person:firas tlass

  • Financement du terrorisme : le jeu de dupes des dirigeants de Lafarge

    http://www.lemonde.fr/societe/article/2018/01/04/financement-du-terrorisme-le-jeu-de-dupe-des-dirigeants-de-lafarge_5237348_3

    Les responsables se rejettent la faute des agissements du groupe en Syrie. L’enquête se concentre sur le contenu des réunions qui se sont tenues au siège du cimentier à Paris.

    Qui sont les responsables du naufrage moral du groupe Lafarge en Syrie ? L’information judiciaire pour « financement du terrorisme », ouverte contre le cimentier en juin 2017, a établi deux faits : sa filiale syrienne Lafarge Cement Syria (LCS) a monnayé auprès de groupes terroristes la sécurité de son usine de Jalabiya, dans le nord du pays, et elle s’est approvisionnée en matières premières sur des zones contrôlées par l’organisation Etat islamique (EI) et le Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaida.

    Ces deux infractions étant documentées, les juges d’instruction cherchent désormais à en établir les responsabilités individuelles et collectives. Six personnes ont d’ores et déjà été mises en examen début décembre 2017 : les deux anciens directeurs de LCS (Bruno Pescheux et Frédéric Jolibois), ainsi que quatre responsables du groupe à Paris (Bruno Lafont, ex-PDG de Lafarge, Christian Herrault, ancien directeur général adjoint opérationnel, Eric Olsen, ex-DRH, et Jean-Claude Veillard, l’ancien directeur sûreté).

    Au fil de leurs interrogatoires, les magistrats s’évertuent à remonter la chaîne décisionnelle pour comprendre si la société Lafarge SA – qui appartient au groupe LafargeHolcim depuis la fusion avec le groupe suisse en 2015 – peut être mise en examen en tant que personne morale. Selon les auditions dont Le Monde a pris connaissance, leur tâche s’apparente à un immense jeu de poupées russes, chaque dirigeant se défaussant sur l’étage hiérarchique inférieur ou supérieur. Une dilution des responsabilités vertigineuse de la part d’une multinationale opérant dans un pays en guerre.

    Le jeu de dupes commence au sommet de la pyramide, en Suisse, où le siège de LafargeHolcim dénonce à longueur de communiqués les « erreurs » commises par la « direction locale » de la filiale syrienne. L’ancien directeur de ladite filiale, Bruno Pescheux, affirme pourtant à la justice avoir agi avec l’aval de son responsable à Paris, Christian Herrault. Ce dernier, chargé de faire le lien entre la Syrie et la direction de Lafarge, est catégorique : il a constamment tenu informé le PDG du groupe, Bruno Lafont. Ce dernier assure pour sa part qu’il n’en est rien et qu’on ne lui « a pas tout dit ».

    Les procès-verbaux du comité de sûreté

    Qui savait, qui a validé et qui a laissé faire ? Afin de tenter d’y voir plus clair, la justice s’intéresse de près au contenu des réunions qui se sont tenues au siège du cimentier à Paris entre 2012 et 2014. Selon les documents consultés par Le Monde, la situation de l’usine était régulièrement évoquée lors des réunions mensuelles du comité de sûreté, auxquelles participaient plusieurs cadres de Lafarge : Christian Herrault, Jean-Claude Veillard, Eric Olsen et Biyong Chungunco, la directrice juridique du groupe. Si le PDG Bruno Lafont n’y participait pas physiquement, les procès-verbaux lui étaient généralement remis en mains propres.

    Or, dès la fin de l’année 2013, les difficultés rencontrées par l’usine pour continuer à opérer en Syrie alors que des groupes armés contrôlaient les axes routiers autour du site ont été clairement examinées. Le procès-verbal de la réunion du comité de sûreté de septembre 2013 en a gardé la trace : « Il devient de plus en plus difficile d’opérer sans être amené à négocier directement ou indirectement avec ces réseaux classés terroristes par les organisations internationales et les Etats-Unis », à savoir l’EI et Al-Nosra. Le risque est identifié, mais décision est prise de rester.

    Le mois suivant, la situation a évolué. Le procès-verbal de la réunion d’octobre 2013 précise que « grâce à des négociations menées avec les différents intervenants », les routes logistiques ont été rouvertes et les employés ont pu reprendre le chemin de l’usine. Ni l’EI ni Al-Nosra ne sont explicitement mentionnés dans ce document. L’enquête interne confiée par LafargeHolcim au cabinet américain Baker McKenzie après l’éclatement du scandale, à l’été 2016, reconnaît qu’il est impossible, sur la foi de ce seul procès-verbal, d’affirmer que ces deux groupes figuraient parmi les « intervenants » rétribués, à côté de l’Armée syrienne libre (ASL) et des Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD).

    « Intervenants » rétribués

    Trois éléments du dossier semblent pourtant aller dans ce sens. Tout d’abord, c’est précisément en octobre 2013 que des « négociations ont apparemment été menées » par un intermédiaire syrien de LCS, Firas Tlass, « avec au moins certains groupes précisés dans les procès-verbaux » du comité de sûreté, parmi lesquels figuraient « l’El et Al-Nosra », souligne l’enquête interne. Ensuite, M. Pescheux, l’ancien directeur de LCS, a lui-même reconnu devant les juges que l’EI était apparu dans la liste des groupes payés par Firas Tlass à cette période, en novembre 2013.

    Enfin, un document semble indiquer que les échanges verbaux du comité de sûreté étaient bien plus explicites que leurs comptes rendus officiels ne le laissent paraître. Dans un courriel adressé en septembre 2014 à Frédéric Jolibois, successeur de M. Pescheux à la tête de LCS, Jean-Claude Veillard se dit ainsi surpris que la directrice juridique, Biyong Chungunco, prétende ne pas être au courant des relations « indirectes » entre LCS et l’El. Il écrit : « Je lui ai gentiment fait remarquer qu’elle fait partie du comité de sûreté et que je parle de ces sujets depuis presque trois ans… Depuis trois ans, nous gérons tout cela en comité très restreint. »

    Que savait le PDG, Bruno Lafont ?

    Si les négociations engagées avec des groupes terroristes ont été explicitement évoquées lors de ces deux réunions de l’automne 2013, est-il envisageable que le PDG n’en ait pas été informé ? Bruno Lafont assure que oui : « Je ne faisais pas le boulot de mes collaborateurs, et je ne lisais pas forcément les procès-verbaux », a-t-il assuré aux enquêteurs fin janvier.

    Sur ce point, le PDG est démenti par les faits : il a en effet commenté dans un courriel certains éléments du procès-verbal du comité de sûreté de septembre 2013, ce qui tend à indiquer qu’il l’avait bien lu.

    Christian Herrault est par ailleurs catégorique : il affirme avoir informé son PDG dès septembre-octobre 2013 que Lafarge finançait des groupes terroristes comme Al-Nosra et l’EI. Entendu de nouveau début décembre 2017 par les juges en vue de sa mise en examen, Bruno Lafont n’en démord pourtant pas : « Il y a beaucoup de choses que je n’ai pas sues, qui m’ont peut-être été cachées, et cela me conduit à penser que l’on ne m’a pas tout dit. »

    Un « accord » évoqué devant le comité exécutif

    Huit mois après la réunion du comité de sûreté d’octobre 2013, la situation s’est encore dégradée autour de l’usine. Le 10 juillet 2014, Christian Herrault informe Bruno Lafont par courriel de l’arrêt du site, le temps de trouver un accord « clair » avec l’El et le PYD. A cette même date, Firas Tlass envoie un autre courriel à Bruno Pescheux, Christian Herrault et Jean-Claude Veillard, les informant qu’il a engagé des négociations avec les représentants de l’El à Dubaï pour parvenir à un « accord durable ».

    L’enquête interne a établi, à partir d’échanges de courriels, que ce sont Frédéric Jolibois, Christian Herrault et Jean-Claude Veillard qui ont donné des instructions à Firas Tlass sur la manière de conduire ces négociations. Ces échanges se sont prolongés après le 15 août 2014, date d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies (ONU) condamnant l’EI et toute entité finançant cette organisation « directement ou indirectement ».

    Ces négociations ont pourtant été de nouveau évoquées lors d’une réunion du comité exécutif, le 27 août 2014, soit deux semaines après la résolution de l’ONU. Selon des notes non officielles prises lors de cette réunion, Christian Herrault aurait même anticipé une amélioration des ventes grâce à l’« accord avec les Kurdes et Daech » (l’acronyme arabe de l’EI). Toujours selon ces notes, Bruno Lafont aurait alors souligné l’importance de s’assurer que « ce que nous faisons soit sans risque (également au regard de la loi américaine) ». Aucune trace de ces discussions n’apparaît dans les procès-verbaux officiels du comité exécutif.

    Là encore, aucun responsable de Lafarge ne se souvenait de la teneur de cette réunion lorsqu’ils ont été entendus dans le cadre de l’enquête interne il y a un an. Devant les juges, début décembre 2017, ils ont nuancé leurs dénégations, tout en continuant de minimiser leur rôle. Si Bruno Lafont reconnaît que « Christian Herrault a fait l’annonce d’un accord avec Daech » ce 27 août 2014, il affirme avoir dit que « cet accord n’était pas une bonne idée ». Quant à Eric Olsen, il assure qu’« aucun des participants de cette réunion n’a compris la teneur de cet échange » entre M. Lafont et M. Herrault.

    Le rôle du Quai d’Orsay en question

    Le syndrome des poupées russes qui contamine ce dossier dépasse le cadre de l’organigramme de Lafarge. Lors de sa première audition par les douanes judiciaires, début 2017, Christian Herrault avait ainsi assuré que la décision du groupe de se maintenir en Syrie fin 2012 malgré le départ de toutes les entreprises françaises, dont Total ou Air liquide, avait reçu le soutien de la diplomatie française. « Tous les six mois, on allait voir le Quai d’Orsay, qui nous poussait à rester (…). C’est quand même le plus gros investissement français en Syrie, et c’est le drapeau français », avait-il déclaré.

    Entendu récemment par les juges d’instruction, Eric Chevallier, ambassadeur de France à Damas entre 2009 et mars 2012, date de la fermeture de la représentation diplomatique, a vigoureusement démenti ces allégations : « Je l’affirme catégoriquement, je n’ai jamais demandé à Lafarge de rester en Syrie. Je l’affirme solennellement, je n’ai jamais laissé entendre ceci (…). Leur demander ou les inciter à rester était contraire aux consignes, je ne leur aurais jamais dit ça. Vous savez, je sais ce que c’est que cette boucherie (…). C’est une vraie boucherie, une vraie guerre, d’une violence inouïe. Dès 2011, j’avais pressenti cette violence, une des pires du XXIe siècle (…). Je l’avais signalé dès le début. »

    Confronté par les magistrats à cette vive réaction du diplomate, Christian Herrault, l’ancien directeur général adjoint opérationnel du cimentier, a simplement répondu : « Il y en a manifestement un de nous deux qui ment. »

  • France / Syrie / Lafarge : Arrestation de Firas Tlass aux Émirats Arabes Unis
    http://www.renenaba.com/france-syrie-lafarge-arrestation-de-firas-tlass-aux-emirats-arabes-unis

    L’arrestation de Firas Tlass apparaît rétrospectivement comme un dommage collatéral de la guerre médiatique que se livrent 3 pétromonarchies contre le Qatar, en ce que la révélation de son lieu d’arrestation, les Émirats Arabes Unis, viserait à contrario à désigner Abou Dhabi comme un complice du financement du terrorisme international et à dédouaner en conséquence le Qatar de cette accusation.

    […]

    Officiellement son interpellation a été présentée comme étant liée à des problèmes concernant son passeport syrien à des questions financières : Lafarge Syrie, dont Firas Tlass était membre de son conseil d’administration, lui versait près de 100.000 dollars par mois en vue d’assurer la protection du site et de ses employés, dont l’homme d’affaires syrien en reversait le quart, soit 20.000 dollars, au groupement terroriste Daech.

    Détail savoureux, c’est le même Firas Tlass qui servait à expliquer (oui, encore en janvier dernier) que c’était Bachar Assad qui « sponsorise des jihadistes » : Quand Bachar al-Assad "favorisait l’idée du jihad en Syrie" pour faire revenir l’Occident vers lui
    http://www.huffingtonpost.fr/2017/01/22/quand-bachar-al-assad-favorisait-lidee-du-jihad-en-syrie-pour_a_21659

    Dans ce reportage, le réalisateur donne la parole à Firas Tlass, ex-proche du dictateur syrien, et aujourd’hui en exil. Ce dernier rappelle une chose utile : c’est Bachar al-Assad qui a favorisé l’émergence des jihadistes en Syrie pour ensuite, s’ériger en rempart contre le péril islamiste qui tétanise les occidentaux. Mieux, il explique comment le dictateur syrien sponsorise des jihadistes depuis 2003.

    (M’enfin avec la Syrie, ça fait bien longtemps qu’on a passé toutes les bornes du n’importe quoi…)

  • Les dessous du pacte de Lafarge avec l’EI en Syrie - L’Orient-Le Jour
    https://www.lorientlejour.com/article/1076681/les-dessous-du-pacte-de-lafarge-avec-lei-en-syrie.html

    Octobre 2010 : Lafarge commence à faire tourner son usine de Jalabiya (nord), pour laquelle il a déboursé 680 millions de dollars. Mais six mois plus tard les premiers troubles éclatent. Rapidement, l’Union européenne adopte un embargo sur les armes et le pétrole syrien et l’ONU déclare le pays en état de guerre civile. A partir de 2013, la production de la cimenterie s’effondre et l’EI devient incontournable dans la région. Mais contrairement au pétrolier Total ou à d’autres multinationales, le cimentier décide de rester.

    « Pour moi, les choses étaient sous contrôle. Si rien ne me remontait, c’est que rien de matériel ne se produisait », a assuré en janvier, selon une source proche du dossier, l’ex-PDG du groupe, Bruno Lafont, aux enquêteurs des douanes judiciaires.

    D’autres ex-responsables ont avancé un argument différent pour justifier le maintien de l’activité : conserver un avantage stratégique afin d’être en première ligne pour participer à la reconstruction de la Syrie une fois la guerre terminée. Cette volonté de rester aurait reçu l’aval des autorités françaises. « Le quai d’Orsay nous dit qu’il faut tenir, que ça va se régler (...) On allait voir, tous les six mois, l’ambassadeur de France pour la Syrie et personne ne nous a dit : +Maintenant il faut que vous partiez+ », a relevé Christian Herrault, ex-directeur général adjoint opérationnel.

    « 100.000 dollars par mois »
    Se maintenir dans le pays a un prix : LCS monnaye la sécurité de ses employés en versant « de 80.000 à 100.000 dollars » par mois à un intermédiaire, Firas Tlass, ex-actionnaire minoritaire de l’usine, qui ventile ensuite les fonds entre différentes factions armées, a relaté Bruno Pescheux, directeur de la cimenterie de 2008 à 2014. Cela représentait pour l’EI « de l’ordre de 20.000 dollars » par mois, a-t-il précisé.

    Firas Tlass, fils d’un hirérarque du régime, était une des plus belles prises des révolutionnaires syriens ! "One of Syria’s richest men to help fund a rebel army
    The Syrian regime’s richest opponent, the business magnate Firas Tlass has pledged his fortune to the « revolution », promising to fund rebel groups, humanitarian aid and an organisation to deal with the chaos after President Assad has gone. " http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middleeast/syria/9571297/One-of-Syrias-richest-men-to-help-fund-a-rebel-army.html

    Merci tout de même aux #insoumis d’avoir fait du bruit autour de l’affaire...

  • Ce que révèle l’enquête judiciaire sur les agissements du cimentier Lafarge en Syrie

    http://www.lemonde.fr/international/article/2017/09/20/ce-que-revele-l-enquete-judiciaire-sur-les-agissements-du-cimentier-lafarge-

    « Le Monde » a eu accès à l’enquête sur les activités de Lafarge qui tentait de préserver sa cimenterie en Syrie pendant la guerre civile. Des responsables ont reconnu le versement de sommes à l’EI.

    Une date suffit à condenser le parfum de soufre qui émane de ce dossier. Le 29 juin 2014, l’organisation Etat islamique (EI) proclame l’instauration du « califat » : un immense territoire à cheval entre l’Irak et la Syrie bascule « officiellement » sous le joug de l’organisation terroriste. Le même jour, à Rakka (Syrie), un cadre d’une usine du cimentier français Lafarge, située dans le nord du pays, informe par mail ses supérieurs qu’il a pris rendez-vous avec un « responsable de l’Etat islamique » pour négocier la sécurité des employés du site.

    Ce rendez-vous surréaliste marque le point culminant d’un engrenage commencé trois ans plus tôt. Depuis son implantation en Syrie, fin 2010, Lafarge n’a qu’une obsession : maintenir coûte que coûte l’activité de son usine de Jalabiya, à 87 kilomètres de Rakka, quitte à financer indirectement des organisations terroristes. Une aventure industrielle hasardeuse qui se conclura de façon dramatique, le 19 septembre 2014, par la prise de la cimenterie par les troupes de l’EI.

    Après la révélation de ce scandale par Le Monde, en juin 2016, le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire, en octobre 2016, faisant suite à une plainte du ministère des finances pour « relations financières illicites entre la France et la Syrie ». Dans cette enquête confiée aux douanes judiciaires, que Le Monde et Le Canard enchaîné ont pu consulter, les neuf principaux responsables de Lafarge – fusionné en 2015 avec le suisse Holcim – et de sa filiale Lafarge Cement Syria (LCS) ont été entendus.

    Leurs auditions décrivent de l’intérieur les mécanismes qui ont entraîné l’entreprise dans ce naufrage judiciaire et moral. Elles racontent, mois par mois, l’entêtement d’un groupe aveuglé par une obsession : ne pas abandonner la cimenterie LCS, promise à l’appétit destructeur des belligérants, afin de conserver un avantage stratégique dans la perspective de la reconstruction du pays.

    Cette enquête révèle deux faits majeurs. Tout d’abord, la décision du leader mondial des matériaux de construction de rester en Syrie a reçu l’aval des autorités françaises, avec lesquelles le groupe était en relation régulière entre 2011 et 2014. Ensuite, les responsables de l’usine ont omis de préciser aux diplomates le prix de leur acharnement : plusieurs centaines de milliers d’euros versés à divers groupes armés, dont 5 millions de livres syriennes (20 000 euros) par mois à l’EI.

    La conclusion des douanes est sans appel : Lafarge a « indirectement » financé des groupes « terroristes », par le truchement d’un intermédiaire, produisant au besoin « de fausses pièces comptables ». Et si seuls trois responsables ont avoué avoir eu connaissance de ces pratiques, « il est tout à fait vraisemblable que d’autres protagonistes aient couvert ces agissements », dont l’ex-PDG du groupe, Bruno Lafont, le « directeur sûreté », Jean-Claude Veillard, et « certains actionnaires ».

    Aucun de ces responsables n’a été amené à s’expliquer devant un tribunal à l’issue de cette enquête. Mais les investigations suivent leur cours. Une information judiciaire, ouverte le 9 juin 2017 pour « financement du terrorisme » et « mise en danger d’autrui » après une plainte déposée par l’ONG Sherpa, a été élargie, le 23 juin, aux faits visés par le travail des douanes.

    2008-2010 : le pari de Lafarge en Syrie

    L’engrenage qui a conduit Lafarge à se compromettre dans le conflit syrien débute à la fin des années 2000. En 2008, le cimentier, qui vient de racheter la société égyptienne Orascom afin de renforcer son implantation dans la région, valide la construction d’une usine dans le nord de la Syrie, près de la frontière turque. Deux ans plus tard, la cimenterie LCS sort de terre. L’investissement s’élève à 680 millions de dollars, l’amortissement est prévu sur vingt ans. Mais l’histoire va quelque peu bousculer ces prévisions comptables.

    Mars 2011 : le début des troubles

    L’usine vient à peine de commencer sa production de ciment quand d’importantes manifestations embrasent le sud du pays et se propagent rapidement aux principales agglomérations. En relation avec les autorités françaises, les responsables du groupe décident de rester.

    « On est informés, forcément. On avait vu ce qui s’était passé pour les “printemps arabes”, mais on était dans l’incapacité totale d’anticiper et de prévoir », explique l’ancien PDG de Lafarge Bruno Lafont, devant les enquêteurs des douanes judiciaires. « L’usine est au nord, près de la frontière turque, très isolée. Au début, et pendant toute l’année 2011, il ne se passe absolument rien », tempère Bruno Pescheux, PDG de LCS jusqu’en juin 2014.

    Tout au long de son aventure syrienne, Lafarge est resté en contact permanent avec l’ambassade de France à Damas – qui sera fermée par Nicolas Sarkozy en mars 2012 –, puis avec l’ambassade de France en Jordanie. Jean-Claude Veillard, un ancien fusilier marin dans les forces spéciales et les commandos, est également en relation avec la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

    « Jean-Claude avait de bons contacts avec les services, notamment la DGSE », explique Eric Olsen, ancien DRH, puis directeur général de Lafarge. Il « me tenait informé des mouvements des Kurdes et de l’Armée syrienne libre, poursuit-il. Je comptais sur l’expertise et la protection de l’Etat français pour nous tenir au courant ».

    Chaque mois, au siège de Lafarge à Paris, un comité de sûreté réunissant les opérationnels, le département juridique, l’assurance, le directeur du siège et les ressources humaines fait le point sur les pays où le groupe est implanté, dont la Syrie.

    Mai 2011 : les premières sanctions

    Le 9 mai 2011, le Conseil de l’Union européenne (UE) adopte un embargo sur les armes et le pétrole syriens. Celui-ci sera étendu le 18 janvier 2012 pour un ensemble élargi de matériaux, notamment certains ciments. A cette époque, Lafarge, dont le marché est local, ne s’estime pas concerné par les sanctions. « D’après ce que j’avais compris, explique Bruno Pescheux, il s’agissait essentiellement de prohibition d’exportations depuis la Syrie vers l’UE. Or, nous étions dans l’autre sens, on importait. »

    Décembre 2011 : Total quitte la Syrie

    Le 1er décembre, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme déclare la Syrie en état de guerre civile. Quatre jours plus tard, le pétrolier Total annonce son départ du pays. Dans les mois qui suivent, Air liquide et les fromageries Bel plient bagages à leur tour. Fin 2012, Lafarge est le dernier groupe français présent en Syrie.

    « Pourquoi Lafarge reste en Syrie ?, demandent les enquêteurs aux responsables du cimentier.

    – On pouvait toujours fonctionner en sécurité et en conformité. Donc on a continué, répond laconiquement Bruno Lafont.

    – Mais en janvier 2012, la situation dégénérait…, intervient l’enquêteur.

    – Ce n’est pas ce que disait le Quai d’Orsay, insiste Christian Herrault, ancien directeur général adjoint opérationnel du groupe. Le Quai d’Orsay dit qu’il faut tenir, que ça va se régler. Et il faut voir qu’on ne peut pas faire des allers-retours, on est ancrés et, si on quitte, d’autres viendront à notre place… »

    Juillet 2012 : l’évacuation des expatriés
    A l’été 2012, l’armée du régime perd le contrôle de la frontière turque. A l’ouest, la zone passe sous l’emprise des Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD), à l’est, sous celle de l’Armée syrienne libre et de divers groupes islamistes. La ville de Kobané, à 55 kilomètres de l’usine, est tenue par les Kurdes, tandis que Manbij, à 66 kilomètres, est sous le contrôle des rebelles.

    « Cette nouvelle redistribution des cartes ne vous fait-elle pas craindre pour vos salariés et votre usine ?, s’enquiert l’agent des douanes.

    – Un peu, oui, répond M. Lafont. Mais, là encore, je me fie à ce que mes collaborateurs me disent. »

    Les « collaborateurs » de M. Lafont semblaient pourtant bien au fait des risques encourus par le personnel du site. « On a même interrompu l’usine à l’été 2012, faute de sûreté suffisante », relate M. Pescheux. Le directeur de la cimenterie demande alors aux employés chrétiens et alaouites de ne plus venir travailler, pour raison de sécurité. Les expatriés – une centaine de salariés sur plus de 300 – sont quant à eux exfiltrés du pays en juillet 2012.

    A partir de la fin de l’été, seuls les employés sunnites et kurdes sont autorisés à continuer à travailler sur le site. Afin de limiter les trajets, de plus en plus périlleux, leur patron leur demande de se domicilier à Manbij, ou d’emménager directement dans la cimenterie. M. Pescheux, lui, déménage ses bureaux de Damas au Caire, en Egypte, d’où il dirige l’usine à distance, en toute sécurité.

    Malgré la dégradation de la situation, le directeur de LCS justifie devant les enquêteurs la décision de maintenir l’activité du site avec le personnel local : « L’idée était de préserver l’intégrité de l’usine en la faisant fonctionner, même de manière discontinue. On voulait éviter la cannibalisation de l’usine, qui serait arrivée si elle avait été perçue comme à l’abandon. »

    Davantage que le profit immédiat – la production de ciment a rapidement chuté, passant de 2,3 millions de tonnes en 2011 à 800 000 tonnes en 2013 –, c’est la volonté acharnée d’occuper le site dans la perspective de la reconstruction du pays qui motivera les décisions du groupe. A cette date, personne, au sein de l’entreprise, pas plus qu’au Quai d’Orsay, ne semble anticiper la tragédie dans laquelle la Syrie est en train de sombrer.

    Septembre 2012 : une « économie de racket »

    A la fin de l’été 2012, la situation dégénère. « L’économie de racket a commencé en septembre ou octobre 2012 », se souvient M. Herrault. En septembre, deux responsables du groupe, Jean-Claude Veillard, le directeur de la sûreté, et Jacob Waerness, gestionnaire de risque sur le site de l’usine LCS, se rendent à Gaziantep, en Turquie, pour y rencontrer des milices de l’opposition syrienne.

    « Il était très clair qu’elles étaient indépendantes et ne voulaient pas se coordonner. Et il était très clair qu’elles voulaient taxer ce qui passait par les routes, poursuit M. Herrault. C’était clairement du racket, même si c’était les “bons” qui rackettaient. Tous les six mois, on allait voir le Quai d’Orsay, qui nous poussait à rester.

    – Vous vous souvenez du nom de ces milices ?, demande l’enquêteur.

    – Ah non, elles changent d’allégeance… Ce qui était un peu fou, c’est que toutes ces milices étaient alimentées en armes et argent par le Qatar et l’Arabie saoudite, sous le regard américain, sans aucun discernement. On aime bien mettre des noms sur les choses, mais là-bas rien n’est si simple… »

    A l’issue de la réunion de Gaziantep, LCS missionne un ancien actionnaire minoritaire de l’usine, Firas Tlass, pour monnayer la sécurité de ses employés sur les routes. Entre septembre 2012 et mai 2014, cet homme d’affaires – fils de l’ex-ministre de la défense du président Bachar Al-Assad, ayant fait défection au régime – se voit remettre entre 80 000 et 100 000 dollars par mois pour négocier avec les groupes armés qui tiennent les checkpoints autour de l’usine.

    A cette période, l’Etat islamique en Irak, ancêtre de l’EI, n’a pas encore fait irruption dans la guerre civile syrienne. L’usine est en revanche encerclée par les milices kurdes et des groupes islamistes, dont le Front Al-Nosra. Selon le directeur de l’usine, M. Pescheux, il n’existait pas de liste précise des destinataires des fonds versés par Firas Tlass : « Ceux qui gardaient un checkpoint pouvaient changer d’allégeance », assure-t-il.

    Octobre 2012 : neuf employés kidnappés

    En octobre 2012, neuf employés de l’usine sont pris en otage. Le directeur sûreté de Lafarge, M. Veillard, raconte : « Ces employés alaouites avaient été écartés de l’usine pour leur sécurité confessionnelle. Ils étaient au chômage technique, à Tartous [dans l’ouest de la Syrie]. Ils étaient payés jusqu’au jour où le DRH de l’usine leur a demandé de venir percevoir leur salaire à l’usine. Les neuf employés sont venus en bus, via Rakka, et se sont fait enlever par des Kurdes, puis [ont été] revendus à des milices locales. Lafarge a payé 200 000 euros, en livres syriennes. »

    Avril 2013 : Lafarge, « c’est le drapeau français »

    Début 2013, le pays bascule dans une nouvelle ère. Le 6 mars, Rakka est prise par différents groupes islamistes, dont le Front Al-Nosra, qui prête allégeance à Al-Qaida et tombe donc sous le coup des sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU. Un mois plus tard, le 9 avril, l’Etat islamique en Irak, qui s’est implanté en Syrie, se rebaptise « Etat islamique en Irak et Levant » (EIIL). Le groupe prend le contrôle de Rakka le 13 juin.

    « Comment Lafarge peut-elle conserver une usine dans cette guerre qui devient de plus en plus sale, qui dégénère ? demande un enquêteur aux dirigeants du groupe.

    – C’est là où on se pose la question si on reste ou pas, répond le PDG, Bruno Lafont. On commence à penser qu’on va se replier. On a eu des feedbacks de nos gars. On pouvait visiblement continuer.

    – Ce qu’il faut comprendre, c’est que lorsque cette guerre a commencé, l’usine venait de démarrer, insiste le patron de l’usine, Bruno Pescheux. On pensait que quand tout serait fini, il y aurait au moins une cimenterie qui pourrait fournir du ciment pour reconstruire la Syrie…

    – On allait voir, tous les six mois, l’ambassadeur de France pour la Syrie [à Paris], et personne ne nous a dit : “Maintenant, il faut que vous partiez”, précise Christian Herrault. Le gouvernement français nous incite fortement à rester, c’est quand même le plus gros investissement français en Syrie et c’est le drapeau français. Donc oui, Bruno Lafont dit : “On reste.” »

    Octobre 2013 : « Daech s’inscrit dans le paysage »
    Le 11 octobre 2013, le Conseil européen confirme les sanctions à l’encontre de certaines entités terroristes, dont le Front Al-Nosra, Al-Qaida et l’EIIL. « Pourquoi Lafarge a pris le risque de rester en Syrie, où ces trois organisations sont présentes ? », demande l’enquêteur. La réponse du directeur général adjoint opérationnel est un pur modèle de rationalisation économique :

    « On gérait les risques par cette économie de racket, et il n’y a pas eu de phénomène marquant jusqu’à fin 2013 », explique Christian Herrault, oubliant au passage l’enlèvement de neuf employés alaouites de l’usine un an plus tôt.

    « Quel est ce phénomène marquant ?

    – Daech s’inscrit dans le paysage. Ils affichent la volonté de taxer les routes. Un des chefs se réclamant de Daech convoque Bruno [Pescheux] et Jacob [Waerness] à Rakka (…). C’est Firas [Tlass], ou un de ses hommes, qui y va et voit la situation. Daech vient dans la liste des racketteurs, ça fait 10 % des sommes, dont la moitié était pour les Kurdes.

    – A ce moment-là, que vous dit le Quai d’Orsay ?

    – Pas de changement de leur position. Encore une fois, pas de solution intermédiaire, soit on partait, soit on restait. Le rackettage de Daech, c’était l’équivalent de 500 tonnes… Sachant qu’on a trois silos de 20 000 tonnes… Est-ce qu’on va tout plier pour 500 tonnes ? »

    C’est l’ancien actionnaire minoritaire M. Tlass qui sera chargé de payer les groupes armés en utilisant le cash de l’usine. Pour entrer ces dépenses dans la comptabilité, « on utilisait des notes de frais que je signais “frais de représentation”, explique M. Herrault. Donc là, c’était les notes de Bruno [Pescheux], mais il n’y avait rien dessus, il n’y avait aucun nom de milice. »

    Bruno Pescheux, lui, se souvient avoir vu les noms de Daech et du Front Al-Nosra mentionnés sur des documents :

    « Avez-vous vu le nom de Daech ? demande l’enquêteur.

    – Oui, répond le directeur de l’usine.

    – Avez-vous une idée du montant prévu pour Daech ?

    – De l’ordre de 20 000 dollars par mois. »

    Juin 2014 : un rendez-vous avec l’organisation Etat islamique
    A l’été 2014, l’EIIL contrôle le nord-est de la Syrie et fait une percée vers l’ouest. Le 29 juin, l’organisation proclame le « califat » et se baptise « Etat islamique ». Au sud de l’usine, les combats font rage entre le Front Al-Nosra et l’EI, qui est aux prises avec les Kurdes au nord du site. L’étau se resserre : à 500 mètres de l’usine, un checkpoint marque la sortie de la zone kurde ; à 20 kilomètres, un barrage signale l’entrée de la zone contrôlée par l’EI.

    Ce 29 juin, le nouveau responsable sûreté de l’usine, un ancien des forces spéciales jordaniennes qui a remplacé M. Waerness, envoie un mail au DRH local, avec le directeur de LCS, M. Pescheux, en copie : « Je viens d’arriver de Rakka. Le responsable de l’Etat islamique est toujours là, il est à Mossoul en ce moment. Notre client de Rakka m’a arrangé un rendez-vous avec lui, concernant nos expatriés au Pakistan et en Egypte. Une fois que j’aurai l’autorisation, je vous informerai. »

    « Pourquoi aller voir cette personne de l’El ?, demande l’enquêteur au directeur de l’usine.

    – L’idée était de dire : pour faire fonctionner cette usine, les locaux ont beaucoup de mal. L’idée était de faire revenir des expats pour les épauler, mais il fallait garantir leur sûreté : pas de kidnapping ou de choses comme ça », répond M. Pescheux.

    Juillet 2014 : « La situation autour de l’usine a empiré »
    Début juillet, l’El attaque les Kurdes à Kobané, à 50 kilomètres de la cimenterie. Les combats font plusieurs centaines de morts. Le 8 juillet, le responsable jordanien de la sûreté de l’usine envoie un mail alarmiste à M. Pescheux, qui a été versé au dossier par la plainte de Sherpa :

    « La situation autour de l’usine a empiré après que le camion-suicide a explosé au checkpoint du PYD [parti kurde] hier, à minuit. C’était à 10 kilomètres à l’est de l’usine, les quatre passagers ont été tués. L’Etat islamique a commencé une campagne discrète contre le PYD dans notre région (…). Le PYD a établi de sérieuses mesures de sécurité autour de l’usine, et a demandé la fermeture et l’évacuation de l’usine. »

    « A ce moment-là, on me dit que la situation est de plus en plus difficile. Je sais, à ce moment-là, qu’on va partir », assure Bruno Lafont. Le directeur sûreté du groupe, M. Veillard, est moins alarmiste : « Pour moi, l’attentat à 10 kilomètres n’existe pas. Il n’y a rien autour de l’usine. Le premier village doit être à 30 kilomètres. Maintenant, c’est peut-être un type qui s’est fait sauter. En aucun cas, il n’y avait un risque pour les employés et l’usine. »

    Le 17 juillet, un responsable de l’usine envoie pourtant un nouveau mail sans équivoque au PDG de LCS : « Notre personnel à l’usine est très perturbé et inquiet. Ils se sentent comme des prisonniers au sein de l’usine (…). L’EI est en train de s’emparer du contrôle de l’entrée de l’usine et n’autorise personne à entrer ou sortir (…). Nous ne sommes pas capables de rassurer nos employés (…). Nous avons besoin de votre aide pour régler cette question avec nos voisins. »

    27 juillet 2014 : l’usine interrompt sa production

    A la fin du mois de juillet 2014, la dégradation de la situation militaire contraint la cimenterie à interrompre son activité. Malgré les injonctions du chef militaire kurde d’évacuer les lieux, LCS reprendra pourtant la production cinq semaines plus tard.

    15 août 2014 : « J’ai fait la recommandation de fermer l’usine »

    Le 15 août 2014, une résolution de l’ONU interdit toute relation financière avec les groupes terroristes présents en Syrie, pouvant être « considérée comme un appui financier à des organisations terroristes ». « Que s’est-il passé chez Lafarge à ce moment-là ? », s’enquiert un enquêteur des douanes.

    « Frédéric [Jolibois, qui a remplacé Bruno Pescheux à la tête de LCS] envoie un mail au service juridique pour la conduite à tenir. Il faut voir que Daech n’avait alors rien fait en dehors de la Syrie, il n’y avait pas eu Charlie, le Bataclan… C’était alors une affaire syrienne, relativise M. Herrault. Je précise au service juridique que Daech, vers le 16 août, est bel et bien une organisation terroriste. Ce que je sais, c’est que rien n’a été payé après le 15 août. »

    La directrice juridique de Lafarge est consultée. Elle explique aux douaniers : « J’ai été informée sur deux points (…). Le deuxième était : l’Etat islamique demande des taxes aux transporteurs. Peut-on traiter avec ces transporteurs ? C’était en août 2014. L’avis juridique a été rendu début septembre 2014 et était très clair : oui, il y a un risque juridique. J’ai fait la recommandation de fermer l’usine. »

    1er septembre 2014 : le laissez-passer de l’EI

    Malgré l’avis de la direction juridique, l’usine se prépare à reprendre ses activités. Un laissez-passer pour ses clients et transporteurs, daté du 1er septembre 2014 et tamponné par le gouverneur de l’El à Alep, a été versé au dossier. Son contenu laisse entendre que l’usine a passé un « accord » avec l’EI : « Au nom d’Allah le miséricordieux, les moudjahidine sont priés de laisser passer aux barrages ce véhicule transportant du ciment de l’usine Lafarge, après accord avec l’entreprise pour le commerce de cette matière. »

    9 septembre 2014 : reprise de l’activité

    Passant outre les injonctions du commandant kurde, l’usine reprend sa production le 9 septembre. Le lendemain, son nouveau directeur, M. Jolibois, se rend à l’ambassade de France en Jordanie. Selon le compte rendu qu’a fait l’ambassade de cet entretien, il réaffirme la volonté du groupe de se maintenir en Syrie pour « préserver ses actifs et ses activités futures ».

    Le directeur de LCS assure aux autorités françaises que Lafarge « ne verse rien au PYD ou à l’Etat islamique ». Il reconnaît seulement que les « transporteurs locaux » doivent obtenir des laissez-passer « sans impliquer l’usine ou Lafarge », ce qui semble contredit par l’exemplaire daté du 1er septembre qui a été retrouvé. Le compte rendu de l’ambassade conclut : « Jolibois ne semblait pas particulièrement inquiet des conséquences, pour la sécurité de l’usine et de son personnel, de la présence de l’Etat islamique à quelques kilomètres d’Aïn-Al-Arab [nom arabe de Kobané]. »

    « Nous sommes à cinq jours d’une attaque décisive de l’El dans la région. Comment pourrait-on caractériser ces déclarations : un manque de lucidité, la cupidité ou business as usual ?, s’enquiert l’agent des douanes.

    – Je ne suis pas au courant, élude le PDG, M. Lafont. Je pense qu’il faut poser la question à M. Jolibois. Je ne sais pas de quoi il était au courant. »

    Dans leur rapport de synthèse, les douanes s’étonnent des réponses systématiquement évasives du PDG de Lafarge : « Bruno Lafont disait tout ignorer des pratiques de son personnel en Syrie (…). Il serait tout à fait étonnant que M. Lafont n’ait pas demandé à son équipe de direction d’avoir un point précis de la situation d’une cimenterie dans un pays en guerre depuis plusieurs années. »

    Le jour de l’entretien de M. Jolibois à l’ambassade de France en Jordanie, ce dernier a en effet envoyé un mail à plusieurs responsables du groupe, à Paris, évoquant un plan d’évacuation de l’usine : « La semaine prochaine, Ahmad [le directeur sûreté de l’usine] partagera notre plan d’évacuation avec le département de sécurité de Lafarge, et il devrait être en mesure de nous envoyer la version à jour d’ici deux semaines. » L’usine sera attaquée dix jours plus tard…

    19 septembre 2014 : l’attaque de l’usine

    Le 18 septembre, un employé de l’usine est informé d’une attaque imminente de l’EI et en fait part à son patron. Le directeur de l’usine envoie par mail ses dernières consignes de sécurité. Il suggère de « préparer des matelas, de la nourriture, de l’eau, du sucre, dans les tunnels techniques de l’usine ». « Si les affrontements arrivent à l’usine, déplacer les équipes dans les tunnels et attendre », précise-t-il.

    Quelques heures plus tard, les troupes de l’EI sont aux portes de l’usine. La plupart des employés sont évacués en catastrophe par bus vers Manbij. Mais le plan d’évacuation est défaillant. Les bus ne reviennent pas à l’usine. Une trentaine d’employés bloqués sur place doivent s’enfuir par leurs propres moyens, entassés dans deux véhicules abandonnés sur le site. L’usine sera prise d’assaut dans la nuit.

    Quatre employés de Lafarge sont arrêtés par l’EI pendant l’évacuation, et retenus en otage une dizaine de jours. Parmi eux, deux chrétiens arrêtés dans un des bus affrétés par Lafarge sont contraints de se convertir à l’islam avant d’être relâchés.

    Le 21 septembre, un employé en colère écrit un mail au directeur de la cimenterie : « Nous vous demandons fermement de commencer une enquête afin de vérifier les faits suivants (…). Après plus de deux ans de réunions quotidiennes portant sur la sécurité, qui est responsable de l’absence de plan d’évacuation de l’usine de notre équipe, et qui a abandonné plus de trente de nos braves employés une heure avant l’attaque de l’El et l’explosion du réservoir de pétrole ? »

    Quelques jours plus tard, M. Jolibois se félicitera pourtant, dans un mail envoyé au groupe, du succès de l’évacuation : « Malgré la complexité de la situation et l’extrême urgence à laquelle nous avons été confrontés, nous avons réussi à sortir nos employés de l’usine sains et saufs. Les choses ne se sont probablement pas déroulées telles que nous les avions planifiées ; néanmoins, nous avons atteint le but principal. Lafarge Cement Syria n’est pas morte. Je suis convaincu que nous gagnerons la dernière bataille. »

  • Comment Lafarge a exposé ses employés aux rapts en Syrie

    http://www.lemonde.fr/syrie/article/2016/11/14/comment-lafarge-a-expose-ses-employes-aux-rapts-en-syrie_5030751_1618247.htm

    Le cimentier français a maintenu sa cimenterie en fonctionnement jusqu’en septembre 2014. Les salariés rétifs faisaient l’objet de menaces, voire de licenciements.

    En continuant de fonctionner jusqu’à septembre 2014 en Syrie, malgré les risques dus à la guerre civile, le groupe Lafarge a-t-il mis en danger ses employés ? Interrogée à propos de l’enquête publiée dans Le Monde (daté 13-14 novembre), une porte-parole du cimentier franco-suisse assure que « la direction de Lafarge était préoccupée avant tout par la sécurité de ses employés ».

    Toutefois, une autre réalité ressort des témoignages que Le Monde a pu recueillir. Malgré les efforts de Lafarge en Syrie pour sécuriser les routes autour de l’usine en multipliant les contacts avec les groupes armés, les employés de Lafarge Cement Syria (LCS) ont été les premiers exposés aux dangers de la guerre. D’après notre enquête, c’est après le départ de Montasser Al-Maaytah, le directeur jordanien de l’usine, remplacé par Mamdouh Al-Khaled, un Syrien ayant travaillé dans le secteur public avant de devenir responsable des opérations chez Lafarge, que l’ambiance s’est dégradée à l’usine de Jalabiya.

    « Il a fait du très bon travail », insiste Jacob Waerness à propos de Mamdouh Al-Khaled. M. Waerness, que Le Monde a rencontré à Oslo, a été responsable de la sécurité de l’usine de 2011 à 2013. Le ton est différent chez les anciens employés du site. « Le dictateur [comme plusieurs employés appellent Mamdouh Al-Khaled] pilotait l’usine depuis Damas. Il nous appelait, nous hurlait dessus, menaçait de suspendre nos salaires ou de nous licencier en cas d’absence. La direction de Lafarge Syrie laissait faire. Ce qui comptait pour eux était de maintenir la production », raconte un ancien employé. « Nous ne pouvions continuer à faire fonctionner l’usine avec des employés payés à plein-temps qui préféraient rester chez eux par peur des dangers sur la route », justifie Jacob Waerness.

    « Une voiture sans plaques s’est arrêtée »

    « Seule la proximité avec la direction ou un groupe armé pouvait protéger un salarié », ajoute un autre employé. Un tableau d’évaluation des performances du personnel, attribué à Mamdouh Al-Khaled et que Le Monde a pu consulter, montre que la direction prenait en considération la proximité des employés avec les groupes armés. Ainsi note-t-on, à côté du nom d’un employé noté passablement (F), la mention « licencier », suivie de la question : « Impact sur les Kurdes ? » Interrogée, la direction de Lafarge a refusé de commenter des « cas individuels pour des raisons de sécurité des personnes ».

    Nidal Wahbi, l’ancien responsable des ressources humaines, était l’un des rares à s’opposer à cette politique. « La direction m’a sommé de licencier un employé qui refusait de s’installer dans l’usine. Je ne pouvais contraindre les employés à vivre dans des baraquements au milieu du désert et à laisser leur famille derrière eux en pleine guerre », raconte M. Wahbi. Une porte-parole de Lafarge s’inscrit en faux : « Nous avons proposé aux employés de vivre sur le site de l’usine avec leurs familles en leur procurant logement, eau et nourriture. »

    « Cette opposition aux nouvelles méthodes de la direction m’a coûté ma place, explique Nidal Wahbi. On m’a signifié mon licenciement et, peu de temps après, un soir d’août 2012, j’ai été kidnappé. » Nidal Wahbi a décrit, dans un long mail adressé en février 2014 à Bruno Lafont, le PDG du groupe Lafarge, et que Le Monde a consulté, les circonstances de son enlèvement : « C’était la nuit, j’étais devant la maison d’un de mes collègues à Manbij [une soixantaine de kilomètres à l’ouest de l’usine, sur la route d’Alep]. Une voiture sans plaque d’immatriculation s’est arrêtée et quatre hommes armés, le visage masqué, ont sauté de la voiture. Ils m’ont contraint, armes sur ma tempe, à les suivre dans la voiture. (…) J’ai été kidnappé pendant dix jours. Mes ravisseurs menaçaient d’attaquer l’usine (…) si Lafarge ne versait pas 200 000 dollars. »

    « Au cours de ces dix jours, j’ai vécu l’enfer », poursuit-il, avant d’accuser Lafarge d’avoir « joué avec [sa] vie pour protéger les intérêts de l’entreprise ». « Je ne comprenais pas pourquoi les négociations prenaient autant de temps. Quand j’ai été libéré, j’ai appris que Lafarge avait cherché à gagner du temps. Ils ont fait le nécessaire pour protéger l’usine et installer les employés qui vivaient à Manbij dans le camp. (…) Une fois leurs précautions prises, ils ont annoncé à mes ravisseurs qu’ils ne paieraient pas [la rançon]. (…) J’ai dû leur payer 20 000 dollars. (…) Après tout ce que j’ai traversé, Lafarge Syrie refuse de me verser un centime. (…) Je vous demande de l’aide et du soutien. »
    Nidal Wahbi ne recevra aucune réponse à ce courriel envoyé dix-huit mois après sa libération. D’après Jacob Waerness, qui a travaillé sur ce cas, il a court-circuité la négociation en tentant d’obtenir seul sa libération. Une accusation rejetée par M. Wahbi : « Si j’ai négocié seul, c’est parce que Lafarge m’a laissé tomber. »

    D’autres enlèvements ont eu lieu par la suite, notamment celui, « bien plus sérieux » selon Jacob Waerness, de neuf employés. Il relate cet épisode dans son livre de témoignage, Gestionnaire de risques, paru récemment en Norvège. « Le 6 octobre [2012], j’ai reçu un appel disant qu’un groupe d’employés partis de la côte [sous contrôle du régime] n’était pas arrivé à l’usine. Ils étaient neuf à voyager ensemble. » Jacob Waerness explique que le kidnapping est le fruit d’un guet-apens ourdi, selon ses sources à l’intérieur de l’usine, par un employé n’ayant pas apprécié les déclarations de l’un de ses collègues en faveur du régime Assad. « Nous ne l’avons pas licencié, car il aurait pu se plaindre auprès de ses amis rebelles et organiser une attaque contre l’usine », explique M. Waerness.

    « Lafarge avait la réputation de ne pas payer »

    Lors du processus de négociation, long et complexe, Lafarge a eu recours à Firas Tlass, son associé syrien – qui a confirmé l’information au Monde –, et de contacts au sein des rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL). Lafarge Syrie, en accord avec la direction à Paris, déboursera 220 000 euros pour libérer les neuf employés, une somme importante dont Jacob Waerness soupçonne qu’une partie a été détournée par un négociateur.

    « Pourquoi Lafarge a payé une telle rançon aux ravisseurs et ignoré ensuite les autres prises d’otages ? », s’interroge un ancien employé. « Sans doute parce qu’ils venaient de la côte et étaient en majorité alaouites », suppose-t-il, prêtant à Lafarge Syrie une politique sectaire. « Lafarge n’a jamais agi sur la base de discriminations politiques ou religieuses, assure Jacob Waerness. En réalité, nous avions développé une nouvelle stratégie. Lorsqu’un employé était pris en otage, nous faisions mine de nous en moquer. Ainsi, les ravisseurs concluaient que l’entreprise n’était pas prête à payer et se tournaient alors vers les familles pour obtenir une rançon bien moins conséquente. Lafarge avait ainsi la réputation de ne pas payer, ce qui pouvait dissuader de futurs enlèvements. Dans les faits, nous remboursions ensuite la famille, mais de façon secrète », avance-t-il. Interrogée, une porte-parole de LafargeHolcim a refusé de commenter.

    Malgré une telle alerte de sécurité, la décision de fermer l’usine n’a pas été prise. D’autres enlèvements d’employés auront lieu en 2013 et 2014. Ainsi, Abdou Al-Hamadi, kidnappé à Alep en 2013, est porté disparu à ce jour. Sa disparition est, pour nombre d’employés, la conséquence des risques que l’entreprise les obligeait à prendre. « Abdou Al-Hamadi a été enlevé à Alep par des milices du régime alors qu’il retirait de l’argent au distributeur de la banque syrienne Audi, explique un employé. Cela devait arriver ! Pourquoi nous faire prendre tant de risques pour retirer nos salaires ? »

    Pour Jacob Waerness, Lafarge n’avait pas le choix : « Le système bancaire s’était effondré dans les zones rebelles. Il était très difficile de transférer de l’argent à Manbij. Il fallait donc aller en zone sous contrôle du régime pour retirer de l’argent. C’est vrai que c’était risqué pour les employés, mais nous ne pouvions pas amasser de l’argent en espèces dans l’usine. Ça se serait su et elle serait devenue une cible. » La direction de LafargeHolcim assure que le paiement des salaires se faisait à l’usine.

    A l’été 2014, plusieurs mails de la direction de Lafarge révèlent que la situation devient intenable. L’organisation Etat islamique (EI) a attaqué un checkpoint près de l’usine et lancé une « campagne » contre les forces kurdes du PYD, qui contrôlent la région. L’accès aux installations est également compliqué par l’absence d’autorisations de circuler. La direction invite malgré tout les employés à « essayer » de se rendre au travail.

    Dans un mail daté du 17 août 2014, un responsable du site arrêté à un checkpoint de l’EI alerte Mamdouh Al-Khaled : l’EI lui a dit que Lafarge devait traiter avec son responsable à Manbij pour obtenir des autorisations. Tout employé sans autorisation sera arrêté. Dix jours plus tard, Ahmad Jaloudi, gestionnaire des risques pour Lafarge et successeur de Jacob Waerness à partir de fin 2013, relate ses efforts à Frédéric Jolibois, le nouveau PDG de Lafarge Syrie. « L’Etat islamique demande une liste de nos employés… j’ai essayé d’obtenir une autorisation pour quelques jours, mais ils ont refusé », désespère-t-il.
    Ce n’est qu’à partir du 9 septembre 2014 que l’usine, qui fonctionnait a minima, reprend ses activités. Mais le 16 septembre, l’EI lance une offensive sur Kobané, à 50 kilomètres de là vers le nord-ouest, sur la frontière turque. Le 18, deux employés chrétiens de Lafarge, de retour de l’usine, sont pris en otages par les djihadistes. Un cadre accuse la direction, dans un courriel, de les avoir mis en danger. « Qui a forcé nos employés chrétiens à continuer à aller travailler en pleine guerre avec l’EI ? », demande-t-il sur un ton vif. Les otages seront libérés deux semaines plus tard.

    « Les événements nous ont précédés »

    Le 19 septembre 2014, le site est attaqué par l’EI. Contrairement au communiqué publié à l’époque par la direction, l’évacuation ne s’est pas « parfaitement déroulée ». D’après nos sources, la direction n’a pas prévenu les 30 employés présents de l’imminence d’un raid et les bus prévus pour les mettre à l’abri n’étaient pas sur place. Ils ont dû se sauver par leurs propres moyens.

    Interrogée, la direction de LafargeHolcim précise : « A l’été 2014, nous avions décidé de fermer l’usine. Les événements nous ont précédés. La sécurité était assurée par une société privée qui est restée sur place jusqu’à la fin. Les informations dont disposait la direction reposaient sur cette équipe de sécurité. Le plan d’évacuation n’a pas entièrement fonctionné comme prévu, mais tout le monde a pu quitter l’usine sain et sauf. Nous avons pu fournir à chaque famille un logement, de la nourriture et des vêtements dans les quarante-huit heures. Après la fermeture, nous avons payé les salaires, que nous avons revalorisés, jusqu’à décembre 2015. » Cette mesure a concerné 240 employés.
    Maigre consolation pour un ancien employé joint par Le Monde : « Pourquoi Lafarge ne nous a pas évacués ? Même les habitants du village voisin avaient fui la veille. A croire que Lafarge nous utilisait comme boucliers humains. Ils auraient dû fermer l’usine il y a bien longtemps », s’emporte-t-il, encore marqué par le souvenir de cette journée où il a cru mourir.

  • C’est l’histoire d’une dérive, une histoire de « zone grise » comme les guerres en produisent. L’histoire d’une cimenterie en #Syrie, l’une des plus modernes et importantes du Proche-Orient, que sa direction a tenté de faire fonctionner coûte que coûte au milieu d’un pays à feu et à sang, au prix d’arrangements troubles et inavouables avec les groupes armés environnants, dont l’organisation Etat islamique (#EI). C’est, enfin, l’histoire d’une société française, #Lafarge, numéro un mondial du #ciment depuis sa fusion avec le suisse #Holcim et fleuron du #CAC_40, qui a indirectement – et peut-être à son insu – financé les djihadistes de l’EI pendant un peu plus d’un an, entre le printemps 2013 et la fin de l’été 2014.
    La cimenterie de #Jalabiya, dans le nord-est de la Syrie, a été acquise par Lafarge en 2007, lorsque le groupe français rachète l’usine encore en construction à l’égyptien Orascom. L’homme d’affaires syrien Firas Tlass, proche du régime mais aujourd’hui en exil, est le partenaire minoritaire de Lafarge Cement Syria (LCS). L’usine rénovée, dont la capacité annuelle de production est de 2,6 millions de tonnes de ciment par an, entre en activité en 2010. Estimé à 600 millions d’euros, il s’agit du plus important investissement étranger en Syrie hors secteur pétrolier.

    En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/syrie/article/2016/06/21/syrie-les-troubles-arrangements-de-lafarge-avec-l-etat-islamique_4955023_161

  • Syrie : les troubles arrangements de Lafarge avec l’Etat islamique

    http://www.lemonde.fr/syrie/article/2016/06/21/syrie-les-troubles-arrangements-de-lafarge-avec-l-etat-islamique_4955023_161

    C’est l’histoire d’une dérive, une histoire de « zone grise » comme les guerres en produisent. L’histoire d’une cimenterie en Syrie, l’une des plus modernes et importantes du Proche-Orient, que sa direction a tenté de faire fonctionner coûte que coûte au milieu d’un pays à feu et à sang, au prix d’arrangements troubles et inavouables avec les groupes armés environnants, dont l’organisation Etat islamique (EI). C’est, enfin, l’histoire d’une société française, Lafarge, numéro un mondial du ciment depuis sa fusion avec le suisse Holcim et fleuron du CAC 40, qui a indirectement – et peut-être à son insu – financé les djihadistes de l’EI pendant un peu plus d’un an, entre le printemps 2013 et la fin de l’été 2014.

    La cimenterie de Jalabiya, dans le nord-est de la Syrie, a été acquise par Lafarge en 2007, lorsque le groupe français rachète l’usine encore en construction à l’égyptien Orascom. L’homme d’affaires syrien Firas Tlass, proche du régime mais aujourd’hui en exil, est le partenaire minoritaire de Lafarge Cement Syria (LCS). L’usine rénovée, dont la capacité annuelle de production est de 2,6 millions de tonnes de ciment par an, entre en activité en 2010. Estimé à 600 millions d’euros, il s’agit du plus important investissement étranger en Syrie hors secteur pétrolier.

    La Syrie de Bachar Al-Assad se convertit alors au capitalisme, et le marché du ciment, récemment ouvert à la concurrence, est en pleine expansion ; la production nationale ne suffit pas à répondre à la demande intérieure. « Un panneau placé à l’entrée de la cimenterie indiquait que la production quotidienne de clinker [constituant du ciment] était de 7 000 tonnes par jour », se souvient un employé syrien de l’entreprise Lafarge, réfugié en Turquie depuis 2014. « La direction Lafarge en Syrie s’en vantait. Nous produisions bien plus et bien mieux que les autres cimenteries en Syrie », ajoute-t-il.

    Jusqu’en 2013, la production se maintient malgré l’instabilité croissante dans la région due à la guerre civile qui a débuté en 2011. Selon nos sources, la sécurité autour de l’usine est d’abord assurée par l’armée syrienne, puis, à partir de l’été 2012, par le YPG, la branche militaire du Parti kurde de l’union démocratique (PYD, autonomiste). A partir de 2013, la situation se dégrade. La production de l’usine Lafarge ralentit. « De dix mille tonnes de ciment produit par jour, l’usine n’en fabrique plus que six mille en 2013 », se souvient un ancien employé. Mais l’envolée des prix de cette matière très demandée s’envole : le sac de 50 kg, vendu 250 à 300 livres syriennes avant la guerre, se négocie 550 livres…

    La direction était au courant

    A partir du printemps 2013, l’EI (à l’époque surnommé l’Etat islamique en Irak et au Levant) prend progressivement le contrôle des villes et des routes environnant l’usine de Lafarge. Des courriels envoyés par la direction de Lafarge en Syrie, publiés en partie par le site syrien proche de l’opposition Zaman Al-Wasl et que Le Monde a pu consulter, révèlent les arrangements de Lafarge avec le groupe djihadiste pour pouvoir poursuivre la production jusqu’au 19 septembre 2014, date à laquelle l’EI s’empare du site et Lafarge annonce l’arrêt de toute activité.

    Rakka, située à moins de 90 kilomètres de l’usine par la route, tombe aux mains de l’EI en juin 2013. En mars 2014, c’est au tour de Manbij, une ville située à 65 kilomètres à l’est du site et où la plupart des employés de Lafarge sont hébergés. Pendant cette période, Lafarge tente de garantir que les routes soient ouvertes pour ses ouvriers, comme pour sa marchandise, entrante comme sortante.

    Un certain Ahmad Jaloudi est envoyé par Lafarge à Manbij pour obtenir des autorisations de l’EI de laisser passer les employés aux checkpoints. On ne trouve aucune trace d’Ahmad Jaloudi dans l’organigramme de Lafarge Syrie. Il dispose pourtant d’une adresse électronique avec le nom de domaine Lafarge. Un ancien employé explique : « Il est entré illégalement en Syrie par la frontière syrienne avec la Turquie. Il est jordanien de nationalité mais parle l’arabe avec l’accent syrien de Deraa [une ville syrienne à la frontière avec la Jordanie]. Il était gestionnaire de risques pour Lafarge. » « Il se déplaçait sans cesse entre Gaziantep [en Turquie], Rakka, Manbij et l’usine où il dormait comme certains d’entre nous contraints de rester sur place », ajoute l’employé.

    Dans un courriel daté du 28 août 2014, Ahmad Jaloudi relate ses efforts à Frédéric Jolibois, PDG de la filiale de Lafarge en Syrie depuis juin 2014. « L’Etat islamique demande une liste de nos employés… j’ai essayé d’obtenir une autorisation pour quelques jours mais ils ont refusé », regrette-t-il. Il suggère d’organiser une « conférence téléphonique » en urgence avec « Frédéric [Jolibois, basé à Amman], Mamdouh [Al-Khaled, directeur de l’usine, basé à Damas], Hassan [As-Saleh, représentant de Mamdouh Al Khaled dans l’usine] » et lui-même.

    Frédéric Jolibois répond le lendemain et ajoute en copie Jean-Claude Veillard, directeur sûreté du groupe Lafarge à Paris. Les échanges ne révèlent pas quel fut le résultat de cette discussion. Ils permettent cependant de conclure que la direction de Lafarge à Paris était au courant de ces efforts. « Les points sur la sécurité avec Jean-Claude Veillard à Paris étaient quotidiens. Ils se tenaient par conférence téléphonique à 11 heures », confie un employé.

    « Taxes de passage de l’EI »

    Il ne s’agit pas là du seul contact avec l’EI. Deux mois plus tôt, le 29 juin 2014, Ahmad Jaloudi écrit à Mazen Shiekh Awad, directeur des ressources humaines à Lafarge Syrie. Il met en copie Bruno Pescheux, alors PDG de Lafarge Syrie depuis l’ouverture de l’usine en 2010. Ahmad Jaloudi explique qu’il vient juste de revenir de Rakka : « Le haut responsable de l’EI n’est pas encore rentré. Il est pour l’instant à Mossoul [la « capitale » du « califat » de l’EI en Irak depuis juin 2014]. Je le verrai dès son retour. Notre client [il ne précise pas lequel] à Rakka m’a organisé un rendez-vous avec lui. » Le motif de cette tentative de contact avec un haut responsable de l’EI reste obscur.

    « Lafarge continuait d’alimenter le marché syrien du ciment et, pour cela, avait besoin d’acheminer sa production par les routes », explique un ancien employé de Lafarge. D’après une carte qui date du printemps 2014 et dessinée à partir des informations collectées par Ahmad Jaloudi auprès des chauffeurs qui acheminaient le ciment pour Lafarge, les checkpoints alentour étaient à l’époque en majorité contrôlés par l’EI. La carte, que Le Monde a pu consulter, indique les routes empruntées par les camions Lafarge : Jalabiya-Manbij-Alep-Sarakeb et Jalabiya-Tal Abyad-Rakka-Deir ez-Zor-Albou Kamal. Autant de villes tenues entièrement ou partiellement par l’EI.

    Un laissez-passer estampillé du tampon de l’EI et visé par le directeur des finances de la « wilaya » (région) d’Alep, daté du 11 septembre 2014, atteste des accords passés avec l’EI pour permettre la libre circulation des matériaux. Le laissez-passer que le chauffeur de Lafarge devait présenter aux checkpoints de l’EI somme « les frères combattants de laisser passer ce véhicule aux checkpoints [qui transporte] du ciment de l’usine Lafarge après un accord passé avec l’usine pour le commerce de ce matériau ». « Tout document qui n’a pas été tamponné n’est pas valable pour passer les checkpoints », est-il précisé.

    Pourquoi ce laissez-passer a t-il été visé par le directeur des finances de l’EI et non par un responsable militaire ?

    « L’EI pratique des taxes de passage pour les convoyeurs de marchandises. Les revenus sont gérés par Bayt Al-Mal, le “ministère islamique des finances” qui gère les revenus collectés ou distribués dans les différentes wilayas de l’EI », explique Wassim Nasr, journaliste spécialiste des mouvements djihadistes à France 24 et auteur d’Etat islamique, le fait accompli (Plon, 192 p., 12 €).

    « Pas les faire tourner en bourrique »

    Pour fabriquer le ciment, Lafarge avait notamment besoin de se fournir en roches calcaires et en argile. « Les roches calcaires étaient extraites à l’aide d’explosifs dans les carrières à côté de l’usine et acheminées dans des chargeuses jusqu’à la cimenterie pour être concassées, explique un employé. Même pendant la guerre, Lafarge achetait une centaine de camions remplis de roches calcaires par jour. » Selon nos sources, à partir de 2012, l’entreprise égyptienne Silika, qui fournissait la cimenterie en roches calcaires, cesse ses activités. Lafarge se tourne alors vers des entrepreneurs locaux pour s’approvisionner. « Les carrières étaient dans une région contrôlée par les Kurdes. Tous ces entrepreneurs étaient kurdes », explique un ancien employé.

    Pour fabriquer du ciment, des matières actives comme le gypse et la pouzzolane sont mélangées au clinker, résultat du chauffage de la matière crue à 1 450 degrés dans un four rotatif. « Lafarge achetait en moyenne trois camions de pouzzolane et une dizaine de camions de mazout lourd par jour », précise un employé proche de la production.
    « Impossible, sans carburant, de faire chauffer le précalcinateur et le four rotatif à de telles températures. Lafarge n’avait pas d’autres choix que d’acheter du pétrole de l’EI, qui contrôlait alors toutes les sources de production à Rakka et à Deir ez-Zor », ajoute-t-il.
    Quant à la pouzzolane, elle venait d’une carrière située près de Rakka. Même si le propriétaire de la carrière n’est pas un membre de l’organisation djihadiste, il y a toutes les chances que ce dernier soit « taxé » par l’EI, comme c’est le cas de tous les entrepreneurs de la région.

    Un courriel daté du 9 septembre 2014 révèle le fonctionnement de Lafarge pour s’approvisionner en pétrole et en pouzzolane. Un certain Ahmad Jamal écrit dans un anglais approximatif à Frédéric Jolibois, le nouveau PDG de Lafarge Syrie. En copie du courriel, il ajoute la responsable des approvisionnements de Lafarge en Syrie, basée à Damas. « Cela fait plus de deux mois que vous ne nous avez pas versé la somme de 7 655 000 livres syriennes [l’équivalent aujourd’hui de plus de 30 000 euros]. » Ahmad Jamal met en garde Lafarge contre les dangers qu’il encourt à cause de ce retard de paiement. « Essayez s’il vous plaît de comprendre qu’il s’agit de l’argent de fournisseurs qui travaillent avec l’armée islamiste la plus forte sur le terrain. Lafarge ne doit pas les faire tourner en bourrique. »

    Lafarge passait donc par des intermédiaires et des négociants qui commercialisaient le pétrole raffiné par l’EI, contre le paiement d’une licence et le versement de taxes. Beaucoup décrivent Ahmad Jamal comme un profiteur de guerre. Originaire de Rakka, il avait d’étroites relations avec l’EI et différents fournisseurs.
    « Il assurait un approvisionnement continu en pétrole. Lafarge payait au prix fort, mais obtenait ainsi une sécurité relative pour la poursuite de ses activités », raconte un ancien employé.

    « Lafarge a dépassé les limites »

    Dans son courriel du 9 septembre 2014, Ahmad Jamal révèle le schéma de paiement des fournisseurs de l’usine. « Dr Taleb a fait tout son possible pour calmer l’ensemble des parties, les Kurdes y compris, mais Lafarge a dépassé les limites. » Ahmad Jamal demande que le paiement dû par Lafarge soit versé « en euros ou en dollars sur le compte de Dr Taleb au Liban ». Il fait pression pour qu’un échéancier soit respecté : « Pour preuve de bonne foi, nous avons besoin au moins de 24 000 dollars ou 18 000 euros d’ici à la fin de la semaine et la somme totale d’ici à la fin du mois. »

    Amro Taleb, présenté comme « le Dr », est un jeune homme d’affaires syrien canadien de 28 ans, qui présente bien. La faculté de droit de l’université de Harvard, celle où Barack Obama a étudié, l’a même invité à donner une conférence en janvier 2015 sur la « résolution des conflits ». Il se présente comme consultant en gestion de l’environnement pour le gouvernement syrien et pour Lafarge Syrie et propriétaire d’une société d’import-export basée en Turquie, près de la frontière syrienne.

    Selon le contrat signé en avril 2013 entre Bruno Pescheux et Amro Taleb, présenté comme consultant pour Lafarge Cement Syria (LCS) et chef de projet de la société Greenway Ecodevelopment, basée en Inde, Amro Taleb est chargé de représenter Lafarge pour des opérations en lien avec les crédits carbone. « Pourquoi Bruno Pescheux signe-t-il un tel contrat en 2013, alors que la situation sécuritaire est déjà très instable et que les conditions de production sont loin d’être idéales ? Etait-ce vraiment nécessaire à ce moment-là ? », se demande un ancien employé de Lafarge. Selon lui, il s’agissait surtout de dissimuler des transactions financières illicites.

    Dans une interview accordée au Stanford Daily le 12 janvier 2015, Amro Taleb soulignait le « pragmatisme » dont beaucoup de tribus et d’hommes d’affaires syriens savent faire preuve dans leur relation avec l’Etat islamique… Il insistait même sur les « compétences » de certains membres de l’EI dans la gestion des affaires courantes.

    Cet environnement trouble inquiète certains cadres de Lafarge. Ainsi, à la réception du courriel d’Ahmad Jamal, la responsable des approvisionnements avoue à son directeur, Frédéric Jolibois, prendre des risques en communiquant avec ce fournisseur dans l’intérêt de Lafarge : « J’ai reçu ce mail d’Ahmad Jamal. Comme je vous l’ai expliqué auparavant, ce fournisseur nous fournit en carburant et en pouzzolane. » « D’ordinaire, tous les accords et négociations passaient par lui [Ahmad Jamal] et Bruno Pescheux [le précédent directeur] », précise-t-elle à l’attention du nouveau directeur. En réponse, Frédéric Jolibois lui demande, après vérification du dernier ordre d’achat, de procéder au virement. « Plus besoin pour vous d’être en communication avec ce fournisseur. Renvoyez-le vers moi en cas de problèmes. »

    Jeu trouble et dangereux

    Dans les faits, Frédéric Jolibois, qui venait de remplacer Bruno Pescheux, entre-temps muté au Kenya, a hérité d’un système dirigé par trois hommes, qui avaient pris le contrôle de l’usine, aux dires de plusieurs anciens employés : Mamdouh Al-Khaled, avec le titre officieux de « responsable de la production », Amro Taleb, « coordinateur financier », et Ahmad Jamal, « fournisseur principal ». Selon plusieurs témoignages, les trois hommes agissaient de concert, quitte à ne pas forcément tenir au courant la direction française de leurs arrangements et à se partager les bénéfices des surfacturations liées aux difficultés d’approvisionnement et taxes instaurées par les groupes armés.

    Dans ce jeu trouble et dangereux, chacun cherche à se « couvrir » au cas où un scandale éclaterait. Ainsi, le 13 juillet 2014, Mamdouh Al-Khaled, que beaucoup décrivent comme un membre du parti Baath proche du gouvernement syrien, s’inquiète des discussions qui ont cours « à tous les niveaux » sur l’achat illégal de pétrole à des « organisations non gouvernementales », c’est-à-dire des milices armées. Il craint que des « mesures » ne soient prises par le gouvernement syrien « contre les personnes ou entreprises » impliquées. Il invite Bruno Pescheux à développer un argumentaire pour répondre aux questions éventuelles des autorités. Ce dernier développe dans sa réponse une défense point par point et prend soin de mettre en copie Frédéric Jolibois, son successeur.

    En substance, il explique d’abord que les mazouts lourds sont « absolument nécessaires » au fonctionnement de l’usine. En outre, l’entreprise n’achète que de petites quantités par rapport au pétrole qui transite clandestinement depuis la Turquie. Il ajoute qu’il est très difficile d’acheminer du carburant de Tartous (port sous contrôle du gouvernement syrien). Enfin, il explique que la poursuite des activités de Lafarge sert les intérêts du gouvernement : la vente du ciment est une source de revenus pour l’Etat syrien, qui perçoit des impôts dessus.

    Une partie de l’usine démontée et revendue

    Le 19 septembre, l’EI s’empare de l’usine, évacuée la veille par une partie des employés. Lafarge abandonne le site. Les silos, remplis de ciment, ont été vidés de leur contenu vendu au détail. Nul ne sait qui a donné les codes ouvrant les silos : d’anciens employés ou le directeur de l’usine, qui aurait voulu éviter que le ciment ne prenne ?

    Quelque temps plus tard, Amro Taleb prend contact avec la direction de Lafarge, selon le site Intelligence Online : il propose de reprendre la production sous la protection des nouveaux occupants du site – « des hommes d’affaires de Rakka », en fait les chefs locaux de l’Etat islamique – en échange de 15 % de la production. Lafarge décline.
    Amro Taleb serait revenu à la charge en se présentant directement au siège parisien de l’entreprise, rue des Belles-Feuilles dans le 16e arrondissement, en janvier 2015, le même jour que l’attentat contre Charlie Hebdo. Lafarge prend peur et veut couper tout contact, même indirect, avec l’EI. Selon un ancien cadre syrien, une partie de l’usine a été démontée et revendue, les voitures volées. En février 2015, l’EI a quitté la zone, chassé par les combattants kurdes des YPG.

    Jointe par téléphone, la chargée de la communication du groupe Lafarge à Paris, Sabine Wacquez, a expliqué au Monde : « La situation en Syrie était très compliquée et évolutive en 2013-2014. Les personnes ayant travaillé sur place ne sont pas toutes joignables. Il nous est difficile de réagir à des courriels sans avoir tout vérifié, l’usine est fermée depuis septembre 2014. »