holocène. Le taux de mortalité augmente jusqu’à atteindre 50 à 60 % de la population. L’ordre social s’effondre, tous les travaux s’arrêtent, les marchés de détail ferment et une famine s’installe dans la cité. Contrairement aux pandémies précédentes, la peste bubonique touche aussi les zones rurales et toutes les couches de la population dont le système immunitaire est affaibli par l’environnement insalubre du monde romain, et dont les organismes le sont également en raison de la diminution des réserves alimentaires engendrée par les anomalies climatiques des années précédentes. Durant deux siècles, de 543 à 749, la peste jaillit de ses réservoirs, provoquant des épidémies aussi violentes que soudaines. En 589 après J.-C., des pluies torrentielles s’abattent sur l’Italie, l’Agide déborde et la crue du Tibre submerge les murailles de Rome. Des églises s’effondrent, les greniers à blé du pape sont détruits. En 590, la peste emporte le pape Pélage II. En 599, l’Occident subit une nouvelle pestilence. La peste de Justinien est un événement funeste, de même que le petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive traversé d’épisodes sismiques.

    « Pour les contemporains de cette première pandémie, c’était une incroyable nouvelle que d’apprendre qu’un peuple avait été épargné des destructions de la peste. Les Maures, les Turcs et les Arabes habitant le désert auraient été exemptés de la catastrophe globale. […] Les Maures, les Turcs et les habitants du centre de l’Arabie partageaient tous un mode de vie nomade. L’explication écologique est évidente : les formations sociales non sédentaires étaient protégées contre la collusion létale rat-puce-peste. »

    L’expansion territoriale, démographique et commerciale de l’Empire romain et son hubris architecturale n’ont eu de cesse de détruire des écosystèmes entiers : un niveau exceptionnel d’urbanisation, plus d’un millier de villes. Fortement inégalitaire et hiérarchisé, l’Empire étend son domaine agraire jusque dans les environnements les plus pauvres, épuisant les sols et la vie des habitants qui ne cessent de lutter contre les maladies et la faim. Les déforestations, l’urbanisation et l’agriculture, bien plus que les effets du changement climatique, ont eu raison de l’Empire romain qui a été incapable de remettre en question les valeurs intrinsèques à toute civilisation : expansion territoriale, croissance démographique et économique, accumulation de richesses, exploitation du monde et des vivants comme source de distraction, d’accumulation matérielle et d’orgueil.

    « Même en ce qui concerne l’environnement physique, où des forces entièrement indépendantes de l’action humaine sont à l’œuvre, les effets du changement climatique dépendaient des arrangements particuliers entre une économie agraire et la machinerie de l’empire. Et l’histoire des maladies infectieuses est toujours profondément dépendante des écologies créées par les civilisations. »

    L’histoire de l’effondrement de l’Empire romain résonne comme un avertissement à l’heure où de nouveaux agents infectieux émergent – Ebola, Lassa, Nipah, SARS, MERS, Zika – où l’urbanisation se répand comme une lèpre sur le monde sauvage, où les monocultures détruisent les sols, où nos environnements sont de plus en plus toxiques et affaiblissent nos systèmes immunitaires, où nous sommes toujours plus entassés dans des mégapoles toujours plus asphyxiantes. Mieux vaut anticiper l’effondrement de l’Empire de la civilisation industrielle et tout mettre en œuvre pour le démanteler plutôt qu’attendre que les inégalités et l’exploitation toujours plus mortifère du vivant ne nous apportent notre lot de pestilences et d’hécatombes.

    Ana Minski

    #pax_romana

  • Naissance et mort au Paléolithique récent européen (par Ana Minski)

    « L’obstétrique a été construite par des hommes à une époque où les femmes étaient exclues de toutes les fonctions décisionnelles, et où leur parole n’avait pas la moindre importance.
    Les médecins ont donc décrit l’accouchement à travers le prisme des stéréotypes de genre et à une époque où la médecine était obsédée par l’hystérie.
    Il était attendu des femmes qu’elles soient posées, fragiles, discrètes, silencieuses et sujettes aux évanouissements délicats. Ainsi les femmes ont-elles été dépossédées par les hommes de leur capacité naturelle à mettre au monde, et ainsi la position allongée, l’immobilité et le silence furent-ils imposés aux parturientes sous peine de risquer leur vie et celle du bébé.
    D’où cette peur très répandue de l’accouchement.
    D’ailleurs, certains croient encore au dilemme obstétrical qui a pourtant été sérieusement remis en question en 2006[5].
    Des textes ethnologiques témoignent également de la capacité des femmes à mettre au monde leur enfant seule, dans la jungle, derrière un buisson, dans la rivière, sans l’aide de personne et sans difficulté apparente.
    Les femmes, libérées des mythes patriarcaux, savent mieux que n’importe quel spécialiste diplômé comment se positionner pour l’expulsion du bébé : accroupie, dans l’eau ou à quatre pattes[6]. »

    #femme #féminisme #patriarcat #naissance #accouchement #vie #civilisation #préhistoire

    http://partage-le.com/2019/02/naissance-et-mort-au-paleolithique-recent-europeen-par-ana-minski

  • Naissance et mort au Paléolithique récent européen (par Ana Minski) – Le Partage
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    L’#obstétrique a été construite par des hommes à une époque où les femmes étaient exclues de toutes les fonctions décisionnelles, et où leur parole n’avait pas la moindre importance. Les médecins ont donc décrit l’accouchement à travers le prisme des #stéréotypes de genre et à une époque où la #médecine était obsédée par l’hystérie. Il était attendu des femmes qu’elles soient posées, fragiles, discrètes, silencieuses et sujettes aux évanouissements délicats. Ainsi les femmes ont-elles été dépossédées par les hommes de leur capacité naturelle à mettre au monde, et ainsi la position allongée, l’immobilité et le silence furent-ils imposés aux parturientes sous peine de risquer leur vie et celle du bébé. D’où cette peur très répandue de l’accouchement. D’ailleurs, certains croient encore au dilemme obstétrical qui a pourtant été sérieusement remis en question en 2006[5]. Des textes ethnologiques témoignent également de la capacité des femmes à mettre au monde leur enfant seule, dans la jungle, derrière un buisson, dans la rivière, sans l’aide de personne et sans difficulté apparente. Les femmes, libérées des mythes patriarcaux, savent mieux que n’importe quel spécialiste diplômé comment se positionner pour l’expulsion du bébé : accroupie, dans l’eau ou à quatre pattes[6].

    L’environnement et le milieu socio-culturel ont également un impact considérable sur la grossesse et au moment de l’accouchement. Des études épigénétiques ont permis de démontrer l’importance de l’accouchement par voie naturelle pour l’immunité du jeune enfant, mais aussi le rôle de l’intervention sur la parturiente. Avec le développement de l’agriculture, une simplification alimentaire a entraîné des risques importants de malnutrition et a rendu le sevrage difficile[7]. Quoi qu’en disent les obstétriciens, la femme n’est pas condamnée à mourir en couches ou à souffrir atrocement sans l’aide de la médecine moderne.

    • Mais cette méthode qui consiste à remonter si loin dans le temps pour mieux critiquer le présent provoque chez moi trois types de malaise. Premièrement, elle mène souvent à l’élaboration de grandes théories historiques qui peuvent paraître originales et sophistiquées, mais qui m’apparaissent surtout simplistes et réductrices : on imagine que toute l’histoire de l’humanité procède toujours par les mêmes stades civilisationnels, avec les mêmes conséquences politiques, économiques, sociales et culturelles, voire anthropologiques et psychologiques. C’est vrai au sujet de l’État, du capitalisme, des rapports sociaux de sexe, etc. On devient alors aveugle à l’incroyable diversité d’expériences entre les communautés humaines aussi bien qu’à l’intérieur des communautés humaines, ce qui limite fortement la capacité de saisir et d’imaginer la pluralité extraordinaire des expériences humaines et notre plein potentiel.

      Deuxièmement, évoquer la préhistoire permet souvent de dire tout et son contraire, et donc d’élaborer de grandes théories qui se veulent explicatives, mais qui n’expliquent pas grand-chose… Vous avez d’ailleurs bien montré, dans votre analyse critique de la série télévisée « Aux origines de la civilisation », comment il semble facile de faire dire n’importe quoi aux « preuves » que l’on sélectionne dans la préhistoire humaine, soit pour prétendre expliquer l’apparition des villes, de la guerre et du commerce ou pour expliquer les extinctions d’espèces animales. Si j’aime bien prouver l’intérêt et l’importance de l’entraide — et de l’anarchisme — dans l’évolution humaine (voir L’entraide, de Pierre Kropotkine, ou La nature humaine, de Marshall Sallins), c’est alors préhistoire contre préhistoire, et on n’est guère plus avancé… Le même problème se pose avec les théories élaborées à partir des comportements des animaux : on choisit toujours l’espèce animale qui a le comportement qui correspond à la théorie que l’on défend, et l’on ignore toutes les autres espèces (parfois des milliers) dont les comportements contredisent notre théorie.

      Enfin et surtout, je crois que la posture la plus honnête face à la Préhistoire est de reconnaître qu’elle ne recèle aucune réponse à bien des questions que l’on se pose, comme celle de l’apparition de l’État, du capitalisme ou du patriarcat. Wiktor Stoczkowski a bien montré, dans son livre Anthropologie naïve anthropologie savante : De l’origine de l’Homme, de l’imagination et des idées reçues (2001), que ce qui reste de la Préhistoire ne nous permettra jamais de savoir réellement comment les hommes et les femmes expérimentaient l’amour, la sexualité, la « famille », l’élevage des enfants et comment se structurait la division sexuelle du travail, c’est-à-dire qui chassait, qui préparait les repas, qui s’occupait des malades et des enfants, etc. Les quelques ossements, statuettes et fresques de la Préhistoire ne permettent pas de saisir ces réalités complexes et sans doute changeantes au gré des situations et des événements dans telle ou telle communauté.