Pendant que Stéphane Mercurio tournait son documentaire À côté (2007) sur les familles de détenus, elle a rencontré Chantal Vasnier, qui a passé 34 ans de sa vie à aller voir en prison Georges Courtois, son ex-mari. Entretien croisé.
Il y a des moments assez forts dans le film, avec certaines femmes qui craquent, et qui sont soutenues par les autres présentes…
Stéphane : Certaines femmes qui viennent au parloir ont leur vie suspendue à la prison, comme si tout ce qui se passait à l’extérieur n’était qu’une parenthèse.
Chantal : Je pense que j’ai tenu aussi longtemps parce que j’ai refusé de rentrer dans ce schéma. Mais quelqu’un comme Séverine dit aussi dans le film qu’en une heure et demie de parloir, elle a une relation d’amour plus forte que la plupart des gens qui vivent tous les jours dans la même maison. Dans À coté, il y a une dame, en larmes, qui dit : « On est punies d’aimer quelqu’un qui a fait une connerie. » Moi aussi, je le dis. Il n’y a que l’amour qui nous fait venir dans les parloirs pendant aussi longtemps, seuls les sentiments permettent de résister à tout ça. J’aurais pu me dire au bout d’un moment « ça suffit », mais c’est une question de lien entre lui et moi. Les détenus deviennent vite égocentriques. Ils s’imaginent que ce sont eux les victimes, c’est-à-dire que ce sont eux qui sont à plaindre, et ils ne se rendent pas compte de ce que les familles vivent. Moi, je n’ai pas vécu ça. Il ne m’a jamais imposé de venir à tel rythme, jamais reproché de ne pas être venue pendant trois semaines… J’ai fait mes choix et n’ai pas eu besoin de les réaffirmer durant toutes ses années de détention : si j’ai décidé de ne pas couper les ponts, autant aller jusqu’au bout. Cela dit, il ne faut pas s’obliger à y aller toutes les semaines.
Stéphane : Je pense quand même qu’il y a une part très importante d’imaginaire dans ces relations. Parfois, elles viennent de rencontrer leur homme au moment où il est incarcéré, du coup, il y a une soif de vivre plus. Et une relation fantasmée.
Chantal : Quand deux personnes se voient tous les jours, elles s’engueulent parfois, mais elles se réconcilient deux heures plus tard en général. Au parloir, si tu commences à t’engueuler, c’est fini, tu repars avec ça, et au parloir suivant, t’es toujours sur l’engueulade. D’un parloir à l’autre, la relation est suspendue. En même temps, un parloir, c’est un endroit où les familles ne vont pas raconter les ennuis qu’elles ont à la maison : le détenu ne peut rien y faire, il n’a pas besoin de s’inquiéter pour rien. En gros, il y a deux sortes de détenus : ceux qui racontent les problèmes qu’ils ont à l’intérieur, et ceux, comme Georges, qui ne se plaignent jamais de leurs conditions de détention devant leurs proches.
Stéphane : Mais ce silence crée du fantasme aussi… Il y a beaucoup d’angoisse sur ce qui peut arriver à l’intérieur. Quand je me suis rendue à Rennes pour tourner la première fois, j’avais entendu parler de l’histoire de Georges Courtois, et je savais que Chantal allait dans la maison Ti Tomm. Je me disais qu’elle connaissait trop bien la prison, et que je préférais rencontrer des femmes qui découvraient cet univers, pour que le spectateur le découvre avec elles. Mais la première fois que j’ai filmé Chantal, Georges n’était pas là, elle n’avait pas pu le voir, et je l’ai vue littéralement nouée par l’angoisse, en train de se demander ce qu’il avait pu arriver, s’il était ci ou ça, s’il était chez le juge… Je me suis dit « Au bout de tant d’années, elle est toujours prise par cette angoisse ! » Je trouvais ça incroyable : qu’on ne s’habitue pas. Toutes les familles vivent dans la peur. Je me souviens d’une maman qui se demandait à chaque fois si elle allait retrouver son fils entier. Elle ne disait pas clairement ce qu’elle craignait, mais j’imagine qu’elle avait peur des suicides, des bagarres, des viols, de tout ce qu’on pense sur la prison…