person:béatrice schemla

  • "Nous, Français" / "Eux, musulmans" :

    Marwan Muhammad - sur sa page Facebook :
    https://www.facebook.com/MarwanMuhammadOfficiel/posts/305619656243945

    Entre potes. Moment surréaliste à l’antenne de France Culture... ou comment confisquer le débat sur l’Islam et les musulmans en France tout en réduisant les premiers intéressés au silence.

    Ce débat tient de la pathologie collective. Je ne sais pas ce qui me choque le plus : la haine exprimée par Finkielkraut et Schemla ou la défense que Claude Askolovitch produit à l’antenne. Le fait de « parler pour nous » confine à l’infantilisation du débat, en plaçant les musulmans hors de la discussion, sujets sans être acteurs d’enjeux qui les concernent en premier lieu.

    Voici donc près de 15 minutes qui me sont consacrées presque exclusivement sur une radio nationale, dans le commentaire d’une phrase que j’ai prononcée, comme un auteur mort dont on dissèquerait les motifs et les choix sémantiques. Me voici « archi actif », « adulé des médias », tenant de la « propagande islamiste »...

    La phrase qui fait scandale ?

    "Personne n’a le droit de définir pour nous ce qu’est l’identité française."

    Le plus pathétique dans l’histoire, c’est que cette idée est valable quel que soit celui/celle qui la prononce, en tout lieu et en tout temps, l’identité étant, par essence, un fait éminemment subjectif. Le fait que les intervenants y voient une revendication identitaire/islamiste révèle plus leur pathologie qu’un quelconque choix identitaire de ma part.

    Le reste de l’émission est pour les trois intervenants une série de divagations très personnelles sur ce qu’ils pensent de l’islam et des musulmans. Le contenu pose problème, mais plus encore le contenant : ce dispositif qui vise de manière délibérée la disqualification et la confiscation de notre parole montre à quel point l’islamophobie est ancrée, dans sa capacité à nous exclure de nos propres luttes, soit par l’hostilité, soit par la récupération de nos revendications pour mieux les minorer.

    Donc la suite ? Comme à son habitude, le CCIF ne fait pas d’effet d’annonce, mais une chose est sûre : cette farce radiophonique ne restera pas sans conséquences.

    Pour écouter l’émission en question :
    https://soundcloud.com/ccif/france-culture-replique-islam-france

    Je n’ai pas pu aller au terme de cette émission. Sans doute motivée par l’envie de ne pas m’imposer un débat aussi frustrant un lundi matin. Mais les premières dizaines de minutes que j’ai pu écouter sont extrêmement révélatrices. Ces débats incessants sur l’Islam, en France, et sur les musulmans français sont frustrants et problématiques à de nombreux égards. C’est toujours la même rengaine, et comme le souligne très justement Muhammad, ceux qui font l’objet du débat sont rarement invités à y prendre part. Quand ils le sont, et qu’ils remettent en cause les termes du débat mainstream sur l’Islam ou l’islamophobie, on s’inquiète de leur "activisme", qui cache forcément quelque chose.

    La tournure et le ton que prend l’intervention de Béatrice Schemla dès le début de l’émission sont symptomatiques de ce qui ne va pas dans l’ensemble de ces débats. En effet les Français de nationalité et musulmans de confession -dont je fait partie- sont automatiquement en marge, voire exclus, du groupe national. Notre confession religieuse -d’après ces commentateurs- fonde notre altérité radicale, nous sommes les "Autres", ceux qu’il faut intégrer, ceux qu’il faut surveiller, ceux qu’il faut étudier. Les Français de confession musulmane sont de fait exclus du "Nous, Français".

    Dans la construction du débat politique et médiatique, les musulmans en France sont décrits et étudiés comme un corps étranger au sein du corps national. On nous refuse la possibilité d’appartenir sans conditions au "Nous" français. C’est donc notre confession religieuse qui nous empêcherait de participer à la construction de l’identité française. L’ensemble des musulmans en France -qu’ils soient ou non français- est vu comme un ensemble homogène suscitant la crainte et la méfiance de ceux qui sont inclus dans ce "Nous" français.

    Ainsi, non seulement nous -musulmans- sommes assignés à la marge de l’espace national, mais nous sommes également exclus du débat dont nous faisons l’objet. C’est qui donne à voir et renforce cette dichotomie "Nous, Français"/ "Eux, musulmans". Cette construction n’est évidemment pas sans conséquence sur les représentations individuelles et collectives - et ce au sein des deux groupes qui sont volontairement opposés.

    C’est de cette dichotomie "Nous"/"Eux" que se nourrit le discours médiatique et politique mainstream sur l’islamophobie, et dont l’intervention de Schemla est le témoin.

    Personne n’a le droit de définir pour nous ce qu’est l’identité française.

    Ainsi, à partir de cette phrase prononcée par Marwan Muhammad et sortie de son contexte, il est possible aux tenant du "Nous, Français" de nous dire que le porte-parole du CCIF "exprime la vision, la propagande musulmane islamiste en France".

    Si Schemla reconnait au court de l’émission que Muhammad est Français et que cela ne se discute pas, elle ne s’arrête pas là, elle surenchérit, extrapole et prête au porte-parole du CCIF des intentions qui ne sont pas les siennes (cf sa réaction sur Facebook après la diffusion de l’émission) :

    Nous n’avons pas le droit « nous Français » collectivement de définir ce qu’est notre identité ou plus exactement de la réaffirmer en tenant compte des évolutions.

    Elle semble naturellement se considérer comme faisant partie du groupe "Nous Français", ce qui lui donnerait le droit, de participer à la construction de l’identité française tout en excluant les Français d’obédience musulmane de ce processus. Ainsi, toute tentative de participation aux définitions ou réaffirmations de cette identité est refusée aux musulmans et présentée non seulement comme illégitime, mais également dangereuse et porteuse de motivations cachées. Plus grave encore, Shemla considère que cette "revendication" du groupe en marge remet forcément en cause la participation légitime du groupe "Nous Français".

    Finkelkraut va même plus loin que Schemla. Il insiste en effet sur le fait que porte-parole du CCIF est un immigré . Ici, nous n’avons pas droit au traditionnel qualificatif "d’immigré de deuxième ou troisième génération". Le fait que Marwan Muhammad soit né à Paris ne devrait même pas entrer en considération. En effet, il ne revient pas à Alain Finkelkraut de désigner qui est Français et qui ne l’est pas. Ce glissement sémantique est extrêmement révélateur. Si Schemla place Muhammad et les musulmans à la marge de l’espace national, Finkelkraut les en exclut sans appel :

    J’ai été frappé par cette phrase parce qu’aucun immigré antérieur ou extérieur à l’islam ne se serait jamais exprimé ainsi, jamais un immigré n’aurait dit « ce n’est pas aux Français de définir l’identité française ». C’était aux Français d’incarner l’identité française

    A l’inverse, Muhammad souligne qu’il ne s’agit pas d’un processus exclusif et que

    cette idée est valable quel que soit celui/celle qui la prononce, en tout lieu et en tout temps, l’identité étant, par essence, un fait éminemment subjectif

    .

    Comme Marwan Muhammad, nous, Français et musulmans sommes victimes d’un déni de reconnaissance de notre agency en tant qu’agents sociaux, nos voix ne sont pas entendues. On parle et débat de nous, pour nous et sans nous. A l’inverse, nous faisons collectivement l’objet d’une assignation identitaire et idéologique de la part des tenants du "Nous Français" au sein de la scène politique et médiatique. Ces derniers auraient la légitimité de nous dire qui nous sommes, ce que nous revendiquons et surtout ce que cachent nos revendications.

    Si le groupe "musulmans de France/français" fait l’objet d’une multitude de débats et de recherches sociologiques, les représentations qui lui sont attachées restent souvent grossières, simplistes et négatives. Elles nourrissent les fantasmes et contribuent à assigner ce groupe un caractère monolithique, flou, distant et parfois exotique. Les Français de confession musulmane deviennent de fait ces "Autres" irréductibles qui font face au groupe "Nous Français" dont à l’inverse on reconnait l’hétérogénéité.

    Si la voix d’un Français musulman s’élève contre ces discours et représentations négatives et essentialisantes, cet acte de "dissidence" est systématiquement disqualifié. C’est que qu’il s’est passé ce matin à l’antenne de France Culture. Ce n’est pas tant ce que dit Muhammad qui contrarie le plus Schemla et Finkelkraut, c’est avant tout le fait qu’on lui donne la parole. Ils préfèrent nous renvoyer aux voix dites modérées. Il faut entendre par là les interventions consensuelles de personnalité médiatiques qui vont dans le sens de ce discours mainstream .

    Pour s’en convaincre, il suffit de s’attarder sur les interventions de personnalités comme Fadela Amara ou encore l’Iman Hassan Chalghoumi. Un article récent [1] qui présente les bonnes feuilles de l’ouvrage d’Askolovitch dévoile les procédés sur lesquels repose -à tort- la promotion de cet imam comme représentant idéaltypique des musulmans "modérés" de France. Il suffit de s’écarter de cette ligne, de critiquer la mise sur un piédestal de cet imam médiatique qui ne représente que ses propes intérêts, pour être soupçonné d’avoir des motivations cachées et dangereuses.

    Si je n’ai pas encore lu « Nos mal-aimés : ces musulmans dont la France ne veut pas » de Claude Askolovitch, je peux tout de même souligner que la construction sémantique du titre de son ouvrage renvoie également à cette irréductible et problématique dichotomie du "Nous Français"/"Eux musulmans". Dès le début de l’émission, le journaliste est présenté comme l’avocat de ces "Autres"-dont je fais partie- dans un débat que l’on annonce contradictoire. Mais cette extériorité d’Askolovitch au groupe marginalisé (Schemla) ou exclu (Finkelkraut) est problématique et invalide l’ambition d’un débat contradictoire. Ainsi qu’elles que soient leurs intentions, ce sont bien des membres reconnus comme tel du "Nous français" qui débattent de ces "Autres musulmans" notamment en décortiquant une phrase de Muhammad entièrement sortie de son contexte. Ces "Autres" sont non seulement exclus du débat, mais n’ont pas voix au chapitre dès lors qu’il s’agit d’énoncer les termes de ce débat dont ils font l’objet. Leur manifestation dans l’espace public n’est tolérée que lorsqu’ils ne heurte pas le discours mainstream .

    [1] La légende de l’imam de Drancy, le « mal-aimé » des musulmans - Blandine Grosjean http://www.rue89.com/2013/09/02/limam-drancy-musulman-bien-aime-republique-245376