person:edward s. herman

  • « Lula, le prisonnier politique le plus important au monde » | Textes à l’appui | Là-bas si j’y suis
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    Fin septembre, accompagné de sa femme, Noam CHOMSKY (89 ans) est venu à la prison de Curitiba, capitale du Paraná, pour rendre visite à LULA, ancien président du Brésil. Alors qu’il était donné largement favori pour les élections, LULA a été condamné à une peine de 12 ans de prison pour corruption. Une peine qu’il conteste tout comme une grande partie des Brésiliens. Pour CHOMSKY, LULA est avant tout un prisonnier politique. Il dit pourquoi dans un article publié sur THE INTERCEPT. Nous vous en proposons une traduction :

    « Ma femme Valeria et moi, nous venons de rendre visite à celui qui est sans doute le prisonnier politique le plus important de notre époque, d’une importance sans équivalent dans la politique internationale contemporaine. Ce prisonnier, c’est Luiz Inácio Lula da Silva – plus connu dans le monde sous le nom de « Lula » – condamné à la prison à vie et à l’isolement, sans accès à la presse et avec des visites limitées à un jour par semaine.

    Le lendemain de notre visite, au nom de la liberté de la presse, un juge a autorisé le plus grand journal du pays, Folha de S. Paulo, à interviewer Lula. Mais un autre juge est aussitôt intervenu pour annuler cette décision, alors que les criminels les plus violents du pays – les chefs de milice et les trafiquants de drogue – sont régulièrement interviewés depuis leurs prisons. Pour le pouvoir brésilien, emprisonner Lula ne suffit pas : ils veulent s’assurer que la population, à la veille des élections, n’entende plus parler de lui. Ils semblent prêts à employer tous les moyens pour atteindre cet objectif.

    Le juge qui a annulé la permission n’innovait pas. Avant lui, il y a eu le procureur qui a condamné Antonio Gramsci pendant le gouvernement fasciste de Mussolini en 1926, et qui déclarait : « nous devons empêcher son cerveau de fonctionner pendant 20 ans. »

    Nous avons été rassurés, mais pas surpris, de constater qu’en dépit des conditions de détention éprouvantes et des erreurs judiciaires scandaleuses, Lula reste un homme très énergique, optimiste quant à l’avenir et plein d’idées pour faire dévier le Brésil de sa trajectoire désastreuse actuelle.

    Il y a toujours des prétextes pour justifier un emprisonnement – parfois valables, parfois pas – mais il est souvent utile d’en déterminer les causes réelles. C’est le cas en l’espèce. L’accusation principale portée contre Lula est basée sur les dépositions d’hommes d’affaires condamnés pour corruption dans le cadre d’un plaider-coupable. On aurait offert à Lula un appartement dans lequel il n’a jamais vécu.

    Le crime présumé est parfaitement minime au regard des standards de corruptions brésiliens – et il y a à dire sur ce sujet, sur lequel je reviendrai. La peine est tellement disproportionnée par rapport au crime supposé qu’il est légitime d’en chercher les vraies raisons. Il n’est pas difficile d’en trouver. Le Brésil fait face à des élections d’une importance cruciale pour son avenir. Lula est de loin le candidat le plus populaire et remporterait facilement une élection équitable, ce qui n’est pas pour plaire à la ploutocratie.

    Bien qu’il ait mené pendant son mandat des politiques conçues pour s’adapter aux préoccupations de la finance nationale et internationale, Lula reste méprisé par les élites, en partie sans doute à cause de ses politiques sociales et des prestations pour les défavorisés – même si d’autres facteurs semblent jouer un rôle : avant tout, la simple haine de classe. Comment un travailleur pauvre, qui n’a pas fait d’études supérieures, et qui ne parle même pas un portugais correct peut-il être autorisé à diriger notre pays ?

    Alors qu’il était au pouvoir, Lula était toléré par les puissances occidentales, malgré quelques réserves. Mais son succès dans la propulsion du Brésil au centre de la scène mondiale n’a pas soulevé l’enthousiasme. Avec son ministre des Affaires étrangères Celso Amorim, ils commençaient à réaliser les prédictions d’il y a un siècle selon lesquelles le Brésil allait devenir « le colosse du Sud ». Ainsi, certaines de leurs initiatives ont été sévèrement condamnées, notamment les mesures qu’ils ont prises en 2010, en coordination avec la Turquie, pour résoudre le conflit au sujet du programme nucléaire iranien, contre la volonté affirmée des États-Unis de diriger l’événement. Plus généralement, le rôle de premier plan joué par le Brésil dans la promotion de puissances non alignées sur les Occidentaux, en Amérique latine et au-delà, n’a pas été bien reçu par ceux qui ont l’habitude de dominer le monde.

    Lula étant interdit de participer à l’élection, il y a un grand risque pour que le favori de la droite, Jair Bolsonaro, soit élu à la présidence et accentue la politique durement réactionnaire du président Michel Temer, qui a remplacé Dilma Rousseff après qu’elle a été destituée pour des motifs ridicules, au cours du précédent épisode du « coup d’État en douceur » en train de se jouer dans le plus important pays d’Amérique Latine.

    Bolsonaro se présente comme un autoritaire dur et brutal et comme un admirateur de la dictature militaire, qui va rétablir « l’ordre ». Une partie de son succès vient de ce qu’il se fait passer pour un homme nouveau qui démantèlera l’establishment politique corrompu, que de nombreux Brésiliens méprisent pour de bonnes raisons. Une situation locale comparable aux réactions vues partout dans le monde contre les dégâts provoqués par l’offensive néolibérale de la vieille génération.

    Bolsonaro affirme qu’il ne connaît rien à l’économie, laissant ce domaine à l’économiste Paulo Guedes, un ultralibéral, produit de l’École de Chicago. Guedes est clair et explicite sur sa solution aux problèmes du Brésil : « tout privatiser », soit l’ensemble de l’infrastructure nationale, afin de rembourser la dette des prédateurs qui saignent à blanc le pays. Littéralement tout privatiser, de façon à être bien certain que le pays périclite complètement et devienne le jouet des institutions financières dominantes et de la classe la plus fortunée. Guedes a travaillé pendant un certain temps au Chili sous la dictature de Pinochet, il est donc peut-être utile de rappeler les résultats de la première expérience de ce néolibéralisme de Chicago.

    L’expérience, initiée après le coup d’État militaire de 1973 qui avait préparé le terrain par la terreur et la torture, s’est déroulée dans des conditions quasi optimales. Il ne pouvait y avoir de dissidence – la Villa Grimaldi et ses équivalents s’en sont bien occupés. L’expérimentation était supervisée par les superstars de l’économie de Chicago. Elle a bénéficié d’un énorme soutien de la part des États-Unis, du monde des affaires et des institutions financières internationales. Et les planificateurs économiques ont eu la sagesse de ne pas interférer dans les affaires de l’entreprise Codelco, la plus grande société minière de cuivre au monde, une entreprise publique hautement efficace, qui a ainsi pu fournir une base solide à l’économie de Pinochet.

    Pendant quelques années, cette expérience fut largement saluée ; puis le silence s’est installé. Malgré les conditions presque parfaites, en 1982, les « Chicago boys » avaient réussi à faire s’effondrer l’économie. L’État a dû en reprendre en charge une grande partie, plus encore que pendant les années Allende. Des plaisantins ont appelé ça « la route de Chicago vers le socialisme ». L’économie, en grande partie remise aux mains des dirigeants antérieurs, a réémergé, non sans séquelles persistantes de la catastrophe dans les systèmes éducatifs, sociaux, et ailleurs.

    Pour en revenir aux préconisations de Bolsonaro-Guedes pour fragiliser le Brésil, il est important de garder à l’esprit la puissance écrasante de la finance dans l’économie politique brésilienne. L’économiste brésilien Ladislau Dowbor rapporte, dans son ouvrage A era do capital improdutivo (« Une ère de capital improductif »), que lorsque l’économie brésilienne est entrée en récession en 2014, les grandes banques ont accru leurs profits de 25 à 30 %, « une dynamique dans laquelle plus les banques font des bénéfices, plus l’économie stagne » puisque « les intermédiaires financiers n’alimentent pas la production, ils la ponctionnent ».

    En outre, poursuit M. Dowbor, « après 2014, le PIB a fortement chuté alors que les intérêts et les bénéfices des intermédiaires financiers ont augmenté de 20 à 30 % par an », une caractéristique structurelle d’un système financier qui « ne sert pas l’économie, mais est servi par elle. Il s’agit d’une productivité nette négative. La machine financière vit aux dépens de l’économie réelle. »

    Le phénomène est mondial. Joseph Stiglitz résume la situation simplement : « alors qu’auparavant la finance était un mécanisme permettant d’injecter de l’argent dans les entreprises, aujourd’hui elle fonctionne pour en retirer de l’argent ». C’est l’un des profonds renversements de la politique socio-économique dont est responsable l’assaut néolibéral ; il est également responsable de la forte concentration de la richesse entre les mains d’un petit nombre alors que la majorité stagne, de la diminution des prestations sociales, et de l’affaiblissement de la démocratie, fragilisée par les institutions financières prédatrices. Il y a là les principales sources du ressentiment, de la colère et du mépris à l’égard des institutions gouvernementales qui balayent une grande partie du monde, et souvent appelé – à tort – « populisme ».

    C’est l’avenir programmé par la ploutocratie et ses candidats. Un avenir qui serait compromis par un nouveau mandat à la présidence de Lula. Il répondait certes aux exigences des institutions financières et du monde des affaires en général, mais pas suffisamment pour notre époque de capitalisme sauvage.

    On pourrait s’attarder un instant sur ce qui s’est passé au Brésil pendant les années Lula – « la décennie d’or », selon les termes de la Banque mondiale en mai 2016 [1]. Au cours de ces années, l’étude de la banque rapporte :

    « Les progrès socio-économiques du Brésil ont été remarquables et mondialement reconnus. À partir de 2003 [début du mandat de Lula], le pays est reconnu pour son succès dans la réduction de la pauvreté et des inégalités et pour sa capacité à créer des emplois. Des politiques novatrices et efficaces visant à réduire la pauvreté et à assurer l’intégration de groupes qui auparavant étaient exclus ont sorti des millions de personnes de la pauvreté. »

    Et plus encore :

    « Le Brésil a également assumé des responsabilités mondiales. Il a réussi à poursuivre sa prospérité économique tout en protégeant son patrimoine naturel unique. Le Brésil est devenu l’un des plus importants donateurs émergents, avec des engagements importants, en particulier en Afrique subsaharienne, et un acteur majeur dans les négociations internationales sur le climat. La trajectoire de développement du Brésil au cours de la dernière décennie a montré qu’une croissance fondée sur une prospérité partagée, mais équilibrée dans le respect de l’environnement, est possible. Les Brésiliens sont fiers, à juste titre, de ces réalisations saluées sur la scène internationale. »

    Du moins certains Brésiliens, pas ceux qui détiennent le pouvoir économique.

    Le rapport de la Banque mondiale rejette le point de vue répandu selon lequel les progrès substantiels étaient « une illusion, créée par le boom des produits de base, mais insoutenable dans l’environnement international actuel, moins clément ». La Banque mondiale répond à cette affirmation par un « non » ferme et catégorique : « il n’y a aucune raison pour que ces gains socio-économiques récents soient effacés ; en réalité, ils pourraient bien être amplifiés avec de bonnes politiques. »

    Les bonnes politiques devraient comprendre des réformes radicales du cadre institutionnel hérité de la présidence Cardoso, qui a été maintenu pendant les années Lula-Dilma, satisfaisant ainsi les exigences de la communauté financière, notamment une faible imposition des riches et des taux d’intérêt exorbitants, ce qui a conduit à l’augmentation de grandes fortunes pour quelques-uns, tout en attirant les capitaux vers la finance au détriment des investissements productifs. La ploutocratie et le monopole médiatique accusent les politiques sociales d’assécher l’économie, mais dans les faits, les études économiques montrent que l’effet multiplicateur de l’aide financière aux pauvres a stimulé l’économie alors que ce sont les revenus financiers produits par les taux d’intérêt usuraires et autres cadeaux à la finance qui ont provoqué la véritable crise de 2013 – une crise que « les bonnes politiques » auraient permis de surmonter.

    L’éminent économiste brésilien Luiz Carlos Bresser-Pereira, ancien ministre des Finances, décrit succinctement le déterminant majeur de la crise en cours : « il n’y a pas de raison économique » pour justifier le blocage des dépenses publiques tout en maintenant les taux d’intérêt à un niveau élevé ; « la cause fondamentale des taux élevés au Brésil, c’est le fait des prêteurs et des financiers » avec ses conséquences dramatiques, appuyé par le corps législatif (élu avec le soutien financier des entreprises) et le monopole des médias qui relaient essentiellement la voix des intérêts privés.

    Dowbor montre que tout au long de l’histoire moderne du Brésil, les remises en question du cadre institutionnel ont conduit à des coups d’État, « à commencer par le renvoi et le suicide de Vargas [en 1954] et le putsch de 1964 » (fermement soutenu par Washington). Il y a de bonnes raisons de penser que la même chose s’est produite pendant le « coup d’État en douceur » en cours depuis 2013. Cette campagne des élites traditionnelles, aujourd’hui concentrées dans le secteur financier et servie par des médias qu’ils possèdent, a connu une accélération en 2013, lorsque Dilma Rousseff a cherché à ramener les taux d’intérêt extravagants à un niveau raisonnable, menaçant ainsi de tarir le torrent d’argent facile dont profitait la minorité qui pouvait se permettre de jouer sur les marchés financiers.

    La campagne actuelle visant à préserver le cadre institutionnel et à revenir sur les acquis de « la décennie glorieuse » exploite la corruption à laquelle le Parti des travailleurs de Lula, le PT, a participé. La corruption est bien réelle, et grave, même si le fait de diaboliser le PT est une pure instrumentalisation, en regard des écarts de conduite de ses accusateurs. Et comme nous l’avons déjà mentionné, les accusations portées contre Lula, même si l’on devait lui en reconnaître les torts, ne peuvent être prises au sérieux pour justifier la peine qui lui a été infligée dans le but de l’exclure du système politique. Tout cela fait de lui l’un des prisonniers politiques les plus importants de la période actuelle.

    La réaction récurrente des élites face aux menaces qui pèsent sur le cadre institutionnel de l’économie sociopolitique au Brésil trouve son équivalent dans la riposte internationale contre les remises en cause, par le monde en développement, du système néocolonial hérité de siècles de dévastations impérialistes occidentales. Dans les années 1950, dans les premiers jours de la décolonisation, le mouvement des pays non-alignés a cherché à faire son entrée dans les affaires mondiales. Il a été rapidement remis à sa place par les puissances occidentales. En témoigne dramatiquement l’assassinat du leader congolais, très prometteur, Patrice Lumumba, par les dirigeants historiques belges (devançant la CIA). Ce crime et les violences qui ont suivi ont mis fin aux espoirs de ce qui devrait être l’un des pays les plus riches du monde, mais qui reste « l’horreur ! l’horreur ! » avec la collaboration des tortionnaires historiques de l’Afrique.

    Néanmoins, les voix gênantes des victimes historiques ne cessaient de s’élever. Dans les années 1960 et 1970, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, avec le concours important d’économistes brésiliens, a présenté des plans pour un Nouvel Ordre Économique International, dans lequel les préoccupations des « sociétés en développement » – la grande majorité de la population mondiale – auraient été examinées. Une initiative rapidement écrasée par la régression néolibérale.

    Quelques années plus tard, au sein de l’UNESCO, les pays du Sud ont appelé à un nouvel ordre international de l’information qui ouvrirait le système mondial des médias et de la communication à des acteurs extérieurs au monopole occidental. Cette initiative a déchaîné une riposte extrêmement violente qui a traversé tout le spectre politique, avec des mensonges éhontés et des accusations ridicules, et qui finalement a entraîné le retrait du président américain Ronald Reagan, sous de faux prétextes, de l’UNESCO. Tout cela a été dévoilé dans une étude accablante (donc peu lue) des spécialistes des médias William Preston, Edward S. Herman et Herbert Schiller [2].

    L’étude menée en 1993 par le South Centre, qui montrait que l’hémorragie de capitaux depuis les pays pauvres vers les pays riches s’était accompagnée d’exportations de capitaux vers le FMI et la Banque mondiale, qui sont désormais « bénéficiaires nets des ressources des pays en développement », a également été soigneusement passée sous silence. De même que la déclaration du premier sommet du Sud, qui avait rassemblé 133 États en 2000, en réponse à l’enthousiasme de l’Occident pour sa nouvelle doctrine d’« intervention humanitaire ». Aux yeux des pays du Sud, « le soi-disant droit d’intervention humanitaire » est une nouvelle forme d’impérialisme, « qui n’a aucun fondement juridique dans la Charte des Nations unies ni dans les principes généraux du droit international ».

    Sans surprise, les puissants n’apprécient guère les remises en cause, et disposent de nombreux moyens pour y répliquer ou pour les réduire au silence.

    Il y aurait beaucoup à dire sur la corruption endémique de la politique latino-américaine, souvent solennellement condamnée par l’Occident. Il est vrai, c’est un fléau, qui ne devrait pas être toléré. Mais elle n’est pas limitée aux « pays en voie de développement ». Par exemple, ce n’est pas une petite aberration que dans nos pays, les gigantesques banques reçoivent des amendes de dizaines de milliards de dollars (JPMorgan Chase, Bank of America, Goldman Sachs, Deutsche Bank, Citigroup) à l’issue d’accords négociés à l’amiable, mais que personne ne soit légalement coupable de ces activités criminelles, qui détruisent pourtant des millions de vies. Remarquant que « les multinationales américaines avaient de plus en plus de difficultés à ne pas basculer dans l’illégalité », l’hebdomadaire londonien The Economist du 30 août 2014 rapportait que 2 163 condamnations d’entreprise avaient été comptabilisées entre 2000 et 2014 – et ces multinationales sont nombreuses à Londres et sur le continent européen [3].

    La corruption couvre tout un registre, depuis les énormités qu’on vient de voir jusqu’aux plus petites mesquineries. Le vol des salaires, une épidémie aux États-Unis, en donne un exemple particulièrement ordinaire et instructif. On estime que les deux tiers des travailleurs à bas salaire sont volés sur leur rémunération chaque semaine, tandis que les trois quarts se voient voler tout ou partie de leur rémunération pour les heures supplémentaires. Les sommes ainsi volées chaque année sur les salaires des employés excèdent la somme des vols commis dans les banques, les stations-service et les commerces de proximité. Et pourtant, presque aucune action coercitive n’est engagée sur ce point. Le maintien de cette impunité revêt une importance cruciale pour le monde des affaires, à tel point qu’il est une des priorités du principal lobby entrepreneurial, le American Legislative Exchange Council (ALEC), qui bénéficie des largesses financières des entreprises.

    La tâche principale de l’ALEC est d’élaborer un cadre législatif pour les États. Un but facile puisque, d’une part, les législateurs sont financés par les entreprises et, d’autre part, les médias s’intéressent peu au sujet. Des programmes méthodiques et intenses soutenus par l’ALEC sont donc capables de faire évoluer les contours de la politique d’un pays, sans préavis, ce qui constitue une attaque souterraine contre la démocratie mais avec des effets importants. Et l’une de leurs initiatives législatives consiste à faire en sorte que les vols de salaires ne soient pas soumis à des contrôles ni à l’application de la loi.

    Mais la corruption, qui est un crime, qu’elle soit massive ou minime, n’est que la partie émergée de l’iceberg. La corruption la plus grave est légale. Par exemple, le recours aux paradis fiscaux draine environ un quart, voire davantage, des 80 000 milliards de dollars de l’économie mondiale, créant un système économique indépendant exempt de surveillance et de réglementation, un refuge pour toutes sortes d’activités criminelles, ainsi que pour les impôts qu’on ne veut pas payer. Il n’est pas non plus techniquement illégal pour Amazon, qui vient de devenir la deuxième société à dépasser les 1 000 milliards de dollars de valeur, de bénéficier d’allègements fiscaux sur les ventes. Ou que l’entreprise utilise environ 2 % de l’électricité américaine à des tarifs très préférentiels, conformément à « une longue tradition américaine de transfert des coûts depuis les entreprises vers les plus démunis, qui consacrent déjà aux factures des services publics, en proportion de leurs revenus, environ trois fois plus que ne le font les ménages aisés », comme le rapporte la presse économique [4].

    Il y a une liste infinie d’autres exemples.

    Un autre exemple important, c’est l’achat des voix lors des élections, un sujet qui a été étudié en profondeur, en particulier par le politologue Thomas Ferguson. Ses recherches, ainsi que celles de ses collègues, ont montré que l’éligibilité du Congrès et de l’exécutif est prévisible avec une précision remarquable à partir de la variable unique des dépenses électorales, une tendance très forte qui remonte loin dans l’histoire politique américaine et qui s’étend jusqu’aux élections de 2016 [5]. La corruption latino-américaine est considérée comme un fléau, alors que la transformation de la démocratie formelle en un instrument entre les mains de la fortune privée est parfaitement légale.

    Bien sûr, ce n’est pas que l’interférence dans les élections ne soit plus à l’ordre du jour. Au contraire, l’ingérence présumée de la Russie dans les élections de 2016 est un sujet majeur de l’époque, un sujet d’enquêtes acharnées et de commentaires endiablés. En revanche, le rôle écrasant du monde de l’entreprise et des fortunes privées dans la corruption des élections de 2016, selon une tradition qui remonte à plus d’un siècle, est à peine reconnu. Après tout, il est parfaitement légal, il est même approuvé et renforcé par les décisions de la Cour suprême la plus réactionnaire de mémoire d’homme.

    L’achat d’élections n’est pas la pire des interventions des entreprises dans la démocratie américaine immaculée, souillée par les hackers russes (avec des résultats indétectables). Les dépenses de campagne atteignent des sommets, mais elles sont éclipsées par le lobbying, qui représenterait environ 10 fois ces dépenses – un fléau qui s’est rapidement aggravé dès les premiers jours de la régression néolibérale. Ses effets sur la législation sont considérables, le lobbyiste allant jusqu’à la rédaction littérale des lois, alors que le parlementaire – qui signe le projet de loi – est quelque part ailleurs, occupé à collecter des fonds pour la prochaine campagne électorale.

    La corruption est effectivement un fléau au Brésil et en Amérique latine en général, mais ils restent des petits joueurs.

    Tout cela nous ramène à la prison, où l’un des prisonniers politiques les plus importants de la période est maintenu en isolement pour que le « coup d’État en douceur » au Brésil puisse se poursuivre, avec des conséquences certaines qui seront sévères pour la société brésilienne, et pour le monde entier, étant donné le rôle potentiel du Brésil.

    Tout cela peut continuer, à une condition, que ce qui se passe continue d’être toléré. »

    Noam Chomsky

  • Oh, et remettons-en une couche sur Herman et Chomsky, tant qu’on y est… (Des fois qu’on douterait encore que « liquider la gauche anti-impérialiste » est un des thèmes centraux de l’ère contemporaine.)

    La désinformation d’une partie de la gauche sur la guerre en Syrie
    https://www.slate.fr/story/158272/desinformation-syrie-media-goutha

    Certains, au sein de la gauche radicale, ont l’habitude de minorer les crimes de masse ou de critiquer leur traitement médiatique, estimant qu’ils servent de justification à des interventions militaires occidentales. Le parcours des intellectuels de gauche Noam Chomsky et Edward S. Herman, auteurs du best-seller La fabrique du consentement, est éclairant. Dans les années 70, Chomsky a critiqué le traitement médiatique du génocide au Cambodge, l’accusant d’exagérer les atrocités du régime de Pol Pot et de minorer la responsabilité des États-Unis, ce qui justifierait un durcissement de la guerre au Vietnam. Au cours des années 1990, Edward S. Herman co-écrit un essai, The politics of genocide, où sous couvert de dénoncer l’instrumentalisation de ces tragédies par les interventions occidentales, il flirte avec le négationnisme, affirmant notamment que la plupart des morts du massacre de Srebrenica sont morts de cause « indéterminée », et que la majorité des civils exterminés lors du génocide rwandais étaient hutus. En 2000, Chomsky publie un essai sur le Kosovo où il critique l’intervention de l’OTAN et dénonce la « diabolisation » de Slobodan Milosevic. Par ailleurs, il a préfacé un ouvrage négationniste de Robert Faurisson et défendu le droit de celui-ci à s’exprimer.

    Il n’aura échappé à personne que Herman et Chomsky ont publiquement soutenu la présence de Claude El Khal à Le Média (au moins autant que celle de Faurisson et Milosevic, si tu suis un peu).

    Le rapport de toute cette couillonnade avec la Syrie ? Si je comprends bien : « une certaine gauche » (anti-impérialiste) serait coupable de toujours se tromper. Et donc les pas-anti-impérialistes auraient, par opposition, raison, en particulier sur la Syrie ?

    #je_suis_un_idiot_utile_du_chomskysme

    • Hystérie générale des atlantistes sur la Syrie

      On aura tout entendu, tout vu concernant la Syrie depuis le début du conflit de la part de ceux qui ont le monopole de l’information et pensent de ce fait avoir le monopole de la vérité. Y compris en utilisant tous les moyens les plus sophistiqués de la bonne vieille propagande : observatoire des droits de l’homme qui se réduit à un individu logé à Londres, casques blancs financés par les occidentaux et apparaissant systématiquement dans le sillage des terroristes, « rebelles modérés » qui ne sont rien d’autres que des avatars d’Al Kaïda, photos truquées .... et la liste est sans fin.

      Ils ont ignoré Mossoul et les massacres massifs de population civile, ils ont ignoré Raqqa rasée pour être « libérée », ils ignorent la guerre quasi génocidaire menée contre le peuple yéménite par les alliés des occidentaux ; l’Arabie Saoudite armée par la France, le RU, les USA.

      Ce qui les rend hystériques avec la Syrie c’est la résistance victorieuse à la volonté hégémonique de ceux qui ont semé le chaos en Irak, en Lybie et ailleurs.

      Ce qui les rend encore plus hystériques c’est qu’une voix dissonnante s’élève refusant les amalgames. ll leur faut salir le journaliste qui refuse les partis pris, la diffusion d’informations non sourcées ainsi que les images à sensation, le média qui lui donne la parole et Mélenchon parce que en fin de compte c’est l’homme à abattre !!!

  • J’apprends avec 3 jours de retard le décès du grand Edward Herman, notamment co-auteur avec Chomsky de Manufacturing Consent (1988), que je tiens pour le livre qui a eu le plus d’influence sur ce qui est devenu, en France, « la critique des médias » (ou, précisons désormais, la critique de gauche des médias…) et, pour les gens de ma génération, ce que nous avons fait et ce que nous faisons encore avec l’internet.

    Et, comme une confirmation des « filtres » qu’ils ont défini il y a près de 30 ans dans ce livre : il est fort probable que tu sois passé à côté de cette triste nouvelle…

    Noam Chomsky and Edward Herman (Oct. 1, 1993)
    https://www.youtube.com/watch?v=_D6gOowwAVY

    • #critique_médias (merci pour l’info @nidal j’étais en effet passer à côté) #bulle_de_filtres

      Il avait écrit ça pour le @mdiplo il y a quelques décennies, sur un autre sujet (quoique) : « Dictature aux Philippines sous le masque de la démocratie », par Walden Bello & Edward S. Herman (septembre 1984)
      https://www.monde-diplomatique.fr/1984/09/BELLO/38165

      Depuis qu’ils occupèrent Cuba au tournant du siècle, les Etats-Unis ont souvent parrainé des « élections libres » afin de stabiliser des régimes alliés, ou de légitimer l’édifice politique auquel allaient leurs préférences après une période d’occupation et de pacification prolongée, ou encore pour regrouper l’élite locale derrière un candidat qu’ils cautionnaient. Plus récemment, le dessein fondamental a moins été de stabiliser un pays que de bien montrer à l’opinion publique et au Congrès la pureté des intentions américaines. Tel fut notamment le cas au Salvador.

      Les élections législatives qui se sont déroulées aux Philippines le 14 mai dernier offrent l’exemple d’une élection organisée à la fois pour convaincre l’opinion publique américaine, très sceptique à l’égard du président Marcos, et pour stabiliser la situation intérieure en isolant l’aile progressiste et populaire de l’opposition et en ressoudant une élite divisée.

      Ce n’est pas la première fois que les Etats-Unis interviennent aux Philippines pour désamorcer une situation menaçante dans leur ancienne colonie.

  • Tendance du jour : s’indigner au motif que le Président des Etats-Unis tarde à qualifier une bande de nazis américains de... nazis. Et parce que c’est Trump, ce serait une nouveauté nouvelle.

    Bon, alors, d’aussi loin qu’il m’en souvienne (et même bien avant), les Etats-Unis ont systématiquement soutenu, formé, financé et armé d’épouvantables collections de tarés dégénérés, tous plus racistes, sectaires, fascistes ou néo-nazis les uns que les autres, comme outils privilégiés de leur politique étrangère.

    Pour le coup, vous avez bien de la chance que ceux-là il ne les a pas qualifiés de « combattants de la liberté » ou d’ « opposition modérée/légitime ».

  • La Jornada : La estupidez institucional
    http://www.jornada.unam.mx/2015/04/18/opinion/002a3pol

    En enero pasado Noam Chomsky recibió el premio Lucha contra la Estupidez, instituido por la revista Philosophy Now, en particular por «su trabajo sobre la estructura de los medios y su constante incitación a un pensamiento crítico independiente», con especial referencia a su libro Manufacturing consent, escrito en coautoría con Edward S. Herman. El texto siguiente es su respuesta al recibir el reconocimiento.

    article repris de : https://philosophynow.org/issues/107/Noam_Chomsky_on_Institutional_Stupidity mais dont la lecture est réservée aux seuls abonnés.

    des commentaires ainsi que la traduction ici :
    http://www.les-crises.fr/noam-chomsky-et-la-stupidite-institutionnelle

  • Le cinglé, le démagogue et l’ex-colonel du KGB - par
    Edward S. Herman - Investig’Action
    http://www.michelcollon.info/Le-cingle-le-demagogue-et-l-ex.html

    Il est d’ailleurs amusant qu’on l’y désigne [Poutine] régulièrement comme « l’ex-colonel du KGB ». Vous imaginez les médias américains appeler régulièrement Georges Bush 1er, « l’ex-directeur de la CIA » ?

    #États-Unis #Russie

  • Il serait temps de relire: Manufacturing Failed States, Edward S. Herman, août 2012
    http://zcomm.org/zmagazine/manufacturing-failed-states-by-edward-s-herman

    But, in addition to maintaining the killing and associated arms business at a high level, the United States has become a large-scale manufacturer of failed states. By a failed state I mean one that has been crushed militarily or rendered unmanageable by political and/or economic destabilization and a resultant chaos and is unable (or is not permitted) for long periods to recover and take care of its citizens’ needs. Of course, the United States has been such a manufacturer for a long time, as in the cases of Haiti, the Dominican Republic, El Salvador, Guatemala, and those Indochinese states where killing was so good. But we have seen a dramatic resurgence in more recent times, some of it more or less peaceful, as in the cases of post-Soviet Russia and several of the Eastern European states, where income decline and sharply increased mortality rates resulted from “shock therapy” and Western-assisted, but partly locally organized and supported elite semi-legal grand larceny (i.e., privatization under exceptionally corrupt conditions).
     
    But there has been a fresh stream of failed states brought about by U.S. and NATO “humanitarian intervention” and regime change, carried out more aggressively in the wake of the death of the Soviet Union (the end of an important if limited force of “containment”).

    Humanitarian intervention in Yugoslavia has been a model. Bosnia, Serbia, and Kosovo were turned into failed states, several other weaklings broke out, all of them Western clients or supplicants, plus a huge U.S. military base in Kosovo, with this package replacing one formerly independent social democratic state. This demonstration of the merits of imperial intervention set the stage for further failed-state manufacturing efforts in Afghanistan, Pakistan, Somalia, Iraq, the Democratic Republic of Congo, and Libya, with a similar program today in Syria and one obviously in process for some years in the Free World’s treatment of Iran, following its happy relationship with the Western-imposed Shah dictatorship.

  • Edward S. Herman : La fabrication du consentement, 25 ans après
    http://www.acrimed.org/article4246.html

    Nous publions ci-dessous, avec l’accord de The Real News Network, site américain d’information alternative (classé à gauche), la traduction d’un entretien vidéo avec Edward S. Herman, réalisé à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la parution de Manufacturing Consent, ouvrage dont il est co-auteur avec Noam Chomsky et que nous avions recensé lors de sa réédition en France. (...) Source : Acrimed

  • Je ne sais pas ce qui est le plus terrible : le fait que cet article fallacieux sur le génocide rwandais soit écrit par un ancien co-auteur de Noam Chomsky, ou bien que ce soit le site de l’ex-Réseau Voltaire qui s’en fasse le relais...

    Paul Kagamé : « Our Kind of Guy » [Voltaire]
    http://www.voltairenet.org/article167964.html

    #Rwanda #genocide #Kagame