Si Graeber met le doigt sur un phénomène de plus en plus prégnant, je ne suis pas entièrement d’accord avec lui dans son interprétation. Je ne pense pas qu’il y ait des « boulots à la con » en soi, des boulots que l’on puisse identifier comme « à la con ».
Ce que l’on observe, c’est que les boulots ont, à des degrés divers, une part de tâches « à la con » si je reprends son vocabulaire, et que cette part devient certainement de plus en plus grande.
Si on conceptualise ce phénomène en termes de « bureaucratisation », on se rend compte que c’est un phénomène aussi vieux que le capitalisme (ou le socialisme), autrement dit aussi vieux que l’organisation rationnelle de l’économie capitaliste (que le capitalisme soit privé ou d’Etat).
Les pères de la sociologie et de l’économie politique comme Marx ou Weber l’avaient déjà souligné et en avaient fait un élément central de leurs travaux. Weber rappelait que « capitalisme et bureaucratie se sont rencontrés et sont devenus inséparables » !
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Ce qui fait la nouveauté du moment actuel, c’est que la bureaucratie dont il est question aujourd’hui est avant tout une bureaucratie d’entreprise. (C’est pour cela qu’avec des collègues, nous avons intitulé notre livre collectif « La Bureaucratisation néolibérale ».)
Avec le néolibéralisme, la part des tâches dont on a l’impression qu’elles ne servent à rien – et même plus, dont on a l’impression qu’elles font dévier du « vrai » travail, du sens du métier – s’accroît.
Et elle s’accroît du fait de cette managérialisation de toutes les activités, du fait de la diffusion de ces formalités issues de la grande entreprise complexe et sophistiquée.
Or cette organisation nouvelle du travail, qui donne une part importante à des tâches éloignées du métier, est liée à un changement de regard : peu à peu, on n’a plus regardé la productivité à partir du niveau des salaires, mais à partir de l’organisation du travail et de la maîtrise des coûts, et on a intensifié l’usage de la comptabilité.
Ainsi s’est développé, à côté du métier, l’usage de règles, de procédures de codage, de critères et de normes… qui s’éloignent de la conception purement technique du métier.
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L’évolution du capitalisme vers une « efficacité », une « productivité », une « performance » toujours plus grande se fait aujourd’hui à travers des techniques (comptables, d’audit et d’évaluation quantitative) qui donnent le sentiment à un nombre croissant de personnes que leur occupation est « à la con », et qu’elle est en outre « non productive » comme le rappelle Graeber lorsqu’il parle d’inutilité.
Ce qui constitue le paradoxe, c’est que cette inutilité perçue par un nombre croissant d’employés est considérée par les dirigeants et managers d’entreprises comme l’expression même de l’utilité, de l’efficacité.
Pour eux, la recherche d’efficacité et de productivité accrues ne peut se faire que par le développement de ces techniques formelles ainsi que du contrôle, de l’évaluation, de l’audit… qui expliquent l’explosion des tâches « à la con », y compris au sein des métiers les plus techniques et qui exigent des compétences très pointues.
Mais les choses sont plus compliquées et font aussi la part belle à des processus largement imprévus, voire des demandes inconscientes de notre part.
C’est-à-dire ?
Je m’explique de façon très concrète : la demande de sécurité – qui devient une obsession de la société toute entière – suscite la mise en place de procédures et de normes, exigeant un travail bureaucratique (ou « travail à la con ») toujours plus prenant.
Il en va de même pour les attentes de plus grande transparence, par exemple vis-à-vis du système financier : la réponse aux scandales et aux exigences de « moralisation » de la vie économique se traduit par l’explosion de règles, l’invention de nouveaux ratios, de nouveaux critères, de nouvelles procédures à respecter, donc à documenter, à compiler, à comparer, à évaluer…
On pourrait en dire de même des demandes populaires pour que les responsables rendent des comptes, qui nécessitent la production de dossiers, rapports, évaluation des travaux réalisés, établissements d’indicateurs de performance, ou des demandes des consommateurs d’un label de qualité...