Alors que s’achève, à l’Assemblée nationale, l’examen en première lecture des recettes du budget de l’Etat pour 2018, les Français auront découvert que les « cadeaux » faits sous la forme de « dépenses fiscales », devenues le mode d’intervention privilégié de la puissance publique, atteindront 100 milliards d’euros l’année prochaine.
Un montant spectaculaire, mais qui n’est qu’une partie du soutien public. Et qui fait de la France un véritable paradis d’aides – ou un « enfer fiscal », pour certains – sous la forme d’exonérations de cotisations, de réductions ou de crédits d’impôts, de franchises, sans oublier les aides directes, allocations, avances remboursables, primes, taux garantis ou réduits ; bref, toutes sortes de « subventions » réservées aux initiés qui savent s’y retrouver dans un maquis d’une infinie complexité.
Qui ne bénéficie pas d’au moins une aide directe ou indirecte ?
En fait, les aides publiques se sont installées comme un ingrédient vital du système économique français. Il y a les services publics marchands, pour lesquels les usagers paient une part de plus en plus faible du service rendu : pas plus de 25 % des coûts de leur déplacement en TER, contre 55 % il y a vingt-cinq ans et 70 % il y a quarante ans. Le signal prix ne fonctionne plus car tout a été fait pour réduire le reste à charge des usagers, et ce, quels que soient leurs revenus.
Au-delà, les aides irriguent tous les secteurs privés marchands, à commencer par les gros utilisateurs de main-d’œuvre : l’industrie, la construction, le transport, l’hôtellerie et restauration, le commerce, la banque, l’aide à domicile, l’édition et la presse… Entre les exonérations générales (29,6 milliards d’euros en 2017) ou spécifiques (7,5 milliards) de cotisations sociales et le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE, 21 milliards en 2018), plus de 58 milliards d’euros d’aides viennent réduire le coût du travail pour l’employeur. Qui, en France, ne bénéficie pas d’au moins une aide directe ou indirecte ? Pour les seules entreprises, Aides-entreprises.fr répertorie pas moins de 2 024 aides financières nationales, européennes ou locales.
Au point que ces subventions sont utilisées comme un argument commercial par les professionnels. Le vendeur de chaudière à condensation qui brandit tout à la fois le crédit d’impôt transition énergétique, la TVA réduite, la prime énergie, sans oublier les aides de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) ou l’éco-prêt à taux zéro. La société de petits cours privés qui vend la déduction fiscale de 50 %, comme le font les sociétés de services de ménage, de livraison de plateaux-repas, de jardinage, etc. L’agence immobilière qui demande immanquablement : « Combien d’APL toucherez-vous ? » Ou encore les as de la défiscalisation qui affichent tout de go : « Loi Pinel ? Encore mieux que la loi Duflot ! Plus de souplesse, plus de réductions d’impôts : zéro impôt pendant 6, 9 ou 12 ans. » Et promettent, presque accessoirement, de devenir « propriétaire dans une grande ville ».
Au point, aussi, que certains secteurs privés entiers, ceux qui ont une très faible valeur ajoutée, ne pourraient plus vivre sans ces aides. Comme l’agriculture, où les subventions d’exploitation (8,2 milliards d’euros en 2016) représentent près du tiers de la valeur ajoutée, et plus que la rémunération de ses salariés. Ou encore les services à la personne, où les 11,5 milliards d’euros d’aides (en 2014) représentent jusqu’à 63 % de la valeur ajoutée du secteur.
« Solidarité et domesticité »
Une plongée dans l’histoire des services à la personne montre comment le système des aides se développe et s’enracine dans la société. Au départ, on cherche à résoudre un problème qui fait consensus : aider les personnes handicapées ou dépendantes, au nom de la solidarité. Dès 1948, on crée une exonération pour les particuliers employeurs ; puis, en 1991, une réduction d’impôts à hauteur de 50 % des dépenses. Alors que l’aide est destinée aux services rendus par le biais d’associations, on l’élargit, en 1996, aux entreprises privées qui « mettent des travailleurs à disposition des personnes physiques ».
Des milliers d’entreprises se créent et s’organisent pour souffler à l’oreille du gouvernement qu’elles sont aussi la solution au problème du chômage. En 2005, le plan Borloo vient ainsi ajouter un deuxième objectif à ces aides : créer de l’emploi. Et annonce que cela doit permettre d’en créer 3 millions ! En 2006, on élargit la liste des services à toute prestation « à condition qu’elle soit comprise dans une offre de services incluant un ensemble d’activités effectuées à domicile ». Ce qui, concrètement, ouvre la voie des subventions à tous les services de confort, de l’assistance informatique à la promenade des chiens en passant par la surveillance de la résidence principale ou secondaire.
Ainsi, résume l’économiste Florence Jany-Catrice, professeure à l’université Lille-I, « au nom de la création d’emplois, on a regroupé deux logiques très différentes sous une même politique publique : l’une de solidarité, et l’autre de domesticité. En fusionnant ces deux enjeux sous le terme de services à la personne dans une narration publique confuse, on a permis aux grands acteurs privés comme O2, Shiva, etc. de faire indirectement subventionner les services du quotidien. Grosso modo, 5 milliards d’euros de défiscalisation de services de confort, qui ne profitent qu’aux 10 % des Français les plus riches. Cette confusion leur permet de brandir l’impératif de solidarité dès lors que quelqu’un cherche à remettre à plat ces aides ».
De fait, a calculé le Trésor, sur les 11,5 milliards d’euros d’aides en 2014, seulement 7,2 milliards ont concerné les publics fragiles. Quant aux créations d’emplois, il y en a eu cent fois moins qu’annoncé : « Entre 2006 et 2010, pas plus de 30 000 emplois en équivalent temps plein créés, si on prend en compte la dynamique antérieure », a calculé Florence Jany-Catrice.
Sans diagnostic du problème à résoudre
Pour un secteur qui employait 1,4 million de personnes en 2014, soit 450 000 équivalents temps plein (ETP). Et pour un coût considérable : 36 000 euros par an pour chaque emploi créé en ETP dans ces services à la vie quotidienne, a calculé le Trésor. C’est 40 % du coût des « domestiques » qui se trouve ainsi payé par l’Etat, ramenant pour les bénéficiaires leur coût à celui du travail au noir. « C’est de la perfusion publique de grandes entreprises privées, alors qu’avec ces milliards, on pourrait financer la dépendance et les associations qui la gèrent », estime Florence Jany-Catrice.
En France, on peut aussi distribuer beaucoup d’aides publiques sans diagnostic clair du problème à résoudre. En témoigne l’aide au logement, qui s’élève à 41,7 milliards d’euros en 2016, soit trois fois plus qu’il y a trente ans.
On a d’abord voulu aider les mal-logés en leur distribuant 18,1 milliards d’euros au travers de trois aides personnelles, dont la fameuse APL. Une aide substantielle, puisque les aides aux seuls locataires représentent 23 % de la masse des loyers versés, et 38 % pour les personnes logées en HLM, selon l’économiste de l’immobilier Didier Cornuel. « Déterminée d’abord par le niveau du loyer, l’APL a poussé les loyers à la hausse sur le marché libre et dans les HLM », indique-t-il. Ce qu’Antoine Bozio, directeur de l’Institut des politiques publiques, confirme : « Il a été démontré que quand il y a une APL, les loyers augmentent du montant de l’aide, signifiant que l’aide est captée quasiment par le seul propriétaire, bailleur privé ou social. »
L’aide à la demande ayant montré ses limites, on a donc aussi choisi d’aider l’offre – l’idée étant qu’il y a pénurie d’offre – par un ensemble de niches fiscales, dont des taux réduits de TVA sur les travaux dans l’ancien ou des incitations en faveur de l’investissement locatif dans le neuf. Ces incitations ont été conséquentes : en 2015, cette dernière aide finançait 24,3 % de l’acquisition, selon les calculs de Didier Cornuel. Mais, là aussi, explique l’économiste, « l’inflation des prix des biens immobiliers s’est transmise aux dépenses publiques, car les aides à l’investissement sont définies en pourcentage du montant de l’investissement, dans la limite d’un plafond ». Autrement dit, la politique du logement a donc surtout fait monter les prix.
80 000 euros par emploi créé
Mais ces aides ont-elles contribué à satisfaire les besoins que le marché ne parvient pas à couvrir ? Plus prosaïquement, ont-elles servi à loger des gens dans le besoin ou à faire tourner les entreprises du bâtiment ? Didier Cornuel est formel : « Cette politique a alimenté une surproduction de logements, car si le neuf trouve preneur, elle vide l’ancien, dont la vacance s’accroît depuis dix ans, même en région parisienne. » Alors que l’on continue à vouloir construire à tout-va, la réponse paraît étrangement inadaptée : « Pour assurer un logement décent à tous à un coût supportable pour la collectivité, il serait plus économique de réhabiliter l’ancien que de construire du neuf. »
Tout le monde crie à la pénurie de logements ; se serait-on trompé de diagnostic ? « On a pris le doublement des prix du logement entre 2000 et 2007 pour le signe d’une tension sur le marché, ce qui n’est pas le cas », poursuit Didier Cornuel. Car le diagnostic émane bien souvent des acteurs du logement neuf, derrière lesquels, sans compter les plombiers, électriciens, etc., œuvrent quelque 140 000 salariés en ETP. Un poids social non négligeable, même s’il reste cinq fois moindre que celui de l’hôtellerie et de la restauration – un des secteurs privés les plus aidés par les exonérations de charges et la TVA réduite.
Il en bénéficie depuis 2004, sans que cela ait eu un impact significatif sur les créations nettes d’emplois, malgré un coût public exorbitant : 80 000 euros par emploi créé entre 2004 et 2009, soit bien plus que le salaire annuel moyen du secteur, a calculé Mathieu Bunel, maître de conférences en économie.
Mais cela importe peu car son poids social l’autorise, à chaque tentative de remise à plat, de faire un chantage à l’emploi. Une recette qui marche à coup sûr. Bercy a voulu rogner le crédit d’impôt sur les fenêtres, dont le rapport coût-bénéfice est faible ? « De 6 000 à 9 000 emplois seront détruits dès 2018 », a immédiatement hurlé la Fédération du bâtiment… qui a obtenu gain de cause. Dans un pays qui compte plus de 3,5 millions de chômeurs, c’est toujours au nom de l’emploi que les acteurs privés parviennent à défendre leur niche. « Dans chaque niche, il y a un chien prêt à mordre », résument régulièrement les députés.