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  • « Un écrivain passe l’essentiel de sa vie dans l’obscurité » : rencontre avec Zadie Smith - Culture / Next
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    C’est une belle soirée de juillet, tout Paris semble s’être précipité pour voir les joueurs de l’équipe de France descendre les Champs-Elysées. Mais une petite foule compacte et fébrile a fait le choix d’élire domicile à quelques kilomètres de là, devant la librairie Shakespeare and Company. Vu ce qu’a duré la parade triomphale des Champs, il semble qu’ils aient fait le bon choix, car l’écrivaine britannique Zadie Smith, attendue ce soir-là avec son mari, Nick Laird, pour une lecture publique, est restée bien plus que dix-sept minutes. La taille de l’attroupement, la présence en son sein de l’écrivain américain en vue Dave Eggers, tout cela disait quelque chose de la célébrité de l’écrivaine au turban. « Oh, il y a toujours du monde ici », nous confia-t-elle avec légèreté, sans que l’on sache si cela disait quelque chose de la France, ou de cette librairie en particulier. Mais depuis la parution en 2000 de son premier roman, Sourires de loup, lorsqu’elle avait 24 ans, et le succès retentissant de cette plongée dans le Londres multiculturel de l’époque, il n’est pas excessif de qualifier Zadie Smith de star.

    Depuis, l’écrivaine mi-anglaise mi-jamaïcaine a signé d’autres bons romans - Ceux du Nord-Ouest est à nos yeux le meilleur - et quantité d’essais. Le couple habite désormais New York, où Zadie Smith enseigne le creative writing à la New York University, et s’ils sont à Paris ce soir, c’est pour présenter deux recueils paraissant en anglais à ce moment-là - des essais pour elle, des poèmes pour lui -, dont la particularité est de porter le même nom, Feel Free (« sens-toi libre »). Cette homonymie leur a donné l’occasion de lever un voile pudique sur leurs relations de couple et de travail, avec le genre d’humour autodépréciatif que les écrivains de langue anglaise manient avec agilité. Et n’est-ce pas une chose passionnante, la petite fabrique du métier d’écrivain, sur quoi Zadie Smith disserte très généreusement lorsqu’on l’interviewe ? Il faut l’avouer, Swing Time n’est peut-être pas, d’elle, notre livre préféré, sa magistrale première partie, qui met en scène l’amitié fusionnelle de deux fillettes métisses dans le Londres des années 80, bourrée de détails ironiques et de commentaires sociaux fulgurant tous azimuts, faisant place à une deuxième partie un brin plus mécanique, affaiblie par l’entrée en scène d’une pop star ressemblant à Britney Spears. Mais quelle intelligence, toujours, chez cette écrivaine-là. Le matin même est parue une nouvelle signée de sa plume dans le New Yorker, charge déjantée contre la tentation de notre époque à vouloir « oblitérer » tel ou tel dès lors qu’ils font un faux pas, et il fut jouissif de l’entendre, elle, s’entretenir à bâtons rompus. « On n’est libre nulle part, nous confiera-t-elle, autant être libre sur la page. »

    Il y a dans Swing Time une célébrité qui a grandi dans l’œil du public. Un écrivain n’est pas une rock star, mais n’y a-t-il pas des résonances avec votre parcours ?

    J’ai 42 ans, mes 24 ans me semblent loin ! (Rires) Mais ma renommée n’a rien à voir avec le genre de célébrité que je décris dans le livre : un écrivain passe l’essentiel de sa vie dans l’obscurité, la plupart des gens ne lisent pas, personne ne nous agresse. A New York, il m’arrive de voir des gens constamment harcelés, jour et nuit, et cela me fascine. Pas la célébrité en soi, mais qu’elle puisse continuer à exercer ce pouvoir d’attraction, particulièrement sur les jeunes, alors que l’on constate tous les jours que c’est un enfer. Cette aspiration, à quoi tient-elle ? Qu’en attendent ces gens ? J’en suis venue à la conclusion que ce qu’ils souhaitent, c’est être libérés de l’énorme anxiété qui naît des rencontres. Débarrassés de toutes ces choses qu’induisent les rapports sociaux. La célébrité les annihile, puisque tout le monde vous connaît déjà. Visiblement, une part de nous-mêmes aspire à cela : n’avoir aucune intimité à partager avec quiconque.

    Il y a un autre élément qui semble autobiographique, c’est ce sentiment de loyauté coupable d’un enfant envers ses parents, exacerbé par la différence de leurs origines…

    Je ne peux parler de ce que je ne connais pas, et je ne peux imaginer avoir deux parents blancs ou deux parents noirs ou tout simplement deux parents à qui je ressemble. Je ne sais pas si les différences entre mes deux parents ont pu rendre plus aiguë cette interrogation éternelle : « De qui es-tu davantage l’enfant ? » Mais je suis convaincue qu’il y a une attente génétique de similarité. Si un enfant ressemble à ses parents, c’est le résultat d’un attendu très profond. Ce qui se passe quand cela n’arrive pas, par exemple lorsque la couleur de peau n’est pas la même, n’est pas un problème ni une tragédie, mais c’est différent. Et cette différence-là m’intéresse.

    Votre livre commence en 1982, il est truffé de références, notamment musicales, à cette époque et à sa pop culture. En avez-vous la nostalgie ?

    Enfant, j’en avais plutôt pour les années 30 et 40. Mais étant donné la personne que je suis, je passe mon temps à me corriger : « Euh, non, ça ne serait pas merveilleux de vivre à cette époque-là et de porter les vêtements magnifiques qu’on portait alors car j’aurais sans doute été servante, et peut-être même qu’on m’aurait lynchée. » Il est certain que j’aurais été pauvre, que je n’aurais pu aller à la fac ni choisir un travail. Est-ce que les filles blanches se disent ce genre de chose ? En Angleterre, je vois toutes ces bandes de filles qui s’habillent dans le style des années 20 ou 50, mais avec des yeux de Noire, chacune de ces époques m’offre un scénario de meurtre potentiel, d’oppression certaine. C’est tentant, la nostalgie, mais je n’y ai pas droit. Cela m’a rendue, je ne dirais pas optimiste, mais en tout cas certaine que ce monde-ci, qui n’a rien de parfait, est historiquement le meilleur des mondes pour moi, femme noire. Même s’il reste encore beaucoup de choses à améliorer.

    Une grande partie de Swing Time se déroule en Afrique, lorsque la narratrice doit suivre la pop star pour qui elle travaille dans un projet caritatif fumeux. On y trouve des échos à un reportage que vous aviez fait au Liberia en 2007, qui est dans votre recueil Changer d’avis. Pourquoi avoir fait ce reportage à l’époque ?

    Hmm… Je ne suis pas sûre. Les gens qui me l’ont commandé ont vraiment été très insistants ! Je ne suis pas une grande voyageuse, pas une aventurière, et je décline généralement les propositions de reportages intéressants. Mais je crois que j’étais fascinée par l’histoire des origines du #Liberia, cet aveuglement total du « premier monde » vis-à-vis du tiers-monde, cette création ex nihilo. Mais pour moi ce premier voyage était totalement sentimental. Je suis sûre que beaucoup de Noirs britanniques et d’Afro-Américains vous diraient la même chose : aller en Afrique, c’est comme rentrer à la maison. C’est comme cela que je l’envisageais, et comme cela que je l’ai vécu. Ce n’était pas un fantasme, mais un fait historique et génétique : voilà l’endroit d’où vient le peuple de ma mère.

    L’article et le livre sont assez critiques des bonnes intentions des pays du « premier monde ». Tout Swing Time ne parle finalement que de responsabilité sociale. Vous croyez à quel type d’action ?

    Je m’intéresse peu au travail individuel des ONG dès lors qu’il existe d’immenses inégalités structurelles. Quand les Panamá Papers sont sortis, on a pu constater l’étendue du blanchiment d’argent américain, anglais, français, italien ou allemand en Afrique. Il faut se rendre à l’évidence : on peut envoyer autant d’organismes caritatifs qu’on veut au Liberia, tant que ce système de pillage ne change pas, par des lois internationales - car le pillage des ressources économiques de l’Afrique ne s’arrêtera pas à moins -, le reste est un détail.

    La question de la responsabilité personnelle, de la culpabilité et du privilège se retrouve souvent dans vos livres…

    Hmmm… Je crois que le sens des responsabilités par quoi il faut être habité pour être un bon citoyen, français, new-yorkais ou anglais, est désormais hors de portée pour n’importe qui. Voilà le piège : être un bon citoyen aujourd’hui, c’est devoir transformer radicalement sa manière de vivre, voyager, manger, envoyer ses enfants à l’école, les habiller. Chaque aspect de notre vie occidentale revient grosso modo à exploiter quelqu’un. Qu’il soit quasiment impossible de changer les choses au niveau individuel fait partie du problème. Cela me rappelle le krach de 2008 - ces banquiers qui nous ont fichus dedans, qui étaient-ils ? Des gens de mon âge, qui avaient fréquenté ma fac. Je les connaissais, c’étaient des connards de base. Rien de spécial, des connards de base. Mais le système où ils évoluaient leur a permis d’accomplir une destruction globale sans précédent. On peut bien s’émouvoir de la vanité, l’égoïsme et l’avidité de cette génération de jeunes hommes (car c’étaient surtout des hommes), et certes ils étaient avides et prétentieux. Mais ne le sommes-nous pas tous ? La différence, c’est que la plupart d’entre nous n’auront jamais accès à des structures permettant de tels dégâts. Je pratique le réalisme moral, je ne m’attends pas à ce que les gens soient parfaits. Mais j’aimerais en revanche qu’ils existent au cœur d’un système où les dégâts qu’ils causent peuvent être limités. C’est sans doute là que je m’éloigne de certains activistes. Je ne suis pas catholique, mais la conception très catholique du péché me parle : nous sommes tous en position de pécher. Il faut en tenir compte lorsqu’on travaille sur la réalité sociale, les gens ne sont que ce qu’ils sont.

    Swing Time est le premier livre que vous avez écrit à la première personne. C’était libérateur ou contraignant ?

    Oh, très difficile ! Cela allait à l’encontre de tout ce que je fais lorsque j’écris de la fiction. Les histoires que j’écris, pour le meilleur et pour le pire, traitent de notre vie en société, s’intéressent à des tas de gens différents. Me limiter à une seule personne était incroyablement étrange, mais cela m’a permis d’explorer les modalités de la subjectivité. D’être injuste et jalouse et cruelle, toutes ces choses qu’on est dans la vie. Dans mes autres romans, je m’octroyais la voix de la justice. Mais ça n’existe pas, la voix de la justice ! Il n’y a que nous et notre expérience subjective. J’ai commencé en pensant que j’allais écrire un roman existentiel français, quelque chose de très ramassé, à la Camus, mais après vingt pages j’avais déjà quinze personnages (rires). On ne se refait pas. Je n’ai aucun mal à inventer des personnages, je pourrais écrire un roman avec sept cents personnes dedans. Mais je ne voulais pas écrire un livre comme ça, je crois qu’il faut se méfier de ce qui nous vient trop facilement. Je voulais m’essayer à quelque chose d’un peu plus difficile, d’un peu nouveau.

    Pensez-vous revenir un jour aux « gros romans » ?

    Oh, j’espère bien ! J’ai une immense tendresse pour ce genre d’épaisseur. Les livres avec lesquels j’ai grandi, George Eliot, Dickens, que vous, Français, trouvez un peu ringards, je les adore. Ils sont loin de l’existentialisme, ce ne sont pas des livres idéologiques, plutôt des romans qui décortiquent la société - mais précisément, c’est à cet endroit-là qu’on vit. Donc aussi banals et petits et ennuyeux et pragmatiques et anglais qu’ils puissent paraître, ils sont aussi notre lieu de vie, notre réalité sociale. Ces romans-là sont d’un sublime un peu différent, parce qu’ils sont prêts à descendre dans la boue, à se colleter avec les gens… Oui, j’espère sincèrement me remettre à écrire comme ça.

    Ringards, vous y allez fort ! Ceux qui les lisent les aiment beaucoup ! Mais Eliot souffre en effet d’être mal connue ici. Pourquoi pensez-vous qu’elle n’a jamais « pris » en France ?

    Parce que c’est tout le contraire de l’esthétique française ! Les romans d’Eliot sont trop hégéliens, thèse-antithèse-synthèse. Complètement programmatiques et sociaux, là où les romans français sont tout en subjectivité, la vie comme processus…

    Enfin il y a Balzac quand même…

    Mais même Balzac… Il n’a pas ce côté domestique qu’ont les Britanniques et qui exaspère les écrivains français. Ils n’ont peut-être pas tort, mais les Anglais ont aussi quelque chose de précieux.

    Dans votre écriture, vous êtes toujours plus « micromanagement » que « macroplanning », pour reprendre des termes que vous utilisiez dans Changer d’avis ?

    Je n’écris rien à la légère, je ne fais pas d’esquisse, pas plus que je n’avance en me disant « bon, ce truc, j’y reviendrai ». J’écris une phrase, je la réécris, je la réécris encore, et je passe à la suivante. Je ne changerai jamais.

    Pas de plan ?

    Pas vraiment. Une vague idée, oui, mais très vague. Je crois que cela traduit un mélange de besoin de tout contrôler et de ressentir l’horreur de ne pas savoir où je vais - enfin, j’imagine que ça ressemble à l’horreur aux yeux d’un écrivain d’un autre genre.

    Quel plaisir trouvez-vous à l’écriture d’essais ?

    Je ne suis pas sûre… J’essaie d’en écrire un en ce moment, et je ne trouve pas l’expérience très gratifiante. Généralement, ces textes tournent mal, ou deviennent une source d’embarras. Ou alors, et c’est le problème que je rencontre actuellement, on me demande sept pages mais j’en écris quinze. Alors ça devient de la torture, je m’énerve, je tente de me sortir de la commande, j’envoie des mails hystériques. Et puis je sors du lit à 10 heures du soir, je m’y remets, je tente un truc. Et parfois je me rends compte que je n’ai pas besoin de ces huit feuillets-là, que je peux condenser ceci, et petit à petit je resserre, et l’essai devient meilleur. Bien meilleur que ce que je pensais tenir au départ, bien plus intelligent et raisonné que je ne le suis. C’est ça, le cadeau que vous font les essais : en corrigeant, en enlevant, en éditant, tout s’améliore. La #fiction, ce n’est pas pareil, rien n’est aussi précis, alors que le but de l’essai est limpide : j’ai un argument, et je veux vous convaincre. Quel est le but de la fiction ? Qui peut le dire ? On ne le sait jamais vraiment.

    Vous lisez quoi ?

    Je sors d’une année sabbatique où j’ai eu le temps de lire toutes sortes de choses. Quel bonheur ! Plein de jeunes, j’ai l’air vieille en disant ça, mais je pense à des écrivains de l’ère Internet, qui n’ont pas 27 ans et écrivent une prose habitée par leur vie en ligne. Ce n’est pas mon monde, c’est une génération à qui les noms de Roth, DeLillo ou Pynchon ne disent rien du tout. Mais j’aime bien le fait qu’ils écrivent tout court, à leur place je serais sur mon téléphone jour et nuit… Le fait qu’ils arrivent à prendre du recul et à écrire m’impressionne, il y a tellement plus de tentations pour eux.

    Vous relisez des vieux livres ?

    Ouhlala non, je ne tiens vraiment pas à être le genre d’écrivain British qui passe ses étés à relire Middlemarch. Je veux savoir ce qu’il y a de neuf. Je fais un cours chaque année sur quatorze livres, les quatorze mêmes, voilà pour la relecture. Évidemment, si je tombe sur un Dostoïevski que je n’ai jamais lu, c’est merveilleux : on adore tous découvrir des choses qu’on a ratées à 15 ans. Mais sinon, du neuf !
    Elisabeth Franck-Dumas

    Très intéressant le passage sur la nostalgie.
    J’aurais bien aimé qu’elle cite des auteurs et autrices qu’elle lit, dommage !

    #zadie_smith #littérature #race #Afrique #écriture