person:erik olin wright

  • Erik Olin Wright : reconstruire le marxisme - La Vie des idées
    https://laviedesidees.fr/Erik-Olin-Wright-reconstruire-le-marxisme.html

    Je ne connaissais pas cet auteur, sociologue et politique... c’est passionnant.

    Disparu en janvier 2019, le sociologue américain Erik Olin Wright a consacré sa vie à échafauder les bases d’un avenir post-capitaliste de l’humanité en repensant les rapports de classes et leurs transformations, à l’aune d’un marxisme renouvelé par l’enquête empirique.

    Erik Olin Wright s’est éteint le 23 janvier 2019 à l’âge de 72 ans. Sociologue, il était surtout connu pour ses travaux sur les classes sociales qui avaient revivifié les débats théoriques et empiriques sur les structures de classe (en particulier son livre Classes publié en 1985), et conduit les sociologues américains à l’élire en 2012 à la présidence de l’Association américaine de sociologie. Mais il était aussi indéfectiblement attaché à l’espoir et au projet d’un avenir post-capitaliste de l’humanité, qu’il jugeait à la fois nécessaire, urgent et possible, ou pour reprendre ses mots à l’idée d’un socialisme démocratique [1].

    Depuis deux décennies, il avait ainsi contribué à remettre au premier plan, et au cœur de la théorie sociale et politique, la question des alternatives au capitalisme et des stratégies de transformation sociale. Son œuvre majeure sur la question est d’ailleurs le seul livre qui aura été traduit en français de son vivant [2], sous le titre Utopies réelles qui résume parfaitement sa démarche : trouver les voies d’un dépassement concret du capitalisme tout en se tenant fermement sur le terrain du possible, en rupture avec l’adaptation pseudo-réaliste au réel, mais aussi avec le repli consolateur sur les mirages néo-communautaires ou la fétichisation esthétisante de l’émeute [3], tous deux voués à laisser intact le monde tel qu’il est.

    #Erik_Olin_Wright #Sociologie #Marxisme #Classes_sociales

  • Notre-Dame-des-Landes : la gendarmerie se prépare à une opération d’ampleur (soit environ 2 500 militaires, pendant deux à trois semaines au moins)
    http://www.lemonde.fr/planete/article/2018/01/12/notre-dame-des-landes-la-gendarmerie-se-prepare-a-une-operation-d-ampleur_52

    Trente à quarante escadrons de gendarmerie mobile pourraient être mobilisés (...)

    A la veille d’une décision du gouvernement sur l’avenir du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes – et de la possible évacuation de la zone –, la gendarmerie nationale se prépare à l’une des opérations de maintien de l’ordre les plus délicates de son histoire sur le sol métropolitain.

    Les difficultés qu’anticipent les militaires relèvent de plusieurs facteurs. D’ordre tactique, elles tiennent notamment à la configuration de la ZAD (« zone à défendre »). Ses occupants sont disséminés sur un espace rural étendu et accidenté, fait de champs, de bosquets, de bois et de sentiers boueux, et en partie aménagé. Les forces de l’ordre ne peuvent donc pas jouer sur un effet de surprise et sont contraintes à une progression lente – accentuée par la lourdeur de leurs équipements – et, par conséquent, plus exposée.

    « Les opérations de maintien de l’ordre en milieu rural sont complexes parce que, à la différence d’un environnement urbain très encagé, l’adversaire est mobile, dispersé et il peut avoir préparé le terrain », ajoute le général à la retraite Bertrand Cavallier, ancien commandant du Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier (Dordogne). L’évacuation de la zone devrait se faire par une progression à pied, mais la gendarmerie n’exclut pas de mobiliser ses véhicules blindés – d’ordinaire employés pour des opérations de maintien de l’ordre outre-mer –, et de solliciter des moyens du génie de l’armée de terre pour détruire des obstacles tels que des barricades, déloger des opposants de leurs cabanes perchées ou rétablir la viabilité de certains axes. (...)

    Le journal officiel de tous les pouvoirs cultive un simulacre de pluralisme, donc un point de vue de Bruno Retailleau : « Le président doit faire évacuer la ZAD et construire l’aéroport » et un point de vue "de gauche"

    Hugo Melchior : « Les zadistes ne quitteront jamais spontanément Notre-Dame-des-Landes »
    Dans une tribune au « Monde », le doctorant en histoire à l’université de Rennes-II rappelle que quelle que soit la décision du gouvernement, les zadistes n’évacueront pas les lieux car ils ont un « monde » à défendre, une « utopie réelle » à sauvegarder.

    Tribune. Après la victoire du « oui » lors de la consultation du 26 juin 2016 en Loire-Atlantique, le gouvernement socialiste semblait ne plus vouloir perdre de temps. La date de la nouvelle tentative d’évacuation de la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes fut annoncée pour l’automne 2016. Pourtant, l’horizon des zadistes demeura dégagé.

    Puis Emmanuel Macron succéda à François Hollande, charge à lui de régler le sort du projet aéroportuaire et par là même de la ZAD, cette zone libérée censée apporter la démonstration qu’il serait possible de fuir le système capitaliste et le salariat, et cela en travaillant au façonnement de nouvelles alternatives émancipatrices, sans attendre un changement antisystémique par le haut.
    Plutôt que de déclencher immédiatement la foudre, le « président jupitérien » nomma trois médiateurs, le 1er juin, pour « regarder une dernière fois les choses » et l’aider à prendre une décision définitive. Le 13 décembre, ces derniers remirent leur rapport dans lequel il apparaît que c’est bien l’abandon du projet de construction du nouvel aéroport à Notre-Dame-des-Landes qui est inscrit à l’ordre du jour. Si la roue de l’histoire devait tourner en faveur des opposants, ces derniers, après un demi-siècle d’agir ensemble contre un projet jugé « néfaste » et « inutile », ne pourraient que se réjouir de voir les décideurs accéder à leur revendication unifiante.

    Un lieu d’aimantation politique
    Mais déjà on s’aperçoit que c’est une autre question qui polarise l’attention : que faire de ceux qui occupent « illégalement » ces centaines d’hectares, certains depuis le milieu des années 2000 ? Dans ses dernières déclarations, l’exécutif a exprimé sa volonté de dissocier le dossier de l’aéroport de la question épineuse des zadistes. En effet, ces derniers auront vocation à quitter les lieux, quelle que soit l’option retenue par le gouvernement. Dans ces conditions, un renoncement au projet d’aéroport ne saurait signifier le maintien du statu quo en ce qui les concerne. Aussi, tel un Pierre Messmer ne cachant plus, en octobre 1973, son exaspération devant la combativité têtue des ouvriers de l’entreprise Lip, Edouard Philippe a fait comprendre que « la ZAD, c’est fini ! ».

    LES OBSTINÉS DE LA ZAD ONT EU LE TEMPS DE « CONSTRUIRE UNE AUTRE RÉALITÉ » DÉLIVRÉE DE LA DÉMESURE D’UNE SOCIÉTÉ CAPITALISTE AUTOPHAGE

    Toutefois, il est quelque chose d’acquis : les centaines d’opposants ne quitteront jamais spontanément les lieux qu’ils occupent, même si l’abandon du projet devait être entériné. En effet, ils ont un « monde » à défendre, une « utopie réelle » à sauvegarder, pour reprendre le titre de l’ouvrage du sociologue Erik Olin Wright. Depuis l’automne 2012 et l’échec mémorable de l’opération « César » [la tentative par les forces de l’ordre de déloger les zadistes], les obstinés de la ZAD ont eu le temps de « construire une autre réalité » délivrée de la démesure d’une société capitaliste autophage, et cela au travers de l’existence de ces 70 lieux de vie habités et ces 260 hectares de terres cultivées arrachées à la multinationale Vinci, mais aussi de ce moulin, cette épicerie-boulangerie-fromagerie, cette bibliothèque.

    Derrière la lutte contre le projet d’aéroport, ce qui se joue aujourd’hui, et qui fait que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est devenue un lieu d’aimantation politique et l’expression exemplaire de la nécessité de faire bifurquer l’humanité pour l’amener à prendre une autre voie, c’est l’affrontement entre différentes conceptions antagonistes du monde.

    Défense de ce précieux bien commun
    Aussi, en cas de nouvelle offensive sécuritaire d’envergure contre la ZAD, aux habituels slogans « Vinci dégage, résistance et sabotage ! » succéderont, peut-être, des « Etat casse-toi, cette terre n’est pas à toi ! » afin d’exprimer non seulement le droit de vivre du fruit de la terre partagée mise en valeur en harmonie avec la nature, mais également le droit à l’auto-gouvernement pour ceux qui la travaillent et l’habitent. Face à une entreprise de « pacification » de la zone, les zadistes, toujours soutenus par un large spectre du champ politique à gauche, et par plus de 200 comités de soutien, forts de leur alliance nouée avec les opposants historiques à l’aéroport, notamment les paysans locaux, défendront légalement l’intégrité de ce précieux bien commun.

    L’opération de police sera ressentie comme une violation de la souveraineté territoriale revendiquée de fait, sinon de droit, par ces habitants de la ZAD. Dès lors, les formes de contestation politique auxquelles recourront les zadistes seront susceptibles d’apparaître comme porteuses d’une légitimité réelle aux yeux d’une partie significative de la population. En effet, elles seront perçues comme des modes d’action essentiellement défensifs et réactifs de femmes et d’hommes défendant leur droit commun à la terre, et de facto leur droit à l’existence, face à l’action prédatrice de l’Etat expropriateur.

    Rentre la situation politiquement intenable
    Dans le cadre d’un rapport de force a priori asymétrique, avec des unités coercitives étatiques, qui seront immédiatement assimilées à des « forces d’occupation », l’enjeu pour les militants zadistes sera, comme en 2012, de rendre la situation politiquement intenable pour le pouvoir d’Etat, jusqu’à l’obliger à négocier les conditions de sa défaite en consentant à la pérennisation de la ZAD par la conclusion « d’une paix ». Celle-ci pourrait s’inspirer du modèle du quartier autogéré de Christiania à Copenhague, où les habitants ont signé un accord de « paix » avec l’Etat danois en juin 2011, après près de quarante années passées dans l’illégalité.

    Protégés derrière leurs lignes de défense, ceux formant cette « communauté ouverte » n’ont nullement l’intention de se rendre à la préfecture pour déposer leur préavis de départ. Ainsi continueront-ils à vivre autrement, prêts à réagir dans la légalité si, au nom de la restauration de « l’Etat de droit », Emmanuel Macron, postulant qu’il aura le vent de l’opinion publique dans le dos, se décide à trancher le nœud gordien de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

    Notre-Dame-des-Landes. « Il faudra du temps » avant d’évacuer dit la préfète
    https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/nantes-44000/notre-dame-des-landes-il-faudra-du-temps-avant-d-evacuer-5494384

    Nicole Klein, aussi, attend la décision sur Notre-Dame-des-Landes. La préfète laisse entendre que l’évacuation ne serait pas « totale » en cas d’abandon. Ni forcément immédiate.

    [L’annulation du projet parait toujours plus plausible, et pour économiser un dédit pharaonique,ndc] Notre-Dame-des-Landes : le gouvernement envisage de demander l’annulation du contrat avec #Vinci en raison d’une "clause bizarre"
    https://www.francetvinfo.fr/politique/notre-dame-des-landes/info-franceinfo-notre-dame-des-landes-le-gouvernement-envisage-de-deman

    #Zad #tactique #gendarmerie

    • Il a fallu cinquante ans à l’Etat français pour comprendre, grâce aux Zadistes, que cet aéroport était une vaste connerie, mais le même état, maintenant qu’il a compris qu’il ne fallait pas, s’apprête à ne se donner aucune autre alternative ni même temps de réfléchir avant de donner la troupe sur des personnes qui viennent de lui montrer qu’il s’était trompé. Mais quelle violence et quelle connerie !

    • Sur la ZAD, il reste possible que la raison gouvernementale l’emporte sur les rodomontades de la souveraineté étatique et policière, qu’il prenne le temps de diviser pour de bon ou celui de faire activement pourrir. Sinon, ils prévoient des semaines pour mener à bien une opération qui passera par un contrôle militaire du territoire, des coupures d’électricité, une guerrila plutôt que blietzkrig (l’échec de « l’opération César » les aurait instruit)... sans aucune garantie pour la suite. Quoi qu’il en soit :

      « Le gouvernement a qualifié de fausse information un article de Franceinfo citant un ministre anonyme, selon qui l’exécutif envisagerait de dénoncer le contrat passé avec Vinci en raison de clauses trop favorables au groupe de BTP. » (...) En cas d’abandon du projet, l’État devrait verser jusqu’à 350 millions d’euros d’indemnités, selon le rapport des médiateurs. Mais les anti-NDDL suggèrent une transaction avec Vinci, également exploitant de Nantes-Atlantique.

      Dans « ND-des-Landes : Philippe boucle sa consultation avant la décision de l’exécutif »
      http://www.liberation.fr/france/2018/01/12/nd-des-landes-philippe-boucle-sa-consultation-avant-la-decision-de-l-exec

    • A mettre en relation avec l’affaire des photos bidonnées publiées par le JDD (et fournies directement par la gendarmerie).

      Le premier article fait passer les zadistes pour des vietcongs sanguinaires et prépare l’opinion publique à la baston, qui sera donc forcément légitime.
      Qui veut tuer son chien...

      Mais quelles sont ses sources ?
      « pourraient être mobilisés », « le général à la retraite »

  • Hugo Melchior : « Les zadistes ne quitteront jamais spontanément Notre-Dame-des-Landes »

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/20/hugo-melchior-les-zadistes-ne-quitteront-jamais-spontanement-notre-dame-des-

    Dans une tribune au « Monde », le doctorant en histoire à l’université de Rennes-II rappelle que quelle que soit la décision du gouvernement, les zadistes n’évacueront pas les lieux car ils ont un « monde » à défendre, une « utopie réelle » à sauvegarder.

    Après la victoire du « oui » lors de la consultation du 26 juin 2016 en Loire-Atlantique, le gouvernement socialciste semblait ne plus vouloir perdre de temps. La date de la nouvelle tentative d’évacuation de la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes fut annoncée pour l’automne 2016. Pourtant, l’horizon des zadistes demeura dégagé.

    Puis Emmanuel Macron succéda à François Hollande, charge à lui de régler le sort du projet aéroportuaire et par là même de la ZAD, cette zone libérée censée apporter la démonstration qu’il serait possible de fuir le système capitaliste et le salariat, et cela en travaillant au façonnement de nouvelles alternatives émancipatrices, sans attendre un changement antisystémique par le haut.

    Plutôt que de déclencher immédiatement la foudre, le « président jupitérien » nomma trois médiateurs, le 1er juin, pour « regarder une dernière fois les choses » et l’aider à prendre une décision définitive. Le 13 décembre, ces derniers remirent leur rapport dans lequel il apparaît que c’est bien l’abandon du projet de construction du nouvel aéroport à Notre-Dame-des-Landes qui est inscrit à l’ordre du jour. Si la roue de l’histoire devait tourner en faveur des opposants, ces derniers, après un demi-siècle d’agir ensemble contre un projet jugé « néfaste » et « inutile », ne pourraient que se réjouir de voir les décideurs accéder à leur revendication unifiante.

    Un lieu d’aimantation politique

    Mais déjà on s’aperçoit que c’est une autre question qui polarise l’attention : que faire de ceux qui occupent « illégalement » ces centaines d’hectares, certains depuis le milieu des années 2000 ? Dans ses dernières déclarations, l’exécutif a exprimé sa volonté de dissocier le dossier de l’aéroport de la question épineuse des zadistes. En effet, ces derniers auront vocation à quitter les lieux, quelle que soit l’option retenue par le gouvernement. Dans ces conditions, un renoncement au projet d’aéroport ne saurait signifier le maintien du statu quo en ce qui les concerne. Aussi, tel un Pierre Messmer ne cachant plus, en octobre 1973, son exaspération devant la combativité têtue des ouvriers de l’entreprise Lip, Edouard Philippe a fait comprendre que « la ZAD, c’est fini ! ».

    Toutefois, il est quelque chose d’acquis : les centaines d’opposants ne quitteront jamais spontanément les lieux qu’ils occupent, même si l’abandon du projet devait être entériné. En effet, ils ont un « monde » à défendre, une « utopie réelle » à sauvegarder, pour reprendre le titre de l’ouvrage du sociologue Erik Olin Wright. Depuis l’automne 2012 et l’échec mémorable de l’opération « César » [la tentative par les forces de l’ordre de déloger les zadistes], les obstinés de la ZAD ont eu le temps de « construire une autre réalité » délivrée de la démesure d’une société capitaliste autophage, et cela au travers de l’existence de ces 70 lieux de vie habités et ces 260 hectares de terres cultivées arrachées à la multinationale Vinci, mais aussi de ce moulin, cette épicerie-boulangerie-fromagerie, cette bibliothèque.

    Derrière la lutte contre le projet d’aéroport, ce qui se joue aujourd’hui, et qui fait que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est devenue un lieu d’aimantation politique et l’expression exemplaire de la nécessité de faire bifurquer l’humanité pour l’amener à prendre une autre voie, c’est l’affrontement entre différentes conceptions antagonistes du monde.

    Défense de ce précieux bien commun

    Aussi, en cas de nouvelle offensive sécuritaire d’envergure contre la ZAD, aux habituels slogans « Vinci dégage, résistance et sabotage ! » succéderont, peut-être, des « Etat casse-toi, cette terre n’est pas à toi ! » afin d’exprimer non seulement le droit de vivre du fruit de la terre partagée mise en valeur en harmonie avec la nature, mais également le droit à l’auto-gouvernement pour ceux qui la travaillent et l’habitent. Face à une entreprise de « pacification » de la zone, les zadistes, toujours soutenus par un large spectre du champ politique à gauche, et par plus de 200 comités de soutien, forts de leur alliance nouée avec les opposants historiques à l’aéroport, notamment les paysans locaux, défendront légalement l’intégrité de ce précieux bien commun.

    L’opération de police sera ressentie comme une violation de la souveraineté territoriale revendiquée de fait, sinon de droit, par ces habitants de la ZAD. Dès lors, les formes de contestation politique auxquelles recourront les zadistes seront susceptibles d’apparaître comme porteuses d’une légitimité réelle aux yeux d’une partie significative de la population. En effet, elles seront perçues comme des modes d’action essentiellement défensifs et réactifs de femmes et d’hommes défendant leur droit commun à la terre, et de facto leur droit à l’existence, face à l’action prédatrice de l’Etat expropriateur.

    Rentre la situation politiquement intenable

    Dans le cadre d’un rapport de force a priori asymétrique, avec des unités coercitives étatiques, qui seront immédiatement assimilées à des « forces d’occupation », l’enjeu pour les militants zadistes sera, comme en 2012, de rendre la situation politiquement intenable pour le pouvoir d’Etat, jusqu’à l’obliger à négocier les conditions de sa défaite en consentant à la pérennisation de la ZAD par la conclusion « d’une paix ». Celle-ci pourrait s’inspirer du modèle du quartier autogéré de Christiania à Copenhague, où les habitants ont signé un accord de « paix » avec l’Etat danois en juin 2011, après plus de trente années de maintien passées dans l’illégalité.

    Protégés derrière leurs lignes de défense, ceux formant cette « communauté ouverte » n’ont nullement l’intention de se rendre à la préfecture pour déposer leur préavis de départ. Ainsi continueront-ils à vivre autrement, prêts à réagir dans la légalité si, au nom de la restauration de « l’Etat de droit », Emmanuel Macron, postulant qu’il aura le vent de l’opinion publique dans le dos, se décide à trancher le nœud gordien de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

    Hugo Melchior est également un ancien militant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) à Rennes (2005-2009) et du syndicat Sud Etudiant (2006-2010). Ex-membre du Parti de gauche (2012-2013), il est resté proche de Clémentine Autain et a été un sympathisant de la ZAD en 2012. En 2016, lors des manifestations contre la loi travail, un arrêt préfectoral lui interdit de paraître dans le centre-ville de Rennes pendant quinze jours. Après un recours en référé, le tribunal administratif a cassé la décision préfectorale.

  • Les utopies réelles ou la fabrique d’un monde postcapitaliste

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/11/30/utopies-reelles-un-autre-monde-se-fabrique_5222764_3232.html

    Les « hackerspaces » californiens, les coopératives du Pays basque, ­l’encyclopédie Wikipédia… Enquête sur les bases théoriques d’un ­mouvement ­qui cherche à éroder le capitalisme par l’action concrète.

    Après une longue éclipse, l’utopie est de retour – au moins dans les librairies. Inscrit en grandes lettres rouges sur le best-seller de l’essayiste néerlandais Rutger Bregman, le mot figure également dans le titre de l’ouvrage sur le postcapitalisme du sociologue américain Erik Olin Wright. Mais plus que ce mot, né au XVIe siècle sous la plume de Thomas More, ce sont les adjectifs qui l’accompagnent dans ces deux titres qui intriguent : Rutger Bregman plaide pour des utopies « réalistes », Erik Olin Wright pour des utopies « réelles ».

    Dans les milieux alternatifs, ce sont les utopies « concrètes » qui sont en vogue. En septembre, la ville de Paris a ainsi accueilli le quatrième festival de ces expériences « qui préparent l’avenir ». Actions « zéro déchets », coopératives d’énergies renouvelables, villes sans voitures, emplois d’utilité sociale : « Pendant que certains politiques délirent sur les Gaulois ou les dynasties royales », raille le magazine Basta !, les citoyens inventent des « utopies concrètes » destinées à résister aux « secousses économiques, sociales et environnementales ».

    L’expression d’utopie concrète n’est pas réservée aux militants : dans L’Age du faire (Seuil, 2015), le sociologue Michel Lallement l’utilise pour qualifier les espaces où les hackeurs imaginent des formes de travail qui bousculent les règles de l’économie de marché. Elle a été inventée par le philosophe allemand Ernst Bloch (1885-1977) : dans son livre Le Principe espérance (Gallimard, 1976), publié en République démocratique allemande dans les années 1950, il affirme que les utopies concrètes permettent de déceler, dans le réel, « l’anticipation réaliste de ce qui est bien ».

    Utopies réelles, utopies réalistes, utopies concrètes ? Ces expressions ont un petit air de paradoxe, voire d’oxymore : a priori, l’utopie ne fait pas bon ménage avec le réel. « Elle est, par définition, incompatible avec l’ordre existant, insiste l’historienne Michèle Riot-Sarcey. Il y a bien sûr, dans le monde, des expériences qui ont un potentiel subversif, mais ce ne sont que des prémisses ou des apprentissages, pas des utopies pérennes. » L’utopie, rappelle-t-elle en citant le philosophe Miguel Abensour (1939-2017), ne s’inscrit pas dans la réalité : elle recherche « sans fin l’ordre politique juste et bon ».

    Dans la tradition marxiste

    C’est d’ailleurs parce que l’utopie ne dessine pas un « modèle qui signifierait la fin de l’histoire », selon le mot de Miguel Abensour, qu’elle a été considérée avec un doigt de condescendance par Karl Marx : il critiquait les « vaines spéculations de l’imagination » qui émanaient des socialistes utopiques du XIXe siècle. « Le marxisme est fâché avec les utopies, constate Michel Lallement. Il y voit une forme d’enfance de la pensée. » Un siècle plus tard, le philosophe Emil Cioran, dans les années 1950, se moquait volontiers des utopistes, qu’il jugeait « plats, simplistes et ridicules ».

    Assis à la table d’un café du 20e arrondissement de Paris lors d’une soirée d’échanges avec ses lecteurs, Erik Olin Wright, qui s’inscrit dans la tradition marxiste, revendique pourtant les termes « utopies réelles ». Lorsqu’il présente son ouvrage sur le dépassement du capitalisme, le professeur de sociologie de l’université du Wisconsin à Madison rappelle malicieusement qu’il a passé six mois à Paris en 1967, alors qu’il était assistant de recherche de l’attaché culturel de l’ambassade américaine. « L’année suivante, en 1968, un slogan a fleuri sur les murs de la capitale, sourit-il : “Soyez réalistes, demandez l’impossible !” »

    Son travail consiste, explique-t-il, comme le proclame ce slogan joyeusement surréaliste, à « embrasser cette tension » entre l’utopie et le réel. Erik Olin Wright ne veut pas renouer avec les grands desseins politiques qui ont conduit aux tragédies du XXe siècle ; il cherche plutôt à « cristalliser » l’inévitable tension entre les rêves et les pratiques. Il faut, selon lui, conserver l’apport inestimable de l’utopie – la plasticité du monde, la puissance de l’espoir, le bouleversement des évidences – tout en ancrant la transformation sociale dans une réflexion nourrie sur le monde d’aujourd’hui.

    Un petit air de paradoxe

    Pour penser la transition vers un horizon « postcapitaliste », le sociologue américain ne se contente donc pas de dessiner une perspective lointaine : il s’appuie sur le « déjà là » que constituent les utopies réelles « d’ici et de maintenant ». « Au lieu de domestiquer le capitalisme en imposant une réforme par le haut ou de briser le capitalisme par le biais d’une rupture révolutionnaire, l’idée centrale consiste à éroder le capitalisme en construisant des alternatives émancipatrices dans les espaces et les fissures des économies capitalistes, et en luttant pour défendre et étendre de tels espaces. »

    Ces utopies réelles « préfigurent un monde idéal et nous aident à atteindre un objectif postcapitaliste », affirme Erik Olin Wright. Cette idée fait écho aux écrits du philosophe Ernst Bloch, avec qui le sociologue américain admet une parenté. « Il y a clairement un écho entre mon concept d’utopies réelles et la distinction que fait Bloch entre les “utopies abstraites” et les “utopies concrètes”, explique-t-il en 2013 dans la revue Tracés. (…) Nous cherchons tous deux des préfigurations utopiques dans le présent et nous plaçons la démocratie au cœur de la construction pratique des utopies, réelles ou concrètes. »


    Extrait de la série « D’après moi, le déluge ». Les pommes.

    Pour le politiste Laurent Jeanpierre, qui est aussi l’éditeur d’Erik Olin Wright, c’est cette attention au monde d’aujourd’hui qui fait l’intérêt du livre. « Dans l’expression “utopie réelle”, ce n’est pas le mot qui m’intéresse, c’est l’adjectif. Erik Olin Wright n’est pas un idéaliste qui se contente de rêver d’un autre monde : sa réflexion sur le postcapitalisme est articulée à une analyse des rapports de force et des conditions de possibilité de ce nouveau monde. Sa pensée et ses espoirs s’accompagnent donc de propositions rigoureuses et rationnelles qui sont issues d’expériences : il étudie avec précision leur impact mais aussi leurs limites. »

    Alternatives émancipatrices

    Où ces utopies réelles sont-elles nichées dans le monde qui nous entoure ? A titre d’exemples, le sociologue américain met en avant quatre « alternatives émancipatrices aux organisations sociales dominantes » : le budget participatif municipal inspiré de l’expérience menée à la fin des années 1980 à Porto Alegre (Brésil) ; les coopératives autogérées de Mondragon, au Pays basque espagnol, qui regroupent 40 000 travailleurs-propriétaires ; le revenu de base inconditionnel dont Benoît Hamon s’était fait le défenseur pendant la campagne présidentielle ; et… Wikipédia.

    Brésil : le budget participatif de Porto Alegre

    A partir de 1989, le Parti des travailleurs a expérimenté à Porto Alegre, mégalopole brésilienne relativement pauvre de plus de 1,5 million d’habitants, une nouvelle forme de démocratie directe : le budget participatif. Une fois l’an, des assemblées populaires composées de membres de l’exécutif local, d’administrateurs, d’associations de quartier, de clubs sportifs ou de simples citoyens désignent des délégués chargés de mener un travail « participatif » dans les quartiers. Trois mois durant, ils inventent, avec les résidents et les représentants associatifs, des projets qui sont soumis ensuite au vote de l’assemblée : réfection des rues, traitement des eaux usées, entretien de l’habitat public, création de centres de soin. Pour Erik Olin Wright, le bilan est positif : grâce à ce processus délibératif, des transferts massifs de dépenses ont été effectués vers les quartiers les plus pauvres, beaucoup de citoyens (8 %), y compris dans les milieux défavorisés, se sont investis dans le processus et la corruption a reculé grâce à la transparence et à la codification des procédures.

    Espagne : les « travailleurs propriétaires » de Mondragon

    Mondragon est un conglomérat de coopératives autogérées situées au Pays basque espagnol. Née en 1956, sous le général Franco, la première coopérative, regroupant 24 ouvriers, produisait des chaudières à pétrole et des cuisinières à gaz. Soixante ans plus tard, Mondragon est devenu le septième plus grand groupe d’affaires espagnol : il est composé de 250 entreprises autonomes réunissant plus de 40 000 « travailleurs-propriétaires ». Organisées sur le modèle coopératif, ces entreprises qui appartiennent à leurs employés produisent des machines à laver ou des pièces de voiture, fournissent des services bancaires ou des assurances, constituent de simples épiceries. La direction générale est élue par les travailleurs et les grandes décisions sont prises soit par un conseil d’administration représentant tous les membres, soit par l’assemblée générale des travailleurs. Pour Erik Olin Wright, cette infrastructure sociale développe « la propriété coopérativiste, qui protège partiellement les entreprises des pressions concurrentielles des marchés capitalistes ».

    Wikipédia ? Dans le café où Erik Olin Wright dialogue avec ses lecteurs, beaucoup tiquent à l’idée de faire de l’encyclopédie en ligne une « alternative post-capitaliste émancipatrice ». « Qui, pourtant, aurait imaginé au début des années 2000 qu’un groupe de 200 000 contributeurs rédigerait bénévolement et horizontalement une encyclopédie gratuite, traduite en une centaine de langues ?, argumente le sociologue. Que cette encyclopédie serait régie par un principe égalitaire ? Et qu’elle détruirait les encyclopédies payantes, une industrie capitaliste vieille de plus de 300 ans ? Wikipédia incarne une logique de partage de la connaissance, non seulement non capitaliste, mais anticapitaliste. »

    Dans la salle, beaucoup s’interrogent à haute voix sur le chemin qui mène à ce monde post-capitaliste. Une révolution ? La victoire électorale d’un parti politique ? Un foisonnement d’utopies réelles suffisamment dense pour « éroder » le capitalisme ? « Dans ce combat pour l’épanouissement humain et l’émancipation, il n’y a pas de carte, il n’y a pas de routes dessinées à l’avance, répond Erik Olin Wright. Il y a en revanche une boussole : l’égalité, la justice, la liberté, la démocratie, la communauté, la solidarité. On sait si on marche dans la bonne direction, mais on ne connaît pas le chemin à l’avance. C’est un voyage. »

    Crise des possibles

    Dans ce long périple, le sociologue américain ne renie pas la longue histoire de la gauche. « Elle compte trois traditions différentes, rappelle Razmig Keucheyan, professeur de sociologie à l’université de Bordeaux. La stratégie de la rupture, qui est défendue par les révolutionnaires, notamment ceux de la IIIe Internationale ; la stratégie réformiste, qui est mise en œuvre par les partis sociaux-démocrates ; et une stratégie qui s’en remet à la créativité de la société civile, que l’on trouve dans certains courants libertaires, mais aussi dans la deuxième gauche. Erik Olin Wright synthétise ces trois courants : pour cheminer vers une société postcapitaliste, il imagine à la fois des moments de rupture, des politiques gouvernementales et des innovations de la société civile. »

    Si la démarche d’Erik Olin Wright est intéressante, c’est parce que, depuis une quarantaine d’années, les deux premières stratégies s’essoufflent, poursuit Razmig Keucheyan. « Depuis les années 1980 et 1990, nous avons assisté à la crise d’un double logiciel, celui de la révolution et celui du réformisme. Erik Olin Wright prend donc acte de cette crise des possibles et propose d’accorder une importance nouvelle à la créativité de la société civile. Il ne récuse pas pour autant les élections – il n’est pas anarchiste – et ne renie pas le rôle de l’Etat, qui consiste justement à protéger et faire prospérer les utopies réelles inventées par les citoyens. »

    Pour développer ces utopies réelles, le sociologue américain plaide pour le « renforcement du pouvoir d’agir social au sein de l’économie » : dans le mot socialisme, affirme-t-il, il « prend le social au sérieux ». Un parti-pris salué par l’économiste Thomas Coutrot, ancien coprésident d’Attac et membre des Economistes atterrés. « Les stratégies classiques de la gauche mettent l’Etat au centre de leurs préoccupations alors que, dans ce livre, c’est au contraire la société civile qui doit établir son hégémonie sur le politique – l’Etat – et sur l’économique – le capital. C’est une idée sacrément forte : elle devrait bousculer la gauche française, qui a tendance à reproduire des schémas étatistes. »

    La métaphore de l’étang

    Pour démontrer l’utilité et la puissance de la société civile, Erik Olin Wright utilise volontiers la métaphore de l’étang. Les systèmes sociaux sont des écosystèmes qui comptent de nombreuses sortes de poissons, d’insectes et de plantes, explique-t-il. Il suffit parfois d’introduire une nouvelle espèce pour qu’elle se développe harmonieusement – et qu’elle modifie en profondeur l’écosystème. « Les utopies réelles sont une espèce étrangère dans l’étang où domine le capitalisme. La question est de savoir si l’on peut créer dans l’étang les conditions nécessaires à l’épanouissement des espèces relevant des utopies réelles. »

    Le sociologue Michel Lallement apprécie cette insistance sur les vertus du « faire » – et croit, lui aussi, à la métaphore de l’étang. Sans partager les convictions marxistes d’Erik Olin Wright, il estime que le temps des utopies réelles est venu : les hackerspaces qu’il a étudiés sont, à ses yeux, une illustration paradigmatique de ces « poches alternatives où, déjà, fermente le nouveau monde ». Ces innovations, « tapies dans les plis de notre présent », ne sont pas « des îlots d’illusion dans un océan de réalisme », affirme le sociologue : elles ­ « savent secouer les mondes qui les entourent et qui les traversent ».

    Razmig Keucheyan croit, lui aussi, à la créativité de la société civile, mais il se demande si elle est toujours dotée d’une véritable conscience politique. « C’est Erik Olin Wright qui réunit dans un même mouvement les utopies réelles que sont Wikipédia, le revenu universel et les entreprises autogérées par les salariés. Mais la question politique reste entière : comment faire en sorte que ce monde, même s’il est inventif, se donne des instruments qui lui permettent de réussir la transformation sociale ? Comment construire ce que l’on appelle, dans les milieux militants, la “convergence des luttes” ? »

    Quel que soit le chemin, les militants du postcapitalisme devront se montrer patients : pour Laurent Jeanpierre, la pensée des possibles d’Erik Olin Wright est une affaire de décennies, voire de siècles. « Les utopies réelles, tout en changeant le monde, peuvent nourrir l’imaginaire et entretenir l’espérance, mais ces processus de changements historiques dépassent largement une génération. Le capitalisme a mis des siècles à se construire, il mettra beaucoup de temps à s’éroder – s’il doit s’éroder. » Le livre est destiné à tous ceux qui rêvent, à long terme, d’un dépassement du capitalisme, pas à ceux qui cherchent une baguette magique pour transformer le monde du jour au lendemain.

  • Erik Olin Wright : « Les rapports de classe se sont historiquement complexifiés » | L’Humanité
    https://www.humanite.fr/les-rapports-de-classe-se-sont-historiquement-complexifies-erik-olin-wright

    Après avoir longtemps travaillé sur une redéfinition des classes sociales à partir des transformations contemporaines et des apports sociologiques à Marx, le professeur de sociologie à l’université du Wisconsin (États-Unis) cherche, dans son ouvrage Utopies réelles (1), une voie scientifique pour des alternatives afin d’« éroder le capitalisme ».

    cc @colporteur

    • Avec votre livre Utopies réelles, vous cherchez à penser un monde nouveau. Pourquoi utilisez-vous cette expression ?

      Erik Olin Wright Le terme d’« utopies réelles » est un oxymore. Il s’agit surtout d’une forme de provocation délibérée qui nous oblige à réfléchir sur les deux composantes de cet oxymore. Pris séparément, le terme d’utopie signifie que nous devrions nous consacrer à nos aspirations émancipatrices les plus élevées et ne pas nous limiter seulement à nos aspirations concrètes. Le terme « réel » vient plutôt nous rappeler que nous devons rester lucides et nous intéresser à la question pratique de la transformation, et plus particulièrement aux conséquences non intentionnelles de nos actions. Lorsqu’il s’agit de penser des alternatives concrètes au capitalisme, il est en effet souhaitable de saisir la nature et le devenir des obstacles qui interfèrent sur nos stratégies de transformation.

      Vous en faites la démonstration dans cet ouvrage : en quoi le capitalisme est-il nuisible ?

      Erik Olin Wright Pour produire une critique profonde du capitalisme, il faut commencer par clarifier les valeurs qui nous permettent d’évaluer les différents systèmes. La démarche qui consiste à porter un jugement normatif sur le système capitaliste est un problème difficile en soi car nous avons besoin de cibler clairement ce qui le caractérise. Certains problèmes sociaux relèvent spécifiquement de la domination capitaliste, d’autres non. Dans le livre, je me suis concentré sur deux dimensions bien distinctes qui n’épuisent en rien la question de l’oppression et de la domination sociale. Il y a d’autres formes de domination qui ne relèvent pas intrinsèquement de la domination capitaliste de classe. De la même manière, la question de l’émancipation est multidimensionnelle. Il ne s’agit pas seulement de limiter cette question aux seuls rapports de classe mais de l’ouvrir, notamment, aux rapports de genre et de race. Toutes ces questions sont interconnectées. Et on ne peut plus dire aujourd’hui que l’émancipation de classe constitue la condition suffisante et nécessaire de l’émancipation humaine.

      Quelles sont ces deux dimensions ?

      Erik Olin Wright La première dimension se centre sur la question des inégalités, c’est-à-dire la question classique de l’exploitation capitaliste. Le capitalisme génère des formes spécifiques et intrinsèques d’inégalités qui entravent l’épanouissement humain. La seconde dimension se concentre davantage sur la question de la démocratie. Le capitalisme bloque intrinsèquement la démocratisation de la démocratie. Ce système pose une limitation au mode de vie démocratique. À partir de ces deux dimensions centrales, la thèse fondamentale du livre consiste à dire qu’il est possible de réaliser les valeurs d’égalité et de démocratie, si nous sommes capables de transformer durablement la structure de base des relations de classe capitalistes en nous appuyant sur une critique scientifique de cette structure de base. Ma démarche intellectuelle est donc motivée par un idéal scientifique : sortir du capitalisme suppose de construire scientifiquement cette voie de sortie.

      La « science sociale émancipatrice » que vous définissez rompt-elle avec le marxisme ? Ou est-ce une manière de revigorer la tradition marxiste qui se réclame du « socialisme scientifique » ?

      Erik Olin Wright Je suis ravi que vous utilisiez l’expression « tradition marxiste » plutôt que le terme plus doctrinaire de « marxisme ». Je pense que c’est la bonne manière de nommer les choses lorsque nous souhaitons élaborer et enrichir cet espace intellectuel et théorique. Bien que mes travaux de recherche s’inscrivent encore dans le cadre de cet espace intellectuel, je ne conçois plus le marxisme comme une théorie englobante, par essence incompatible avec d’autres approches sociologiques. Certes, la tradition marxiste partage un certain nombre de problèmes et de concepts, mais elle a produit des types différents de théorisations. Une science sociale émancipatrice cherche selon moi aujourd’hui à produire une connaissance scientifique des différentes formes d’oppression que subissent les individus. La dimension « émancipatrice » contient donc incontestablement une dimension morale.

      Vous parlez d’« éroder le capitalisme » ?

      Erik Olin Wright La question est en effet de savoir comment envisager une transformation post-capitaliste d’un système économique et social dominé par des rapports de classe capitalistes. La théorie de la transformation que je propose est un début de réponse. Tout d’abord, il faut distinguer trois formes de transformations sociales complémentaires : les transformations par la rupture, les transformations interstitielles et les transformations symbiotiques. Chacune d’entre elles se réclame d’une tradition politique, mobilise des acteurs collectifs différents et développe une stratégie particulière par rapport à l’État et à la classe capitaliste. La première, associée au socialisme révolutionnaire, mobilise des classes sociales organisées en partis politiques et vise à renverser l’État en affrontant violemment la bourgeoisie. La deuxième, assez proche des stratégies anarchistes, construit des alternatives émancipatrices dans les niches et les marges de la société capitaliste en dehors de l’État et ignore les classes dirigeantes. Et la troisième, plus proche de la social-démocratie, favorise la création de coalitions de forces sociales issues du monde du travail afin de lutter à l’intérieur des institutions en faisant alliance avec les classes dirigeantes. Les utopies réelles s’élaborent principalement à travers le jeu entre les stratégies interstitielles et symbiotiques, même s’il existe des circonstances au cours desquelles des stratégies de rupture peuvent aussi intervenir. Le but, pour moi, n’est pas de stabiliser ou de domestiquer le capitalisme, mais de destituer à long terme les rapports de domination capitaliste au sein de l’économie.

      Pourriez-vous donner des exemples plus précis de ces « utopies réelles » ?

      Erik Olin Wright Je mentionnerai trois exemples d’utopie réelle : Wikipédia, les coopératives de travailleurs autogérées et le revenu universel de base. L’exemple que j’aime donner à mes étudiants est celui de Wikipédia. Wikipédia est un moyen anticapitaliste et collaboratif de produire et de diffuser du savoir à l’échelle mondiale. C’est une entreprise intellectuelle hors normes, qui réunit plus de 700 000 personnes collaborant gratuitement selon le principe marxien « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » pour produire la meilleure encyclopédie mondiale possible. Wikipédia a anéanti la concurrence. Plus personne n’oserait se lancer ou acheter une encyclopédie commerciale. L’accès est libre pour tout le monde, même dans les pays les plus pauvres. Il suffit d’avoir Internet dans un lieu public. Wikipédia est une combinaison intéressante de transformations interstitielles et de stratégies volontaristes. Les coopératives de travailleurs autogérées – je signale le conglomérat de coopératives Mondragon qui se situe au Pays basque espagnol – constituent également une manière alternative d’organiser la production.

      Pour définir ce que vous nommez le socialisme, vous dites qu’il faut renforcer le « pouvoir d’agir social ». De quoi s’agit-il ?

      Erik Olin Wright Le socialisme, que je distingue du capitalisme et de l’étatisme, est une structure économique dans laquelle les moyens de production appartiennent collectivement à la société, c’est-à-dire le pouvoir social. Ce pouvoir social est enraciné dans la capacité de mobiliser des individus dans des actions collectives et de coopération volontaire au sein de la société civile. Le pouvoir social est ici à distinguer du pouvoir économique, fondé sur la propriété et le contrôle des ressources économiques, et du pouvoir étatique, fondé sur le contrôle de la production de règles collectives. Ainsi, l’idée d’un socialisme enraciné dans le pouvoir social diffère des définitions déjà admises dans la mesure où il ne se limite pas seulement à organiser politiquement la classe ouvrière, mais vise également à renforcer ce que j’appelle le pouvoir d’agir social, c’est-à-dire la capacité collective des individus à s’auto-organiser démocratiquement et à contrôler efficacement la production et la distribution des biens et des services.

      L’affrontement de classe demeure une clé essentielle dans ce processus de renforcement du pouvoir d’agir social. Selon vous, est-ce toujours le moteur de l’histoire ?

      Erik Olin Wright L’affrontement de classe demeure une structure fondamentale pour penser les possibilités d’un changement social émancipateur. Néanmoins, cet affrontement polarisé s’est densifié. Il existe, pour reprendre votre terme, plusieurs moteurs contradictoires du changement historique. Le marxisme traditionnel a tenté de fusionner deux problèmes bien distincts, mais il faut selon moi les séparer analytiquement. C’est premièrement l’analyse des structures de pouvoir dans une société donnée et la manière dont ces structures bloquent ou favorisent des formes de changement social. Les rapports de classe se sont historiquement complexifiés. En particulier, les positions de classe contradictoires des cadres et des managers contiennent des propriétés relationnelles qui relèvent à la fois de la classe capitaliste et des travailleurs. Et deuxièmement, c’est la question d’une théorie de la trajectoire historique. Marx avait élaboré une solution brillante en proposant une théorie de l’impossibilité du capitalisme à long terme. Mais la vision marxienne de la trajectoire historique du capitalisme était trop déterministe. Je pense qu’il faut l’abandonner au profit d’une théorie plus modeste que j’appelle « théorie de la possibilité structurelle ». Cette théorie non prédictive revient à construire une feuille de route qui nous indiquerait les destinations possibles. Une cartographie du champ des possibles qui tiendrait compte des conditions sociales favorisant le développement historique d’alternatives durables au capitalisme.

      Dans vos précédents travaux non traduits en France (Class Counts, Reconstructing Marxism) , vous cherchez à redéfinir les classes sociales à l’aune des transformations du capitalisme. Pourriez-vous résumer vos analyses sociologiques ?

      Erik Olin Wright Dans l’histoire des sciences sociales, il existe plusieurs manières de parler des classes sociales. En France, les travaux de Pierre Bourdieu ont largement contribué à enrichir cette question. Certaines théories sociales utilisent le même concept de « classe » pour décrire des phénomènes sociaux différents. Il est donc important de distinguer quatre sous-problèmes : la question de la structure de classe, celle de la sociogenèse, celle de l’affrontement abordée précédemment et celle de la conscience de classe. Au sens sociologique, parler de classe sociale, c’est parler d’antagonismes et de conflits ; c’est distinguer vos amis, vos ennemis et vos potentiels alliés. Mais, si on veut comprendre la pertinence actuelle d’une approche sociologique en termes de classe, il ne faut pas hésiter à recourir à une métaphore sportive. Si nous raisonnons en ces termes, nous avons trois possibilités : nous pouvons décider quel jeu jouer entre nous, nous pouvons décider de discuter les règles du jeu et nous pouvons développer des stratégies à l’intérieur même de ces règles fixées par le jeu. Pour faire simple, l’analyse marxiste de classe s’est intéressée à la nature même du jeu. L’analyse wébérienne de classe s’est davantage intéressée aux règles du jeu capitalistes. Et l’approche néo-durkheimienne s’est penchée sur les stratégies des acteurs. La connexion entre l’analyse de classe et les utopies réelles est donc facile à voir : le but consiste à créer des stratégies pour produire de nouvelles règles du jeu et déstabiliser les participants en proposant un jeu alternatif où tout le monde est gagnant, contrairement à la métaphore sportive.
      (1) Utopies réelles, La Découverte, 613 pages, 28 euros.
      De l’étude des classes sociales aux utopies réelles

      Jeune étudiant, en France en 1967, Erik Olin Wright assiste aux débats qui secouent les intellectuels marxistes français. Cette expérience fera de lui un sociologue marxiste des plus actifs aux États-Unis. Il est président de l’American Sociological Association en 2012. Ses travaux traitent de l’étude des classes sociales. Dans Class Counts : Comparative Studies in Class Analysis

      (Cambridge, 1997), il utilise les données collectées dans plusieurs pays industrialisés. Il dirige un projet de recherche collectif international sur les utopies réelles.

  • L’université poussée sur le chemin de la sélection | L’Humanité
    https://www.humanite.fr/luniversite-poussee-sur-le-chemin-de-la-selection-644130

    La décision définitive n’est pas encore prise. Mais l’odeur empoisonnée de la sélection sent déjà à plein nez. jeudi, le recteur d’académie Daniel Filâtre a remis à la ministre Frédérique Vidal la synthèse de la longue concertation menée depuis mi-juillet sur les nouvelles modalités d’accès à l’université. Trois mois durant, onze groupes de travail, réunissant une multitude d’acteurs du supérieur (syndicats enseignants et étudiants, présidents d’université, recteurs, parents d’élèves, patronat, etc.) ont bûché sur ce vaste chantier censé résoudre le manque de places en fac, problème devenu vertigineux cette année avec 65 000 bacheliers sans affectation au début de l’été. Résultat ? La concertation a, sans surprise, accouché d’un constat de désaccord. Et laissé à nombre de participants la désagréable sensation d’avoir joué les cautions à des mesures décidées par ailleurs.

    La méthode semblait faite pour ça. Une multitude d’intervenants, à égalité de représentativité, dispersés dans onze groupes, avec des positions totalement contradictoires… « Tout était réuni pour qu’aucune position contraire aux vœux du gouvernement n’émerge véritablement et que, au final, le dernier mot lui revienne », relève un des participants. Un constat partagé par une large intersyndicale (CGT, FO, FSU, SUD, Solidaires, Unef et UNL). « Il n’a pas été possible de débattre et de faire avancer nos revendications, explique-t-elle dans un communiqué. Tout cela ressemble plus à une opération de communication qu’à du dialogue social. »

    #université #égalités_des_chances #sélection

    • Vers une fac à plusieurs vitesses ?

      Sur le fond, quelques consensus ont tout de même émergé. Tous les acteurs sont d’accord pour mettre fin au tirage au sort, seul dispositif autorisé actuellement par le Code de l’éducation pour départager les postulants à des licences générales dont le nombre de places est inférieur aux demandes. Tous, peu ou prou, réclament aussi une hausse du budget pour accompagner l’augmentation des effectifs étudiants (40 000 en plus cette année), qui se poursuivra jusqu’en 2025 selon les prévisions démographiques. De même, la plupart estiment qu’il faut augmenter le nombre de places en BTS et IUT, où les bacheliers professionnels peinent à trouver de la place.

      Mais, au-delà de ces évidences, la divergence est restée de mise sur la question centrale de la sélection ou non à l’entrée en fac. Les promoteurs d’une université qui puisse trier ses étudiants ont pu développer à loisir leur vision élitiste du supérieur. La Conférence des présidents d’université (CPU) prône ainsi l’instauration de « prérequis prescriptifs » qui fermeraient, de fait, la porte de certaines licences aux bacheliers ne présentant pas les conditions décidées par chaque université. « On doit tenir compte de la série du bac, de l’avis du conseil de classe, peut-être des notes », plaide François Germinet, président de l’université de Cergy-Pontoise. Et pour les étudiants non servis ? Ils seront forcés de se rabattre sur d’autres filières moins cotées ou « plus professionnalisantes ». Une université à plusieurs vitesses, donc, où le choix des étudiants est subordonné à celui des facs, et non plus l’inverse.

      Une vision à laquelle l’Unef ou encore le Snesup-FSU se sont opposés, rejetant toute forme de sélection ou de prérequis. « Mettre des prérequis revient à choisir les étudiants selon qu’ils sont perçus par les recruteurs en adéquation avec un type de formation, d’apprentissage ou d’évaluation. C’est une sélection, et une normalisation, qui ne dit pas son nom », dénonce le principal syndicat du supérieur. Qui y voit un coup porté à une vraie démocratisation de l’accès au supérieur. Pour lui, comme pour l’intersyndicale, les solutions passent par la mise en place de parcours diversifiés, de tutorats et de soutiens en licence ou encore par le développement des passerelles entre les différentes filières. La question de l’orientation au lycée, où l’on compte un conseiller d’orientation pour 1 000 élèves, est aussi cruciale. Tout comme les moyens donnés aux universités, où le budget par étudiant est deux fois moins élevé que dans les formations sélectives (IUT, école, etc.).

      La balle est désormais dans le camp du gouvernement. Des rencontres bilatérales vont démarrer et la ministre rendra ses conclusions début novembre pour une application dès janvier. Un faux suspense. Dimanche dernier, Emmanuel Macron assurait déjà que « des qualifications minimales » seraient réclamées pour pouvoir s’engager dans une filière. Oubliant sûrement que la concertation qu’il avait demandée n’était pas finie…
      Un faux sondage sur les prérequis

      Selon le magazine l’Étudiant, les trois quarts des jeunes seraient favorables à l’instauration de « prérequis » à l’entrée en licence. 61 % les souhaiteraient indicatifs et 33 % obligatoires… Seul hic : les répondants sont à 90 % des titulaires d’un bac général. Or, les bacs pros et technologiques représentent plus du tiers des bacheliers et sont les premières victimes du manque de places dans le supérieur…
      Laurent Mouloud
      Chef de la rubrique société

    • Encore l’égalité des chances ?

      « Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des chances, données à tous les français de prouver leur aptitude à servir. Seuls le travail et le talent redeviendront le fondement de la hiérarchie française. Aucun préjugé défavorable n’atteindra un français du fait de ses origines sociales, à la seule condition qu’il s’intègre dans la France nouvelle et qu’il lui apporte un concours sans réserve. »
      Philippe Pétain, message au peuple francais du 11 octobre 1940.

      L’égalité des chances contre l’égalité
      http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=4443

    • @sombre c’est bien parce que j’avais essayé de le lire et pas réussi que je te remerciais de l’avoir donné ici :)
      J’aurais aimé lire aussi Erik Olin Wright : « Les rapports de classe se sont historiquement complexifiés », bref si tu en trouves le temps, n’hésite pas lorsqu’il y’a des papiers un peu fournis dans ce journal.

    • La #réforme #Macron de l’université

      Alors que l’université accueille les enfants de la démocratisation scolaire, la réforme Macron permet aux établissements d’enseignement supérieur de sélectionner leurs étudiants. Défendant l’université comme lieu de formation et de recherches, S. Beaud et M. Millet invitent à s’interroger sur le sens de la poursuite d’études dans une société démocratique.


      http://www.laviedesidees.fr/La-reforme-Macron-de-l-universite.html

      #loi_ORE #Orientation_et_Réussite_des_Étudiants #statistiques #chiffres #enseignement_supérieur #parcours_sup #France

    • Une lettre ouverte aux bacheliers

      Reçue via la mailing-list GeoTamTam, le 5 avril 2018

      Cher.e.s Anissa, Céline, Matthieu ou Killian, vous qui avez candidaté à l’université cette année,

      Le 31 mars dernier, tu as confirmé tes vœux de poursuite d’études sur la plateforme Parcoursup, comme tant d’autres bacheliers. Tu as eu raison de le faire parce que le diplôme est la meilleure protection face au chômage. Ton avenir est désormais dans les mains d’une poignée d’enseignants-chercheurs désignée pour examiner ton dossier dans les formations de ton choix.

      Nous faisons partie de ces enseignants, mais nous refusons d’accomplir cette tâche. Nous refusons de classer ta candidature parmi des milliers d’autres (pour une centaine de places dans nos formations). Nous refusons de porter un jugement sur tes espoirs, tes aspirations et ta capacité à réaliser tes rêves. Cette lettre vise à t’expliquer pourquoi nous nous considérons incapables d’accomplir une telle tâche.

      En tant qu’enseignants à l’université, notre métier n’est pas de prédire tes chances de réussite, mais de t’accompagner dans la poursuite de tes études. Notre mission est de transmettre nos connaissances pour qu’elles puissent te servir à l’avenir. Il s’agit de t’offrir, tant que possible, les moyens de réaliser tes ambitions et, en aucun cas, de les restreindre.

      Cette mission est difficile et nous échouons parfois à la mener à bien. Les difficultés que nous rencontrons ne tiennent pas à la “qualité” de ton dossier scolaire ou la cohérence de tes choix (qui à 18 ans n’ont heureusement rien de certains), mais au manque de moyens dont nous disposons pour te soutenir. Amphis parfois bondés, salles non-chauffées, sans équipement informatique, enseignants précaires, secrétariat surchargé, les gouvernements successifs ont abandonné l’université au profit d’autres établissements, réservés à une “élite”.

      Des moyens, nous n’en avons pas davantage pour examiner ton dossier avec soin. Nous disposons d’un outil d’aide à la décision (un logiciel) qui va permettre d’ordonner automatiquement les milliers de candidatures. Les enseignants ne seront pas en mesure de regarder (ou à la marge) ton projet de formation motivé et ton CV. Ce classement ne pourra donc se faire autrement qu’en donnant la priorité à tes notes au lycée. Or, les sociologues l’ont montré, ces dernières reflètent d’autres choses que ton “mérite”.

      Dans ton dossier Céline, tu expliques vivre avec ta mère et ta soeur sans grande aide financière de ton père avec qui tu as peu de contacts. Tu racontes avoir réalisé ton année de terminale en parallèle d’un emploi à mi-temps dans un fast-food. Cela a sans doute eu un effet sur tes notes au lycée (cas extrait de la plate-forme, anonymisé). Mais dans le flot de candidatures, cette lettre, les enseignants ne la liront pas ! Si ta situation familiale (ton origine sociale) a pesé sur ta scolarité (sur tes dispositions à répondre aux exigences de l’école), tu seras à nouveau désavantagée et, sur la base de tes notes, tu tomberas bas dans le classement.

      Matthieu, tu as obtenu de meilleures notes, notamment en Anglais. Il se trouve que tu as réalisé un séjour de plusieurs mois aux Etats-Unis (cas extrait de la plate-forme, anonymisé). Tu ne le précises pas, mais on peut supposer que ce dernier a été financé par tes parents (qui ont davantage de ressources), tu auras la chance de recevoir des “oui” pour l’ensemble de tes voeux dès ta première connection.

      Ordonner les dossiers sans moyens de les examiner précisément ou devoir fermer à certains la porte de nos formations faute de ressources, ce n’est rien d’autre que cautionner des classements scolaires dont on sait pourtant à quel point ils reflètent les inégalités sociales, c’est aussi refuser aux bacheliers la possibilité de découvrir leur voie quelle que soient leurs scolarités antérieures.

      Certains disent, de toute façon, il y en a déjà partout de la sélection, dès le collège et ensuite au lycée. Certes. Justement, il nous paraît d’autant plus important de garder un espace à l’abri de cette hyper sélection. L’université était le seul endroit qui permettait encore à chacun de tenter sa chance dans le supérieur et offrait la possibilité à certains de se réconcilier avec l’école. Tu as pu entendre dire que tu risques de te “planter” à l’université. Oui, 9 % des étudiants ne poursuivent finalement pas leurs études et 25 % se réorientent (DEPP, 2013) vers une autre formation. L’université constitue donc un moment de réflexion avant de réaliser d’autres projets professionnels ou d’études. Ce serait dommage de s’en priver et cette mission d’accompagnement nous convient.

      En refusant de classer ta candidature, les départements de sociologie d’Evry, de Paris Nanterre, de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines,
      l’UFR SHS de Paris-Est Marne-la-Vallée, l’Université Paul-Valéry, Montpellier, ... ne souhaitent ni te fermer les portes de leurs formations ni t’envoyer de mauvais signaux. Au contraire, notre seul combat est de te laisser à toi, Anissa, à toi, Killian et aux autres, la possibilité de faire l’expérience toujours enrichissante de l’université (en conservant le diplôme du baccalauréat comme passeport d’entrée) même si cette dernière n’est finalement pas convaincante.

      Si nous portons tous le même combat et cette même vision, les rectorats et le ministère trouveront sans doute un moyen de vous inscrire tous là où va votre préférence. L’université française n’a pas besoin de trier les candidats, elle a besoin de moyens pour garantir une place à tous les bacheliers dans la formation de leur choix et assurer la réussite du plus grand nombre.

      Département de sociologie de l’Université d’Evry.
      Département de sociologie de l’Université Paris Nanterre.
      Département de sociologie Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.
      ….
      soient des départements de sociologie où des motions exprimant le refus de classer les candidatures ont été votées.

      et TANT d’enseignants-chercheurs...

  • La possibilité des révolutions, Entretien avec Quentin Deluermoz et Laurent Jeanpierre - La Vie des idées
    http://www.laviedesidees.fr/La-possibilite-des-revolutions.html

    Comment penser les processus révolutionnaires ? Alors que la France connaît des mouvements sociaux et politiques multiformes, deux numéros de revue s’interrogent, à partir d’une réflexion sur la révolution française et les révolutions arabes, sur les relations entre structures sociales, événements et acteurs. Deux de leurs codirecteurs lient cette attention aux processus révolutionnaires à leur intérêt pour l’étude des possibles. (...)

    Dans l’article d’Horkheimer qui fonde la théorie critique en 1937, cette dernière est opposée à la théorie traditionnelle, c’est-à-dire aux sciences humaines positivistes, entre autres critères à partir de l’attention nouvelle qu’elle devrait porter aux potentialités immanentes du social. Comment dire quelque chose des possibilités de transformation historique sans pratiquer la prévision (qui rabat le possible sur le probable) ni réactiver l’utopie (qui détache le possible du réel) ? Telle est la question délicate qu’il faut alors résoudre. Je n’en connais pas à ce jour la réponse mais je travaille à en trouver une. Avec Florian Nicodème et Pierre Saint-Germier, ainsi que plusieurs auteurs qui ont répondu à notre appel en 2013 pour la revue Tracé(s), nous avons commencé à réfléchir à une épistémologie du possible et aux méthodes d’enquête les plus appropriées afin de l’appréhender et de l’objectiver. Sous certaines de ses formes, le raisonnement contrefactuel en histoire, qui consiste à se demander ce qui se serait passé si la réalité avait été différente et, le plus souvent, à supprimer en pensée un événement ou un fait historique et à s’interroger sur les conséquences de cette suppression, en fait partie, de même que les enquêtes sur la perception de l’avenir ou du possible par les acteurs, l’idée à travailler d’« espace des possibles » chez Bourdieu ou le programme de recherche du sociologue états-unien Erik Olin Wright autour de l’étude de « utopies réelles ». Mais c’est loin d’être un arsenal suffisant.

    Une telle réflexion prend place aujourd’hui dans une configuration des sciences humaines et sociales qui a vu la montée en puissance depuis plusieurs décennies de ce que Ian Hacking appelle le « constructionnisme » social. En insistant sur la dimension de contingence radicale, de possibilité, voire de réversibilité des phénomènes sociaux, cette manière de voir a ouvert une double opportunité. Elle a d’une part mis en évidence, contre les modèles de la décision et du calcul rationnel qui dominent en sciences sociales, que le possible n’est pas seulement réductible à l’espace de la délibération et des options d’un choix, mais qu’il est quelque chose du réel lui-même.

    D’autre part, contre les explications mécanistes des comportements humains, elle a montré qu’on ne pouvait pas non plus le définir de manière seulement négative, comme les zones d’indétermination que laisse ouvertes la description d’une structure ou d’un schème causal. Le constructionnisme envisage au contraire le possible comme une catégorie positive, ouverte sur des perspectives de transformation sociale : ce qui est construit peut être déconstruit et reconstruit. Mais d’un autre côté, cependant, ce possible qu’intègrent les démarches constructionnistes tend à être abstrait ou sous-déterminé. Lorsqu’il ne s’agit pas simplement d’affirmer la contingence de la réalité, le fait qu’un autre monde aurait été possible, il est rare que soit affectée une qualification précise à ces possibilités alternatives permettant par exemple d’en concevoir les conditions effectives et différentielles d’accès pour les individus et les groupes ainsi que les limites. Cette sous-détermination du possible généralement mobilisé par le constructionnisme invite donc à partir à la recherche de possibilités dont le degré de réalité serait mieux évalué.

    Ces préoccupations apparemment abstraites ont une dimension immédiatement politique en ce qu’elles entendent lutter à la fois contre le discrédit de l’utopie, les idéologies du réalisme gouvernemental et l’action étatique permanente en vue de monopoliser la définition du futur et donc du possible. Les séquences révolutionnaires comme celles qu’ont connues certains pays du monde arabe en 2011 sont caractérisées par une ouverture de possibles inédits et en cascade. Un des objectifs de l’enquête de sciences sociales sur les révolutions est précisément de restituer et de situer socialement ces processus d’extension, de redéfinition puis de contraction des possibles qui définissent en propre tout moment révolutionnaire. L’avenir dira si la mobilisation actuelle contre la loi Travail du gouvernement de Monsieur Valls aura ouvert durablement des possibles.

  • La théorie wébérienne de la structure sociale : un « accaparement des opportunités » | Erik Olin Wright

    http://www.contretemps.eu/interventions/comprendre-classe-vers-approche-analytique-int%25C3%25A9gr%25C3%25A9e#fo

    La deuxième approche, dans laquelle les classes sont définies par l’accès et l’exclusion de certaines opportunités économiques, met l’accent sur « l’accaparement des opportunités » – un concept étroitement associé à l’œuvre de Max Weber. Afin d’obtenir les postes qui confèrent de hauts revenus et des avantages spécifiques, il est important pour leurs titulaires de mettre en œuvre des moyens divers afin d’exclure autrui de l’accès à ces postes. On parle parfois à ce propos d’un processus de clôture sociale, dans lequel l’accès à une position devient restreint. Une manière de procéder consiste à établir des exigences très difficiles à remplir. Les diplômes ont souvent cette caractéristique : de hauts niveaux de scolarisation engendrent de hauts revenus, en partie parce que se mettent en place des restrictions significatives quant à l’offre d’individus hautement diplômés. Des processus d’admission aux frais de scolarité, en passant par l’aversion que manifestent les individus à faibles revenus au risque associé à des emprunts importants, tout tend à bloquer l’accès à l’instruction supérieure, au profit de ceux qui occupent les postes pour lesquels sont exigés de telles qualifications. (...)
    La certification et l’habilitation sont ainsi des mécanismes particulièrement importants d’accaparement des opportunités, mais bien d’autres dispositifs institutionnels ont été utilisés à diverses époques et en divers lieux, afin de protéger les privilèges et les avantages de groupes spécifiques : des restrictions raciales ont exclu les minorités de nombreux emplois aux Etats-Unis, particulièrement (mais pas seulement) dans le Sud jusqu’aux années 1960 ; des barrières matrimoniales et de genre ont également restreint l’accès à certains emplois pour les femmes durant une grande partie du 20ème siècle dans la plupart des sociétés capitalistes développées ; la religion, des critères culturels, les manières, l’accent, etc., ont également constitué des mécanismes d’exclusion. Mais les droits associés à la propriété privée des moyens de production apparaissent peut-être comme le mécanisme d’exclusion le plus important. En effet, ces droits sont la forme centrale de clôture qui détermine l’accès à l’ « emploi » de patron. (...) La division de classe cruciale entre capitalistes et travailleurs salariés – commune aux traditions sociologiques wébérienne et marxiste – peut ainsi être comprise, d’un point de vue wébérien, comme une forme spécifique d’accaparement des opportunités, imposée par l’intermédiaire de règles légales sur les droits de propriété.
    Selon l’approche fondée sur l’idée d’accaparement des opportunités, les mécanismes d’exclusion qui façonnent les structures de classe n’opèrent pas seulement au sein de la strate la plus privilégiée. Les syndicats de travailleurs peuvent aussi produire des mécanismes d’exclusion, en protégeant les individus en place de la concurrence des personnes extérieures (outsiders). (...)
    Les sociologues qui adoptent cette approche de la classe par l’accaparement des opportunités identifient généralement trois catégories larges dans la société états-unienne : les capitalistes, définis par les droits associés à la propriété privée des moyens de production ; la classe moyenne, caractérisée par des mécanismes d’exclusion fondés sur une instruction et des compétences acquises ; et la classe ouvrière (working class), définie par sa double exclusion des diplômes de l’enseignement supérieur et du capital. Le segment de la classe ouvrière qui se trouve protégé par les syndicats est conçu soit comme une strate privilégiée au sein de la classe ouvrière, soit parfois comme une composante de la classe moyenne.

    Implication politique :

    La différence cruciale entre les mécanismes d’accaparement des opportunités et les mécanismes associés aux propriétés individuelles tiennent au fait que, pour la première approche, les avantages économiques obtenus par le biais d’une position de classe privilégiée sont liés causalement aux désavantages subis par ceux qui sont exclus de ces positions. Dans l’approche fondée sur les propriétés individuelles, au contraire, ces avantages et désavantages sont simplement les produits de conditions individuelles : les riches sont riches parce qu’ils ont des propriétés favorables, et les pauvres sont pauvres parce qu’ils en sont privés ; il n’y a aucune relation causale entre ces faits. Eliminer la pauvreté en améliorant les propriétés pertinentes des pauvres – instruction, niveau culturel, capital humain – ne heurterait nullement les plus riches. Dans l’approche wébérienne, les riches sont riches en partie parce que les pauvres sont pauvres, et les moyens mis en œuvre par les riches pour maintenir leur richesse contribuent à produire les désavantages propres aux pauvres. Dans ce cas, les mesures visant à éliminer la pauvreté en s’attaquant aux mécanismes d’exclusion sont susceptibles de saper les avantages des riches.

    #structure_sociale
    #classes_sociales
    #groupes_de_statut
    #Weber

  • Domination, exploitation : une mise au point | Erik Olin Wright

    http://www.contretemps.eu/interventions/comprendre-classe-vers-approche-analytique-intégrée

    La « domination » et, particulièrement, l’ « exploitation » seraient des termes litigieux car ils induiraient un jugement moral, plutôt qu’une description neutre. De nombreux sociologues essaient ainsi d’éviter ces termes en raison de leur contenu normatif. Je considère au contraire qu’ils sont importants et identifient précisément certaines questions centrales pour la compréhension de la classe. La « domination » renvoie à la capacité de contrôle des activités effectuées par d’autres ; l’ « exploitation » concerne l’acquisition de bénéfices économiques à partir du travail de ceux qui sont dominés. Toute exploitation implique en conséquence une forme de domination, mais à l’inverse toute domination ne suppose pas l’exploitation. (...)
    Considérons le contraste suivant, fondé sur des cas classiques : dans un premier cas, des grands propriétaires terriens s’emparent du contrôle de pâturages communs, en empêchant les paysans d’obtenir un accès à ces terres, et tirent des bénéfices du fait d’avoir un contrôle exclusif sur cette terre pour leur propre usage. Dans un second cas, les mêmes propriétaires terriens, s’étant emparés du contrôle de ces pâturages et ayant exclu les paysans, ramènent ensuite une partie de ces paysans sur cette terre en tant que salariés agricoles. Dans ce second cas, les propriétaires terriens n’obtiennent pas seulement le contrôle de l’accès à la terre (accaparement des opportunités), ils dominent les travailleurs agricoles et exploitent leur travail. Il s’agit là d’une forme de relation d’interdépendance plus forte que dans le cas d’une simple exclusion, dans la mesure où il y a une relation qui s’opère de façon continue, non pas seulement entre les conditions, mais entre les activités des avantagés et des désavantagés. L’exploitation et la domination sont ainsi des formes d’inégalité structurée qui exige la coopération active et continuée entre exploiteurs et exploités, dominants et dominés.

    #structure_sociale
    #domination
    #exploitation
    #Marx
    #Weber

  • Théories de la structure sociale : tentative d’articulation des approches de Marx et Weber | Erik Olin Wright

    http://www.contretemps.eu/interventions/comprendre-classe-vers-approche-analytique-intégrée

    Alors que les sociologues ont généralement eu tendance à fonder leurs recherches sur l’une de ces trois approches de la classe, il n’y a aucune raison de les considérer comme mutuellement exclusives. An contraire, il est possible de combiner leurs apports en considérant chacune d’entre elles comme une manière de mettre en évidence un processus crucial structurant un aspect spécifique de la structure de classe :
    – La tradition marxiste saisit l’exploitation et la domination dans le cadre de la division de classe fondamentale propre à la société capitaliste, entre capitalistes et travailleurs salariés.
    – L’approche wébérienne met au jour l’accaparement des opportunités en tant que mécanisme central différenciant les emplois de « classe moyenne » d’une classe laborieuse plus large, en suscitant des barrières restreignant l’accès aux positions professionnelles les plus désirables. Le problème fondamental ici n’est pas de savoir qui est exclu, mais simplement le fait qu’il y ait des mécanismes d’exclusion qui assurent le maintien des privilèges associés aux positions intermédiaires.
    – L’approche stratificationniste insiste sur le processus à travers lequel les individus sont triés et distribués entre différentes positions de la structure de classe ou complètement marginalisés. Là où l’analyse de l’accaparement des opportunités attire l’attention sur les mécanismes d’exclusion associés aux emplois de « classe moyenne », l’approche stratificationniste permet de mettre au jour les propriétés individuelles qui expliquent pourquoi certaines personnes ont accès à ces emplois, et quels sont les exclus des emplois salariés stables.
    Ces trois processus sont à l’œuvre dans toutes les sociétés capitalistes. Les différences entre les structures de classe propres à chaque pays sont le produit du mode variable d’interaction entre ces trois mécanismes.

    #structure_sociale
    #Marx
    #Weber