person:gilles d'elia

  • L’antimadeleine - Gilles D’Elia
    http://www.gillesdelia.fr/L-antimadeleine.html

    Nous passons notre temps à essayer de retrouver notre mémoire, à agglomérer nos souvenirs autour d’une chanson ou d’un lieu. Nous voudrions qu’il nous suffise d’écouter telle musique, de regarder telle photo ou de fumer tel tabac pour voir surgir du passé un monde complet, pour retrouver un moment perdu de notre existence. Mais c’est peut-être bien le pire des désirs qui s’exprime là, témoignant contre nous et accusant notre sensibilité de rester fossilisée dans ses sensations passées. La recherche du temps perdu n’est peut-être que l’expression littéraire subtile du pire instinct, du désir le plus réactionnaire qui soit. Une manière sublimée de dire : tout était mieux avant, mes sensations étaient plus pures et plus évidentes, car elles n’étaient pas encore encombrées de souvenirs, elles étaient premières.

  • Où meurt l’essai (Gilles D’Elia)
    http://www.gillesdelia.fr/Ou-meurt-l-essai.html

    Pour Winston, c’est la seule résistance possible, parce que c’est la seule qui lui permet de ne s’appuyer sur rien d’autre que son propre entendement et son propre sentiment. Tous les systèmes idéologiques nous demandent à un certain moment de renoncer à penser par nous-mêmes pour leur faire confiance — aucun penseur marxiste n’est censé remettre en cause les fondements du marxisme — et c’est valable, à un très haut niveau de spéculation critique, pour les plus brillants d’entre eux, les Lukács, les Korsch : quelle que soit l’ampleur de leur hétérodoxie, elle ne se justifie que de poursuivre le programme d’origine, programme qu’ils ont approuvé, mais qu’ils n’ont pas décidé.

  • Partout où l’on constate une faiblesse, supposer une force - Gilles D’Elia
    http://www.gillesdelia.com/Partout-ou-l-on-constate-une.html

    S’il fallait ramener le génie de #Freud à une seule idée, je l’exprimerais ainsi : partout où il voit une faiblesse, Freud suppose une force . Un lapsus, un oubli, un trou de mémoire ? Tout cela semble témoigner d’une baisse d’énergie, d’une fatigue du sujet — alors qu’il s’agit au contraire d’une force qui agit dans le sujet. Dans cette perspective totalement révolutionnaire, un sujet ne se fatigue jamais : il est toujours dans la manifestation de son #désir. D’ailleurs, la notion même de “fatigue” n’a plus aucun sens après que l’on ait opéré un tel renversement : la fatigue est finalement le parfait symptôme de celui qui gaspille toute son énergie à résister contre son désir (car il en redoute les conséquences dans le réel) et qu’une telle résistance épuise. Mais ici, la fatigue et l’épuisement s’expliquent encore par un trop-plein de force et de désir ! Voilà pourquoi je ramène le génie de Freud à cette idée simple : partout où l’on constate une faiblesse, supposer une force. Transformez cette idée en #éthique, appliquez-là comme critère d’observation à toutes les conduites humaines, et vous obtenez la #psychanalyse.

    Miguel est un enfant qui était à l’école, en classe primaire, avec ma fille. Dans la classe, chaque fois que les enfants avaient une conduite plus “mature”, ils gagnaient un insigne de couleur (blanc puis jaune, vert, bleu...) qui leur donnait droit à des responsabilités. Vers le milieu de l’année, alors que tous les enfants avaient déjà un insigne vert, Miguel n’arrivait pas à dépasser l’insigne blanc. Un jour, sa mère m’expliqua pourquoi : « il n’est pas capable de s’arrêter de parler dans les rangs » me dit-elle. Cette merveilleuse déclaration me fit sourire : tout ce dont cet enfant était capable (s’exprimer intensément, communiquer avec ses amis, défendre énergiquement ses idées) s’était “miraculeusement” transformé en incapacité ! Et l’on comprend bien pourquoi : comme une capacité personnelle n’est pas forcément rentable pour le groupe social (ici la classe d’école), on a transformé la capacité à s’exprimer du petit Miguel en incapacité à se taire .

  • Le sérieux comme arme de domination - Gilles D’Elia
    http://www.gillesdelia.com/Le-serieux-comme-arme-de.html

    Dans son essai Le lion et la licorne , écrit en 1941, George Orwell se demande pourquoi, en Angleterre, les militaires ne défilent pas en marchant au pas de l’oie (contrairement à l’Allemagne ou l’Italie). « Dieu sait, répond Orwell, qu’il ne manque pas dans notre armée d’officiers qui seraient ravis d’introduire une telle innovation. S’ils ne le font pas, c’est parce qu’ils déchaîneraient les rires de l’homme de la rue. Au-delà d’un certain point, les parades militaires ne sont possibles que dans les pays où les gens n’osent pas rire de l’armée. » Parmi toutes les formes de dominations qui ont été étudiées (domination économique, symbolique, culturelle, charismatique, etc.) la “critique de gauche” a omis d’analyser celle qui est peut-être la plus redoutable, parce que la plus pernicieuse : la domination par le sérieux . Cette domination semble paralyser le sens critique de ceux qui, par malheur, se trouvent sous son emprise. On sous-estime combien elle est politiquement dévastatrice, ce qui est regrettable, car si aujourd’hui le mot “compétitivité” — par exemple — provoquait l’éclat de rire qu’il mérite, beaucoup de nos politiques seraient là où ils devraient être : au chômage.

    • À mettre quand même en relation avec le fait très clair que depuis les années 70 il y a une injonction à la fête, à la plaisanterie second degré, l’esprit Canal + quoi.

      Ce n’est pas paradoxale, les anciens sujets sérieux (armée, église, etc) sont devenus plutôt facile à ridiculiser, tandis que de nouvelles sériosités (!) sont apparues. Après bien sûr c’est plus fin que ça, suivant les classes sociales et l’actualité, l’armée est toujours sérieuse (par contre l’économie et l’argent ne sont jamais moqués).

    • Il est exacte que nous manquons d’humour ; ainsi, les décideurs et autres dominateurs -qui sont effectivement de piètres comiques- sont rarement désarçonnés. Dommage.

  • Ce qui échappe au social - Gilles D’Elia
    http://www.gillesdelia.com/Ce-qui-echappe-au-social.html

    « Ce que l’on choisit comme philosophie, écrit Fichte, dépend ainsi de l’homme que l’on est ; un système philosophique n’est pas en effet un instrument mort, que l’on pourrait prendre ou rejeter selon son bon plaisir, mais il est animé par l’esprit de l’homme qui le possède. Un caractère veule de nature ou aveuli ... un caractère déformé, ne s’élèvera jamais jusqu’à l’idéalisme. » [3] Je tiens cette déclaration pour l’une des plus hautes conquêtes de l’éthique : elle prétend qu’il est possible de faire reposer un choix intellectuel non pas sur la rationalité, mais sur le caractère, l’état de l’âme et la disposition psychique. Si l’on va au bout de cette idée, le choix de penser que l’homme est déterminé socialement, prévisible, probable est déjà le choix d’un sujet déterminé, prévisible et probable tandis que le choix de considérer que le sujet existe, que son désir peut à tout moment s’affranchir des déterminismes sociaux pour accomplir un acte libre, imprévisible et improbable est déjà le choix d’un sujet libre.

  • Les autres sont inépuisables - Gilles D’Elia
    http://www.gillesdelia.com/Les-autres-sont-inepuisables.html

    Combien de désirs que nous ne réaliserons pas, et dont –– sans en éprouver la moindre jalousie –– nous sommes rassurés de savoir que d’autres les porteront, les réaliseront ? C’est bien pourquoi nous sommes si prompt à vouloir partager ce que nous aimons avec nos amis, pourquoi nous sommes toujours impatients de faire découvrir aux autres ce qui nous a ému. Au cœur de ce besoin de communiquer notre désir, se trouve sans doute la forme la plus énigmatique de la #solidarité –– une fraternité vierge qui porte la possibilité de surmonter la fausse opposition entre individu et société. Amal sait qu’en la privant d’école, on n’empêchera pas qu’il y ait quand même un médecin au village, et ce médecin sera peut-être son frère. En donnant sa confiance, en transmettant son désir à son frère (plutôt que de s’insurger contre lui et contre l’injustice qui le favorise), elle sauve son rêve. Elle transmet à son frère une énergie qui lui manquait (l’envie de travailler à l’école pour envisager un beau métier), mais elle sauve aussi son intégrité à elle.

    http://www.youtube.com/watch?v=Vu5iNlC-jiU