L’échange, le parcours, le moi-sujet, le symbolique : avec ces quatre clés, je peux lire le bouquet de textes ici offerts. En une expression propre à Françoise Collin, on mettra, alors, en exergue, l’image qui subsume ces quatre mots, celle du court-circuit. Un court-circuit, c’est une « mise en relation de deux points à potentiel différent », dit le dictionnaire. N’est-ce pas ce que tentait Françoise, produire une étincelle dans la pensée agissante en croisant les choses de la vie aux potentiels divers : politique et littérature, philosophie et militantisme ? Un court-circuit peut s’anticiper, se prévoir ou, au contraire, surprendre, déranger. C’est aussi, parfois, un raccourci, comme un chemin de traverse. On pourrait court-circuiter la domination ; par exemple… lui jouer quelque mauvais tour.
Chaque contribution dit ainsi à sa façon comment Françoise Collin ne voulait pas s’enfermer, comment il fallait déjouer le piège du trop d’assurance dans les expressions publiques du féminisme. Car sa liberté ne fut pas celle de qui veut cesser d’être coincée dans l’histoire longue des femmes occidentales, ou brève d’une intellectuelle du XXe siècle. Sa liberté fut de travailler à ne pas se mettre elle-même en situation de clôture et de limites. Comme s’il fallait toujours laisser la porte ouverte sur l’inconnu ou l’improbable. On peut alors commencer ce livre en se plongeant dans la bibliographie en fin de volume. Il y a de quoi avoir le vertige. On va se perdre, se perdre dans le mouvement incessant de la nouveauté des objets à penser, de la remise en cause de quelques certitudes, et des points d’interrogation. Dès l’incroyable dynamique intellectuelle des Cahiers du Grif, où le plus militant a côtoyé le plus théorique, on découvre ce qui s’appelle, en langage de la philosophe, la « praxis ». Et on y comprend son style, volontairement un style, plus qu’une théorie ou une écriture, un style qui ramasse en un geste existentiel ces quatre mots, échange, parcours, moi- sujet, symbolique.
L’échange
Prenant acte de ce que les femmes sont sorties de leur place de signes, signes échangés par les hommes, comme l’avait établi l’anthropologie lévi-straussienne, Françoise Collin a salué ces signes, devenus sujets, femmes en liberté. Que le signe devienne sujet ne suffira pas, cependant. D’abord, il y aurait un échange entre ces sujets porteurs de signes, un échange interpellant les hommes « échangistes » et se mettant à égalité avec eux. Puis, il y aurait la construction d’un espace d’échange inconnu jusqu’ici, un échange entre femmes. Ainsi, il n’y aurait pas inversion, femmes échangeant les hommes comme les hommes échangent les femmes. Et il n’y aurait pas seulement capacité nouvelle, pour les femmes, de produire les signes qui interpellent les hommes. Cette interpellation est bienvenue, certes, et de nombreuses théoriciennes féministes l’ont, ici ou là, revendiquée en critiquant l’anthropologue. Mais, ici, l’échange n’est pas seulement recherché pour ce changement de construction politique. L’échange entre signes devenus sujets annonce un nouvel espace (et même une utopie ?). Déjà, on dira qu’il est une pratique, des réunions de la revue dans la cuisine de la grande maison de Bruxelles, des rencontres à la librairie Tierce à Paris, jusqu’à la multiplicité des voyages hors de France, voyages dont ce recueil nous donne la version de l’Europe du Sud et de la Méditerranée. L’Italie et l’Espagne, la Tunisie et l’Algérie, mais aussi le Liban, et en écho l’Algérie ou l’Iran, furent et sont encore le creuset permanent de dialogues féministes. Car l’échange entre femmes et entre les femmes est productif, de façon irruptive, aléatoire, du nouveau. Mais cet échange est bien plus qu’une pratique, puisqu’il établit l’horizontalité et la circularité entre femmes. Avec le désaccord et la rivalité en conséquence ; il n’y aura pas de naïveté.
Le parcours
On le sait singulier, ce parcours, fait de choix personnels, passage du travail solitaire de l’écriture littéraire à la dynamique intellectuelle collective des rencontres, mais, clairement, ce parcours apparaît aussi comme un perpétuel déplacement. Suite logique du choix de l’échange entre femmes, il faut se déplacer, et les espaces de la déambulation philosophique, politique, esthétique sont non seulement des lieux géographiques, mais des registres de pensée. Ne pas croire, cependant, à une succession bio-chronologique, passage d’un intérêt à un autre. Non, le va-et-vient s’impose entre chaque passion, la poésie et l’engagement, l’expérience collective et la réflexion théorique, la problématique féministe et le goût pour l’écriture littéraire ; et, bien sûr, la philosophie. Le parcours dessine une géographie qui n’est pas que politique, européenne et/ou méditerranéenne. Ainsi, il n’ignore pas les clivages, comme la distinction entre un féminisme propre à une nation particulière ou un féminisme soutenu ou non par une politique d’État. Il sait aussi que ces clivages ne sont pas toujours les bons, comme l’opposition entre laïcité et religion. Tant pis. Le parcours, c’est, d’abord, bien savoir se déplacer. Et ces déplacements sont, je m’en rends compte, une prise de position bien plus qu’un mouvement au gré des actualités ou des occasions. Prise de position inconfortable, parfois, beaucoup de textes vont le rappeler ; mais aussi mise en place du possible, de la vie qui court plutôt qu’elle ne suit son cours. Le parcours est aussi une errance à la vitesse de l’urgence.
Le moi-sujet
On n’y pense pas en la lisant, mais on le remarque en suivant les commentaires et critiques du présent volume : Françoise n’a pas esquivé la position singulière de celle ou de celui qui dit « je ». Comment l’entendre ? Comme une façon d’assembler ses pensées qui prolifèrent dans son discours intérieur qu’il nous semble entendre à haute voix. En effet, il ne s’agit pas d’un « moi-je », femme du XXe et XXIe siècle à la conquête d’une subjectivité, jadis soupçonnée, et désormais revendiquée. Il s’agit d’un moi-sujet hautement conscient de l’exigence d’une singularité pensante ; aussi d’une singularité qui accepte les obligations et les obstacles pratiques et théoriques rencontrés chemin faisant. Oui, il s’agit d’une conscience en acte plutôt qu’un cogito épistémologique. D’ailleurs, justement, Françoise Collin ne distingue pas théorie et pratique, elle a posé, dès son choix du féminisme au début des années 70, la « praxis », ce mixte de réflexion et d’action, comme champ d’intervention et comme horizon de pensée. La praxis désigne le monde commun, terme consacré, qui mêle public et politique, pluriel et pluralité. La praxis, c’est un mélange, et non un rapport, c’est un mixte de théorie et pratique et non une tension entre ces deux pôles. Nous sommes au plus loin de la dialectique de la pensée moderne, construite sur la séparation entre théorie et pratique. Praxis certes, mais aussi travail sur soi, pour que cette « altération à soi » puisse être source d’acuité. On mesurera l’espace de réflexion qui s’ouvre entre l’assertion d’une singularité pensante et le réquisit contemporain du « savoir situé ». Ni d’où elle parle, ni comment elle parle n’exige le dévoilement d’une position faite d’implicites. En effet, elle s’expose toujours en exposant sa pensée. Pas de raison cachée à identifier, analyser, critiquer. Si ce n’est que la personne qui dit et écrit « je » est une femme, qui, comme le dit la philosophe, est nécessairement adossée à la différence des sexes. Cette différence des sexes n’est pas une substance, elle n’exige aucune définition. Cette différence est une « condition », dit-elle. La question épistémologique restera donc en suspens. Le mot « condition » dans sa polysémie est le mot de l’intellectuelle plus que de la militante ; ici, cela est clair. Or le sujet féministe ne doit pas advenir, mais devenir autre. L’inattendu des échanges porte à une exigence symbolique.
Le symbolique
Qu’en dire, de cette ouverture vers une défaite de l’Un qui serait la conquête d’un à-venir tout aussi puissant, mais autre que le symbolique structurant un monde patriarcal ? Qu’imaginer d’un nouvel ordre signifiant, d’une autre raison que la raison de l’Occident ? Cela est dit clairement, il ne s’agit pas d’un nouvel ordre, plutôt d’une génération symbolique. On commencera, classiquement, par l’insurrection dans l’institution. L’institution est politique, et académique. L’insurrection est plus qu’une révolte ou une rébellion. On reprend ses mots car on ignore encore une définition du symbolique qui ne serait ni loi ni structure, loi et structure que l’histoire a cimentées. Ainsi l’insurrection dans l’institution sera une confrontation à celle-ci, puis, en conséquence, une participation conquise, et plus même une responsabilité élaborative. Cette première direction fait l’objet, chez la philosophe et féministe, d’une tension déclarée entre l’ironie critique face aux pouvoirs et la nécessité de jouer le jeu de cette confrontation émancipatrice. C’est pourquoi le rapport à la tradition philosophique n’a pas été esquivé. La tradition pourrait-elle donner autre chose qu’elle-même ? C’est possible…
Comme de nombreuses contributions le soulignent dans ce volume, entre les deux principes démocratiques, l’égalité et la liberté, Françoise a clairement choisi la liberté comme fil rouge de son ambition. D’où peut-être la deuxième direction dans le champ d’une symbolique nouvelle, celle de l’invention. L’invention se dit de deux façons, avec la pensée de la natalité et de l’engendrement d’une part, avec la création artistique d’autre part. Créer, engendrer et, à l’horizon, transmettre. La « génération » philosophique, politique, esthétique peut guider vers du nouveau qui n’est pas simplement, et seulement, de l’évènement dans l’Histoire. C’est où se distinguerait ce qui peut arriver, survenir, grâce à de la pensée et de l’action, de la praxis encore et toujours, et ce qui produira autre chose que le monde où nous vivons. Les femmes sont, là, un déterminant dont il faut prendre la mesure symbolique, justement. Par delà l’échange, il y a la création.
Certes, on ne distingue pas toujours clairement la frontière entre l’événement historique et la génération symbolique, entre le surgissement et l’engendrement. Et pourtant, c’est là que se tient le parti-pris de Françoise Collin, soucieuse de ce qui va naître.
Geneviève Fraisse