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  • MENSONGES LACANIENS, par JACQUES VAN RILLAER | Le Club de Mediapart
    https://blogs.mediapart.fr/jean-louis-racca/blog/290212/mensonges-lacaniens-par-jacques-van-rillaer

    « Notre pratique est une escroquerie : bluffer, faire ciller les gens, les éblouir avec des mots qui sont du chiqué, c’est quand même ce qu’on appelle d’habitude du chiqué — à savoir ce que Joyce désignait par ces mots plus ou moins gonflés — d’où nous vient tout le mal. »

    Jacques Lacan, 26 février 1977 [1]

    Le fondement essentiel des pratiques de ceux qui se nomment « psychanalystes » sont des textes de Freud et de quelques disciples. Il est donc crucial de connaître le degré de fiabilité des affirmations contenues dans ces publications. Des milliers de personnes croient que Freud, Bettelheim ou Lacan sont des savants parfaitement intègres, qui ont observé méthodiquement des faits, qu’ils ont ensuite mis par écrit sans les déformer. Ces personnes ignorent ou refusent d’admettre les inévitables processus de distorsion du traitement des informations et la pratique du mensonge chez une large proportion des êtres humains, y compris chez les hommes de science.

    DES MENSONGES DÈS LE DÉPART DU FREUDISME

    Le voile sur les mensonges de Freud a commencé à être levé par son disciple Ernest Jones. Dans sa célèbre biographie, Jones signale que le traitement d’Anna O., le cas princeps de la psychanalyse, ne s’était pas terminé comme c’est écrit dans les Etudes sur l’hystérie. Alors qu’on y lisait qu’Anna O. avait été délivrée de tous ses symptômes, Jones signalait qu’après un an et demi de « cure par la parole » la malade avait dû être placée dans un institut psychiatrique. Il ajoutait : « Un an après qu’il eût cessé de la soigner, Breuer confia à Freud qu’elle était tout à fait détraquée, et qu’il lui souhaitait de mourir et d’être ainsi délivrée de ses souffrances [2] ».

    D’autres révélations ont également été faites par des disciples. Ainsi Oskar Pfister, pasteur suisse devenu analyste freudien, a confié à Henri Ellenberger, qui avait fait une analyse didactique sous sa direction, que l’ouvrage de Jones contenait des « légendes », notamment la légende que Freud aurait été constamment attaqué de façon malhonnête [3].

    C’est sans doute Ellenberger, le plus célèbre des historiens de la psychiatrie, qui a porté des coups décisifs aux légendes relatives à l’intégrité scientifique de Freud. Chargé du cours d’histoire de la psychiatrie à la Fondation Menninger (Etats-Unis), il s’est donné la peine de faire une enquête sur le cas d’Anna O qui lui fit découvrir son dossier médical dans la clinique suisse où elle avait été placée, faute d’être aidée par la psychanalyse. On y lisait que la patiente — dont Freud a écrit à plusieurs reprises qu’elle avait été guérie detous ses symptômes [4] — présentait nettement plus de troubles après le traitement qu’avant et qu’elle était même devenue morphinomane durant la cure. Ellenberger a publié ces faits en 1972 [5] et y a consacré quelques pages dans l’édition française de sa monumentale histoire de la psychothérapie [6]. Il a également montré que Freud avait beaucoup plagié et était beaucoup moins original que le grand public ne le croit.
    Peu après, Frank Cioffi a publié l’article « Freud était-il un menteur ? » [7]. Rapprochant simplement des textes de 1896 et de 1924, il montrait que Freud avait menti sur un point capital de sa doctrine. En 1896, Freud écrivait que l’hystérie de toutes ses patientes sans exception s’expliquait par « des séductions subies dans la première enfance ». Il ajoutait : « Les malades ne racontent jamais ces histoires spontanément. On ne réussit à réveiller la trace psychique de l’événement sexuel précoce que sous la pression la plus énergique du procédé analyseur et contre une résistance énorme, aussi faut-il leur arracher le souvenir morceau par morceau. […] Dans la plupart des cas, les souvenirs n’étaient retrouvés qu’après plus de cent heures de travail [8] ». A partir des années 1910, Freud a raconté qu’il avait été trompé par ses patientes, qui lui racontaient spontanément des histoires d’inceste qu’il avait pris naïvement, à l’époque, pour des récits d’événements réels. Freud dit avoir compris ensuite qu’il s’agissait seulement de fantasmes produits par les désirs œdipiens. Il n’a jamais reconnu qu’il avait conditionné ses patientes à inventer ce qui était conforme à sa théorie.

    Par la suite, des historiens du freudisme, à mesure que des archives se publiaient, ont découvert de plus en plus de mensonges et de légendes. Les ouvrages de Crews, Bénesteau, Borch-Jacobsen et Shamdasani, parmi bien d’autres, montrent l’ampleur des mystifications [9].

    Aux mensonges de Freud s’ajoutent ceux de disciples célèbres, à telle enseigne que Cioffi, trente ans après son célèbre article, conclut le bilan des tromperies de Freud et de freudiens par ces mots : « Le mouvement psychanalytique dans son ensemble est l’un des mouvements intellectuels les plus corrompus de l’Histoire [10] ». On pourrait évoquer par exemple les impostures de Bruno Bettelheim [11] ou le Journal d’une adolescente, que Hermina Hug-Hellmut — la première analyste d’enfants — , publia comme le récit d’une adolescente alors qu’elle l’avait entièrement inventé [12]. Nous nous limitons ici aux cas de Jacques Lacan et de son beau-fils Jacques-Alain Miller, son héritier au sens matériel et figuré du terme.

    POURQUOI AVOIR CRÉÉ L’ÉCOLE FREUDIENNE DE PARIS ?

    En 1962, au moment de choisir des études universitaires, la lecture d’ouvrages vantant les prodigieuses victoires de la psychanalyse m’ont incité à opter pour la psychologie [13] . Dès ma 2e année d’études, je me suis adressé à la Société Belge de Psychanalyse, affiliée à l’International Psychoanalytical Association (IPA), pour entamer une didactique freudienne. La présidente m’a répondu qu’il fallait être diplômé médecin ou psychologue avant de pouvoir commencer ce type d’analyse. L’année suivante, j’apprenais par Jacques Schotte, professeur de mon université, qu’il allait fonder, avec quatre autres psychanalystes, l’Ecole belge de psychanalyse (EBP), qui se rattacherait à l’Ecole freudienne de Paris (EFP), que venait de créer Jacques Lacan. Il m’expliqua que, dans l’association lacanienne, les règles étaient moins « obsessionnelles » [14] que dans la corporation « annafreudienne ». En effet, la porte était grande ouverte aux étudiants en psychologie, aux philosophes, aux théologiens, aux prêtres qui quittaient l’Eglise, etc. Je pus ainsi commencer une analyse didactique dès ma 3e année de psychologie, chez Winfried Huber, qui avait effectué la sienne à Paris, chez Juliette Favez-Boutonnier. Celle-ci avait été analysée par René Laforgue, qui l’avait été par Eugénie Sokolnika, qui l’avait été par Freud. J’évoque cette « filiation » parce que, selon la doctrine freudienne, le pouvoir d’être analyste se transmet de la même façon que le pouvoir d’être prêtre catholique : le sacrement autorisant la pratique sacrée est conféré par quelqu’un qui a lui-même reçu cette grâce au terme d’une lignée qui remonte jusqu’au Christ.

    Pendant les quatorze années de mon adhésion à l’EBP, je n’ai jamais entendu parler de lavéritable raison pour laquelle Lacan avait fondé l’EFP en 1964. Le lecteur qui douterait de cette ignorance peut lire d’un bout à l’autre les 420 pages de mon livre Les illusions de la psychanalyse, publié en 1981. La raison essentielle de la création de l’EFP n’y apparaît nulle part, malgré d’abondantes critiques de Lacan. Ce n’est qu’en 1985 que j’en ai été informé par la lecture du livre de François Perrier Voyages extraordinaires en Translacanie [15] . Dans l’EBP, il s’agissait d’une information qui avait été soigneusement dissimulée. Dans l’EFP, elle avait été progressivement occultée. Voici les faits.

    Au début des années 50, les autorités de la Société Française de Psychanalyse (SFP) ont constaté que Lacan menait un nombre considérable d’analyses didactiques. Elles ont également appris que la durée des séances était largement inférieure à la durée réglementaire de 45 minutes. Pire : cette durée diminuait d’année en année pour ne plus être que de quelques minutes. Les autorités psychanalytiques internationales ont alors mené plusieurs enquêtes sur la durée des séances chez Lacan. A partir de 1953, les dirigeants de l’IPA ont, à plusieurs reprises, rappelé Lacan à l’ordre. Chaque fois, il y avait « promesses de Lacan, non tenues, bien sûr, puis colères, amabilités, injures, rapprochements, ruptures » [16] . En juillet 1963, après dix années de mises en garde répétées, l’IPA retirait définitivement à Lacan le titre de didacticien. Le document, intitulé la « Directive de Stockholm » (du nom du congrès où cette décision fut prise), précisait : « Le Dr. Lacan n’est plus désormais reconnu comme analyste didacticien. Cette notification devra être effective le 31 novembre 1963 au plus tard. Tous les candidats en formation avec le Dr. Lacan sont priés d’informer la Commission des études s’ils désirent ou non poursuivre leur formation, étant entendu qu’il sera exigé d’eux une tranche supplémentaire d’analyse didactique avec un analyste agréé par la Commission des études. Cette notification devra être effective le 31 décembre 1963 au plus tard [17] ».

    Soulignons que Lacan gardait le titre de « psychanalyste » de la SFP et de l’IPA. Il pouvait continuer à analyser des patients, il pouvait même continuer ses cours et séminaires, mais il fulminait et préparait sa riposte : la création de sa propre Ecole de psychanalyse.

    « L’EXCOMMUNICATION MAJEURE »

    Le 20 novembre, devant l’amphithéâtre bondé de l’hôpital Ste-Anne, Lacan tenait un Séminaire au cours duquel il allait se dire victime d’une excommunication comparable à celle infligée par les autorités rabbiniques à Baruch Spinoza :

    « Mon enseignement, désigné comme tel, subit, de la part d’un organisme qui s’appelle le Comité exécutif d’une organisation internationale qui s’appelle l’International Psychoanalytical Association, une censure qui n’est point ordinaire, puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de proscrire cet enseignement — qui doit être considéré comme nul, en tout ce qui peut en venir quant à l’habilitation d’un psychanalyste, et de faire de cette proscription la condition de l’affiliation internationale de la société psychanalytique à laquelle j’appartiens.

    Cela encore n’est pas suffisant. Il est formulé que cette affiliation ne sera acceptée que si l’on donne des garanties pour que, à jamais, mon enseignement ne puisse, par cette société, rentrer en activité pour la formation des analystes.

    Il s’agit donc là de quelque chose qui est proprement comparable à ce qu’on appelle en d’autres lieux l’excommunication majeure. Encore celle-ci, dans les lieux où ce terme est employé, n’est-elle jamais prononcée sans possibilité de retour.

    Elle n’existe sous cette forme que dans une communauté religieuse désignée par le terme indicatif, symbolique, de la synagogue, et c’est proprement ce dont Spinoza fut l’objet. Le 27 juillet 1656 d’abord — singulier bicentenaire puisqu’il correspond à celui de Freud — Spinoza fut l’objet du kherem, excommunication qui répond bien à l’excommunication majeure, puis il attendit quelque temps pour être l’objet du chammata, lequel consiste à y ajouter cette condition de l’impossibilité d’un retour.

    Je ne suis pas en train de dire — mais ce ne serait pas impossible — que la communauté psychanalytique est une Église. Cependant, incontestablement, la question surgit de savoir ce qui en elle peut bien faire ici écho à une pratique religieuse [18] ».

    Sept mois plus tard, le 21 juin 1964, c’est le grand coup de théâtre autocratique. Lacan proclame dans son séminaire la création de sa propre société de psychanalyse en ces termes :

    « Je fonde — aussi seul que je l’ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique — l’Ecole Française de Psychanalyse, dont j’assurerai, pour les quatre ans à venir dont rien dans le présent ne m’interdit de répondre, personnellement la direction [19] ».

    Lacan préfèrera peu après le nom « Ecole Freudienne de Paris ». Il la présidera jusqu’à sa dissolution, par lui-même, en 1980, peu avant sa mort. Inutile d’insister sur le fait qu’il ne mit plus aucun frein à sa frénésie du commerce des didactiques, recevant jusqu’à 80 analysants par jour [20]. Ceux-ci étaient complices. Comme le note François Roustang, ancien jésuite devenu pour un temps analyste lacanien : « Devenir analyste, reconnu par Lacan, était une manière de titre de noblesse, qui ouvrait à la possibilité de se faire une clientèle. Sans lui, nombre d’entre nous n’auraient jamais accédé à ce statut et n’auraient pas eu les moyens d’en vivre. Après avoir donné l’existence à beaucoup, l’analyse devenait le moyen de leur subsistance [21] ». Jean-Guy Godin, qui restera toujours fidèle au gourou, ne dit pas autre chose : « Pour chacun de nous, Lacan était une société, une société par actions dont nous détenions chacun une part ; d’autant que, dans ce début des années soixante-dix, sa cote ne cessait de monter [22] ». Perrier, un des premiers lieutenants de Lacan, écrit : « Il était parfaitement conscient du pouvoir de son nom, de ce que signifiait, pour les gens, de dire : “Je suis sur le divan de Lacan.” D’ailleurs, les séances dites courtes consistaient en un véritable compostage : le sourire et la poignée de main du maître. [23] »

    Durant ma formation à l’EBP, je n’ai entendu parler qu’une seule fois des « séances courtes ». C’était à l’occasion du séminaire d’Alphonse De Waelhens sur le texte « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ». Lacan y justifie son innovation en disant qu’elle rejoint la technique zen, qu’elle « déconcerte la résistance du patient », qu’elle « brise le discours pour accoucher la parole [24] ». Dans Ecrits, où ce texte de 1953 est réédité, Lacan a ajouté cette note en bas de page : « Pierre de rebut ou pierre d’angle, notre fort est de n’avoir pas cédé sur ce point (1966) ». De Waelhens était passé rapidement sur ce passage, se contentant de dire que cette technique n’était pas en usage en Belgique. Il n’avait pas relevé la note infrapaginale. Il n’avait pas dit — ce que lui devait savoir — que les séances courtes étaient la « pierre » sur laquelle Lacan « n’avait pas cédé », la pierre sur laquelle est édifiée l’EFP et, secondairement, l’EBP à laquelle nous appartenions.

    UNE ÉCOLE FREUDIENNE « OUVERTE »

    En fondant sa propre école, Lacan s’octroyait le moyen de continuer une pratique extrêmement lucrative, mais il allait en outre prendre dans ses filets ce qu’on appelle psychanalyse en France. En effet, tandis que les autres sociétés freudiennes exigeaient généralement une formation de psychologue ou de médecin avant d’entamer la formation analytique, Lacan ouvrait les bras à tout qui se voulait psychanalyste. Il se montrait particulièrement séducteur à l’endroit des philosophes, des mathématiciens et des agrégés de droit [25]. La distinction entre analyse didactique et analyse thérapeutique était abrogée. Sous prétexte de balayer la bureaucratie « ipéiste », la hiérarchie autoritaire et les règles rigides, Lacan déclarait qu’il n’était plus nécessaire d’être psychanalyste, ni même en analyse, pour pouvoir s’inscrire au titre de membre de son Ecole. Simplement il distinguait trois types de membres : les « analystes de l’Ecole » (AE), reconnus par un jury d’agrément, les « analystes membres de l’Ecole » (AME), garantis par l’Ecole, et les « analystes praticiens » (AP), qui s’autorisent d’eux-mêmes [26].

    Jean Clavreul, fidèle lieutenant de Lacan jusqu’à la mort (celle de Lacan et la sienne), a bien décrit comment ce procédé a fait exploser le nombre de lacaniens : « Le prestige de l’Ecole freudienne fut tel qu’il y eut de plus en plus d’adhésions, à tel point que les demandes d’adhésion devinrent aussi importantes que le nombre d’adhérents, plus de six cents à ce moment-là. Cela était dû au fait que Lacan ne prononçait jamais d’exclusion. Pendant quinze années, l’Ecole freudienne n’a jamais exclu personne[27] ». En France,psychanalyse est alors devenu davantage synonyme de lacanisme que de freudisme(orthodoxe) [28]. Lacan était un champion du marketing psy.

    Trois ans plus tard, Lacan sera poussé par ses camarades à formuler des règles plus strictes pour la reconnaissance du titre d’analyste de son Ecole (la « passe »), mais le « Freud français » aura réussi à noyer les analystes affiliés à l’IPA sous le nombre des siens. Son « ouverture » aux philosophes et aux lettrés lui aura permis de noyauter tous les médias et les hautes sphères du pouvoir [29]. Son beau-fils « jouit » encore pleinement de ce pouvoir.

    LA DISSIMULATION CONTINUE

    A ma connaissance, il n’y a aucun écrit de Lacan qui mentionne la véritable raison du refus par l’IPA de continuer à agréer ses didactiques au-delà de 1963. La majorité de ses disciples ont dissimulé autant que lui ce motif et donc la véritable raison de la création de l’EFP. Ainsi Jacques-Alain Miller écrit-il en 2011 dans Vie de Lacan : « Il [Lacan] n’a pas tellement pâli de la rétorsion de l’Autre. Oui, bien sûr, une Association internationale alors basée à Chicago l’a persécuté, chassé — ou plutôt a voulu l’émasculer comme analyste, en lui interdisant de former des gens. N’en faisons pas toute une histoire. En définitive, elle pouvait peu, sinon aider au rinforzando de la calomnie. Lacan, de son côté, avait de la ressource, ne se laissa pas intimider, et manœuvra comme un chef. C’est alors que je l’ai connu, janvier 1964, et je fus le témoin direct, et aussi l’un des instruments, de sa brillante contre-offensive. Il triompha en France, au prix d’y rester enfermé, car coupé du milieu international [30] ».

    Elisabeth Roudinesco, qui détient le pouvoir d’informer les lecteurs du journal Le Mondedes matières psy, évoque le véritable motif, mais en l’édulcorant et en minimisant son importance. Dans Pourquoi la psychanalyse ?, elle écrit que la scission de 1963 se produisit « lorsque Lacan ne fut pas accepté comme didacticien dans les rangs de l’IPA du fait de son refus de se soumettre aux règles en vigueur concernant la durée des séances et la formation des analystes. Lacan refusait, en effet, de se plier à l’impératif de la séance de cinquante-cinq minutes et proposait de l’interrompre par des ponctuations significatives donnant un sens à la parole du patient. [...] Par ailleurs — et c’est sans doute la raison profonde de cette rupture —, Lacan restaurait, par son enseignement et par son style, la figure freudienne du maître socratique à une époque où celle-ci était jugée néfaste par l’IPA [31] » (souligné par J.V.R.)

    LE POUVOIR CURATIF DES CURES FREUDIENNES ET LACANIENNES

    Depuis longtemps, la médiocrité des résultats que Freud obtenait par ses traitements est connue et bien documentée [32]. Ceci n’empêche nullement les frères Miller d’affirmer que Freud guérissait sans difficulté, comme par magie. Ils affirment ce fait, mais l’expliquent de façon tout à fait différente.

    Jacques-Alain donne une explication freudienne classique : « Au départ, les cures analytiques avaient des résultats rapides et spectaculaires. Il suffisait de livrer à un patient la clé de l’Œdipe, c’était si révolutionnaire que cela le métamorphosait. Au fur et à mesure, la nouveauté se dissipait, les cures devenaient plus longues, plus complexes [33] ». Autrement dit : si les cures sont devenues si longues, voire interminables, c’est parce que tout le monde parle désormais du complexe d’Œdipe.

    Gérard, lui, avance une explication typiquement lacanienne : « L’aliénation du sujet à la chaîne signifiante, c’est ce que la psychanalyse naissante avait mis au jour. Qu’est-ce que l’âge d’or de la découverte freudienne, sinon ce temps béni des dieux où les symptômes analysés cédaient comme par miracle ? Lecture émerveillée des premiers textes de Freud... La psychanalyse dévoilait le lien du sujet au langage, témoignait de l’emprise du signifiant sur le corps, réussissait à annuler la souffrance par la parole. [34] » Autrement dit : si les cures sont devenues si longues, c’est parce que tout le monde sait que le symptôme est langage et que sa disparition tient en une analyse de Signifiants.

    Lacan a été pour le moins discret sur les effets de ses propres cures. Il s’est toujours plu à affirmer que la psychanalyse n’est pas une psychothérapie. Ainsi dans sa célèbre interview à la télévision, il déclare : « La psychothérapie, quelle qu’elle soit, tourne court, non qu’elle n’exerce pas quelque bien, mais qui ramène au pire [35] ». Même discours lors de l’ouverture de la section clinique de l’université Paris VIII : « La psychothérapie ramène au pire... Ce n’est pas la peine de thérapier [sic] le psychique. Freud aussi pensait ça. Il pensait qu’il ne fallait pas se presser de guérir [36] ». Les témoignages d’anciens lacanienssont accablants. Perrier par exemple écrit : « J’aurais aimé que Lacan publiât ses chiffres : c’est fou ce qu’on se suicidait chez lui ! Pour sa part, il avait horriblement peur de la mort. Une anecdote est restée célèbre : il avait foutu à la porte Diatkine, parce que ce dernier fantasmait sur la mort. Ça aussi, c’est très grave. Si Lacan a tué tout son monde, c’est parce que seul le cheminement de la pensée l’intéressait. Les êtres humains, il s’en foutait. Et la séduction qu’il exerçait sur eux dépouillait ses malades et ses clients de toute capacité d’autodéfense, ou peu s’en faut [37] ».

    Freud a toujours écrit que la psychanalyse n’était pas en mesure de traiter les psychoses, qu’il appelait « névroses narcissiques » [38]. Dans les années 1920, il a essayé de traiter un adolescent psychotique, Carl Liebmann, qu’il a qualifié de « paranoïaque super-intelligent » et pour lequel, écrit-il, il s’est « donné beaucoup de mal ». Il en parle dans sa correspondance avec Ferenczi [39], mais n’a jamais rien publié à ce sujet et pour cause : il n’a obtenu aucun résultat positif. Aujourd’hui des lacaniens prétendent, grâce à Lacan, faire mieux que Freud : ils affirment que l’autisme est une « psychose », qu’il leur revient de « traiter », et qu’il est de leur devoir de « combattre les thérapies cognitivo-comportementales » [40]. On attend toujours la publication d’études empiriquement validées.

    DE QUELQUES AUTRES MENSONGES

    Lacan s’est illustré par d’autres formes de tromperie, notamment le plagiat. Par exemple, il a repris à Henri Wallon — sans le citer — la description du stade du miroir. René Zazzo, parmi d’autres, a dénoncé cette malhonnêteté [41], ce qui n’empêche pas nombre delacaniens et d’autres d’enseigner qu’il s’agit d’une « découverte » de Lacan.

    J.-A. Miller s’est fait une spécialité des fausses citations pour diaboliser les TCC et spécialement Skinner. Nous avons déjà eu l’occasion de montrer comment il a utilisé la formule d’un journaliste « We Can’t Afford Freedom » (Nous ne pouvons nous payer le luxe d’être libre) placée sur la couverture d’un numéro du Time où il était question de Skinner, pour en faire une citation exprimant des intentions qui n’étaient absolument pas celles du célèbre professeur de Harvard [42]. Dans son récent « Lacan quotidien » (25-01-2012), on peut lire une autre citation attribuée à Skinner (« Je n’ai poursuivi dans ma vie qu’une idée — une véritable idée fixe. Le mot “contrôle” l’exprime », etc.) qui est en réalité le propos d’un personnage du roman de Skinner Walden Two. C’est comme si attribuait à Camus des phrases d’un personnage de son Caligula. Chacun jugera du niveau éthique et épistémologique du procédé.

    Peut-être le mensonge le plus nuisible de Lacan aura été de faire croire que sa logomachie recelait un sens profond, que seule une longue initiation permettait de comprendre. Cette « imposture intellectuelle » — pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Sokal et Bricmont — a égaré des milliers de personnes dans des exégèses ad infinitum et les a détournés d’activités réellement thérapeutiques. La tradition du mensonge, inaugurée par Freud, est plus que jamais vivante dans le lacanisme.

    ANNEXE : L’ÉTHIQUE DE LACAN SELON JACQUES-ALAIN MILLER

    Extraits de : Vie de Lacan écrite à l’intention de l’opinion éclairée.
    Ed. Navarin, 2001, 24 p.

    « Par beaucoup de traits, et même par un trait essentiel, Lacan n’était pas et ne se croyait pas un homme de bien. “Je n’ai pas de bonnes intentions”, dit-il une fois à son séminaire, moquant les préjugés de ceux qui pensent bien » (p. 12).

    « Il est clair que Lacan voulut être une exception, et s’assumait comme tel. [...] Il évoquait sa vie, écoutez bien, comme “une vie passée à vouloir être Autre malgré la loi” » (p. 15).

    « Que veut dire ce “malgré la loi”, à le prendre au sérieux ? Lacan s’avoue fièrement transgresseur, et joue au délinquant, au vaurien, au voyou. [...] Lacan est en effet quelqu’un qui bravait la loi, et dans les plus petites choses. » (p. 16)

    « Certains se plaisent à lui prêter des passions basses, qui sont, j’en jurerais, les leurs : fortune, notoriété, pouvoir. Mais tout cela va de soi pour l’homme de désir, ce sont des moyens de son désir, ce n’est pas son désir. Lacan incarnait au contraire ce qu’il y a d’énigmatique, de peu rassurant, voire d’inhumain dans le désir » (p. 19).

    « “Tâcher toujours plutôt à changer mes désirs que l’ordre du monde”, la belle maxime cartésienne qui résume tout ce qui est sagesse antique et moderne, n’était pas pour Lacan. Il était du parti contraire. Il entendait, lui, changer autour de lui le train des choses, leur train-train, et avec une obstination, une persévérance, une constance, qui faisait mon admiration » (p. 20).

    « Les anecdotes lacaniennes sont toutes vraies, même celles qui sont fausses, car, en saine doctrine, la vérité se distingue de l’exactitude, et elle a structure de fiction. Tout ce qui court sur le personnage de Lacan, de vu, d’entendu, ou de forgé, inventé, ou simplement de mal entendu, qui le diffame ou qui l’encense, converge à peindre l’homme de désir, et même de pulsion, qu’il était. » (p. 21).

    #psychose #escroquerie #lacan #psychanalyse

    • PSYCHANERIES
      https://sporenda.wordpress.com/2018/02/05/psychaneries

      On ne sait par où commencer tant ce psychanalyste accumule les non-sens et les absurdités. D’abord, affirmer que la pédophilie était quasi-inexistante lorsque l’ordre patriarcal était incontesté est évidemment massivement contrefactuel historiquement. Doit-on rappeler qu’en Angleterre par exemple, les bordels d’enfants des deux sexes étaient parfaitement légaux et nombreux à l’époque victorienne ? Qu’il était coutumier que les maîtres violent leurs très jeunes servantes ? Qu’un grand nombre des patientes de Freud avaient subi des incestes et des viols pédophiles (ce que Freud a décidé de dissimuler par souci de sa carrière et de protection de l’ordre patriarcal) ?

      Et il y a l’affirmation hallucinée que c’est la mort du roi-père (belge) qui signe la multiplication des Dutroux. Moralité : pour éliminer la pédophilie, restaurons la monarchie. Face à de telles bouffées délirantes, on serait tenté-e de conseiller à van Meerbeck d’aller consulter de toute urgence.

      Mais le paralogisme culminant de van Meerbeck, c’est lorsqu’il pose que l’inceste des mères est la partie invisible de l’iceberg : si l’inceste maternel est visible nulle part, c’est justement la preuve qu’il est partout. Par contre, si les cas d’incestes par père ou beau-pères sont majoritairement écrasants dans les cours d’assises et les médias, c’est en fait parce qu’ils n’existent (presque) pas.

      Ne vous y trompez pas : cette mise en accusation constante des mères par la psychanalyse, décrites comme fusionnelles au point d’être vampiriques et immanquablement incestueuses, c’est une opération de détournement d’attention et d’inversion de responsabilité qui vise à exonérer et protéger les pères incestueux : on agite le chiffon rouge d’incestes maternels imaginaires pour cacher la réalité factuellement constatable des nombreux incestes paternels (4 millions de personnes ont été victimes d’inceste en France selon un article de l’Express).

      Séparer la mère des enfants, et les faire passer du côté du père, c’est l’objectif primordial de la psychanalyse. En faisant de la mère une ogresse dont il faut à tout prix éloigner les enfants pour les soustraire à son amour dévorateur–noble tache « civilisatrice » qui est l’apanage du père–la psychanalyse vise à les « groomer » pour les préparer à devenir de bons petits soldats de l’ordre patriarcal ; soumission impossible si les enfants restent identifiés à leur mère, et aux valeurs dites féminines d’empathie, de coopération, de care et de souci du bien collectif dont la (bonne) maternité est porteuse.

      Notez aussi que séparer la mère des enfants et l’empêcher ainsi de les protéger présente l’avantage de faciliter l’accès sexuel des pères incestueux et des pédophiles aux enfants. Et que, dans l’ordre masculin d’inversion des valeurs, quand un meurtrier tue sa femme, c’est de l’amour et il doit être excusé. Mais quand une femme aime et protège ses enfants, (et pourrait fâcheusement s’interposer entre eux et les prédateurs sexuels), c’est de l’inceste, et elle est salie et stigmatisée.

      Stigmatiser la mère « incestueuse » largement imaginaire pour escamoter la réalité de l’inceste paternel tout en facilitant l’accès des prédateurs sexuels aux enfants en les soustrayant à la protection maternelle : coup double–le patriarcat est vraiment très fort.

  • Gérard Miller : « Est-il encore permis de voter à gauche quand on est de gauche ? »
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/03/08/gerard-miller-est-il-encore-permis-de-voter-a-gauche-quand-on-est-de-gauche_

    Dans une tribune au « Monde », le psychanalyste déplore que nombre d’électeurs de gauche affirment qu’il faut voter Emmanuel Macron dès le premier tour pour faire barrage à Marine Le Pen.

    LE MONDE | 08.03.2017 à 10h10 • Mis à jour le 08.03.2017 à 12h46 | Par Gérard Miller (psychanalyste, professeur des universités et réalisateur)

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    Jacques-Alain Miller « L’électeur de gauche vote son rêve au premier tour et atterrit au second. Mais en 2017, le FN est aux portes »
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/03/12/les-ruses-du-diable_5093226_3232.html

    Dans sa tribune, le psychanalyste Jacques-Alain Miller fustige ces électeurs de gauche qui commencent par voter leur rêve, et redescendent des cimes au second tour. Ce vote biface ne faisait de mal à personne, mais en 2017, le FN est aux portes du pouvoir.

    LE MONDE | 12.03.2017 à 06h51 • Mis à jour le 12.03.2017 à 07h16

    [Réponse à la tribune de Gérard Miller parue dans Le Monde daté du 9 mars 2017]

    #frangins_Miller

  • Pour le philosophe Jacques Rancière, certains intellectuels dits “républicains” ont fait depuis quelques années le lit du Front national. Il montre comment les valeurs universalistes ont été dévoyées au profit d’un discours xénophobe.

    Il y a trois mois, la France défilait au nom de la liberté d’expression et du vivre-ensemble. Les dernières élections départementales ont été marquées par une nouvelle poussée du Front national. Comment analysez-vous la succession rapide de ces deux événements, qui paraissent contradictoires ?

    Il n’est pas sûr qu’il y ait contradiction. Tout le monde, bien sûr, est d’accord pour condamner les attentats de janvier et se féliciter de la réaction populaire qui a suivi. Mais l’unanimité demandée autour de la « liberté d’expression » a entretenu une confusion. En effet, la liberté d’expression est un principe qui régit les rapports entre les individus et l’Etat en interdisant à ce dernier d’empêcher l’expression des opinions qui lui sont contraires. Or, ce qui a été bafoué le 7 janvier à « Charlie », c’est un tout autre principe : le principe qu’on ne tire pas sur quelqu’un parce qu’on n’aime pas ce qu’il dit, le principe qui règle la manière dont individus et groupes vivent ensemble et apprennent à se respecter mutuellement.

    Mais on ne s’est pas intéressé à cette dimension et on a choisi de se polariser sur le principe de la liberté d’expression. Ce faisant, on a ajouté un nouveau chapitre à la campagne qui, depuis des années, utilise les grandes valeurs universelles pour mieux disqualifier une partie de la population, en opposant les « bons Français », partisans de la République, de la laïcité ou de la liberté d’expression, aux immigrés, forcément communautaristes, islamistes, intolérants, sexistes et arriérés. On invoque souvent l’universalisme comme principe de vie en commun. Mais justement l’universalisme a été confisqué et manipulé. Transformé en signe distinctif d’un groupe, il sert à mettre en accusation une communauté précise, notamment à travers les campagnes frénétiques contre le voile. C’est ce dévoiement que le 11 janvier n’a pas pu mettre à distance. Les défilés ont réuni sans distinction ceux qui défendaient les principes d’une vie en commun et ceux qui exprimaient leurs sentiments xénophobes.

    Voulez-vous dire que ceux qui défendent le modèle républicain laïque contribuent, malgré eux, à dégager le terrain au Front national ?

    On nous dit que le Front national s’est « dédiabolisé ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il a mis de côté les gens trop ouvertement racistes ? Oui. Mais surtout que la différence même entre les idées du FN et les idées considérées comme respectables et appartenant à l’héritage républicain s’est évaporée. Depuis une vingtaine d’années, c’est de certains intellectuels, de la gauche dite « républicaine », que sont venus les arguments au service de la xénophobie ou du racisme. Le Front national n’a plus besoin de dire que les immigrés nous volent notre travail ou que ce sont des petits voyous. Il lui suffit de proclamer qu’ils ne sont pas laïques, qu’ils ne partagent pas nos valeurs, qu’ils sont communautaristes …

    Les grandes valeurs universalistes – laïcité, règles communes pour tout le monde, égalité homme-femme – sont devenues l’instrument d’une distinction entre « nous », qui adhérons à ces valeurs, et « eux », qui n’y adhèrent pas. Le FN peut économiser ses arguments xénophobes : ils lui sont fournis par les « républicains » sous les apparences les plus honorables.

    Si l’on vous suit, c’est le sens même de la laïcité qui aurait été perverti. Qu’est-ce que la laïcité représente pour vous ?

    Au XIX e, la laïcité a été pour les républicains l’outil politique permettant de libérer l’école de l’emprise que l’Eglise catholique faisait peser sur elle, en particulier depuis la loi Falloux, adoptée en 1850. La notion de laïcité désigne ainsi l’ensemble des mesures spécifiques prises pour détruire cette emprise. Or, à partir des années 1980, on a choisi d’en faire un grand principe universel. La laïcité avait été conçue pour régler les relations de l’Etat avec l’Eglise catholique.

    La grande manipulation a été de la transformer en une règle à laquelle tous les particuliers doivent obéir. Ce n’est plus à l’Etat d’être laïque, c’est aux individus. Et comment va-t-on repérer qu’une personne déroge au principe de laïcité ? A ce qu’elle porte sur la tête … Quand j’étais enfant, le jour des communions solennelles, nous allions à l’école retrouver nos copains qui n’étaient pas catholiques, en portant nos brassards de communiants et en leur distribuant des images. Personne ne pensait que cela mettait en danger la laïcité. L’enjeu de la laïcité, alors, c’était le financement : à école publique, fonds publics ; à école privée, fonds privés. Cette laïcité centrée sur les rapports entre école publique et école privée a été enterrée au profit d’une laïcité qui prétend régenter le comportement des individus et qui est utilisée pour stigmatiser une partie de la population à travers l’apparence physique de ses membres. Certains ont poussé le délire jusqu’à réclamer une loi interdisant le port du voile en présence d’un enfant.

    Mais d’où viendrait cette volonté de stigmatiser ?

    Il y a des causes diverses, certaines liées à la question palestinienne et aux formes d’intolérance réciproque qu’elle nourrit ici. Mais il y a aussi le « grand ressentiment de gauche », né des grands espoirs des années 1960-1970 puis de la liquidation de ces espoirs par le parti dit « socialiste » lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Tous les idéaux républicains, socialistes, révolutionnaires, progressistes ont été retournés contre eux-mêmes. Ils sont devenus le contraire de ce qu’ils étaient censés être : non plus des armes de combat pour l’égalité, mais des armes de discrimination, de méfiance et de mépris à l’égard d’un peuple posé comme abruti ou arriéré. Faute de pouvoir combattre l’accroissement des inégalités, on les légitime en disqualifiant ceux qui en subissent les effets.

    Pensons à la façon dont la critique marxiste a été retournée pour alimenter une dénonciation de l’individu démocratique et du consommateur despotique – une dénonciation qui vise ceux qui ont le moins à consommer … Le retournement de l’universalisme républicain en une pensée réactionnaire, stigmatisant les plus pauvres, relève de la même logique.

    N’est-il pas légitime de combattre le port du voile, dans lequel il n’est pas évident de voir un geste d’émancipation féminine ?

    La question est de savoir si l’école publique a pour mission d’émanciper les femmes. Dans ce cas, ne devrait-elle pas également émanciper les travailleurs et tous les dominés de la société française ? Il existe toutes sortes de sujétions – sociale, sexuelle, raciale. Le principe d’une idéologie réactive, c’est de cibler une forme particulière de soumission pour mieux confirmer les autres. Les mêmes qui dénonçaient le féminisme comme « communautaire » se sont ensuite découverts féministes pour justifier les lois anti-voile. Le statut des femmes dans le monde musulman est sûrement problématique, mais c’est d’abord aux intéressées de dégager ce qui est pour elles oppressif. Et, en général, c’est aux gens qui subissent l’oppression de lutter contre la soumission. On ne libère pas les gens par substitution.

    Revenons au Front national. Vous avez souvent critiqué l’idée que le « peuple » serait raciste par nature. Pour vous, les immigrés sont moins victimes d’un racisme « d’en bas » que d’un racisme « d’en haut » : les contrôles au faciès de la police, la relégation dans des quartiers périphériques, la difficulté à trouver un logement ou un emploi lorsqu’on porte un nom d’origine étrangère. Mais, quand 25 % des électeurs donnent leur suffrage à un parti qui veut geler la construction des mosquées, n’est-ce pas le signe que, malgré tout, des pulsions xénophobes travaillent la population française ?

    D’abord, ces poussées xénophobes dépassent largement l’électorat de l’extrême droite.

    Où est la différence entre un maire FN qui débaptise la rue du 19-Mars-1962 [Robert Ménard, à Béziers, NDLR], des élus UMP qui demandent qu’on enseigne les aspects positifs de la colonisation, Nicolas Sarkozy qui s’oppose aux menus sans porc dans les cantines scolaires ou des intellectuels dits « républicains » qui veulent exclure les jeunes filles voilées de l’université ? Par ailleurs, il est trop simple de réduire le vote FN à l’expression d’idées racistes ou xénophobes. Avant d’être un moyen d’expression de sentiments populaires, le Front national est un effet structurel de la vie politique française telle qu’elle a été organisée par la constitution de la V e République. En permettant à une petite minorité de gouverner au nom de la population, ce régime ouvre mécaniquement un espace au groupe politique capable de déclarer : « Nous, nous sommes en dehors de ce jeu-là. » Le Front national s’est installé à cette place après la décomposition du communisme et du gauchisme. Quant aux « sentiments profonds » des masses, qui les mesure ? Je note seulement qu’il n’y a pas en France l’équivalent de Pegida, le mouvement allemand xénophobe. Et je ne crois pas au rapprochement, souvent fait, avec les années 1930. Je ne vois rien de comparable dans la France actuelle aux grandes milices d’extrême droite de l’entre-deux-guerres.

    A vous écouter, il n’y aurait nul besoin de lutter contre le Front national …

    Il faut lutter contre le système qui produit le Front national et donc aussi contre la tactique qui utilise la dénonciation du FN pour masquer la droitisation galopante des élites gouvernementales et de la classe intellectuelle.

    L’hypothèse de son arrivée au pouvoir ne vous inquiète-t-elle pas ?

    Dès lors que j’analyse le Front national comme le fruit du déséquilibre propre de notre logique institutionnelle, mon hypothèse est plutôt celle d’une intégration au sein du système. Il existe déjà beaucoup de similitudes entre le FN et les forces présentes dans le système.

    Si le FN venait au pouvoir, cela aurait des effets très concrets pour les plus faibles de la société française, c’est-à-dire les immigrés …

    Oui, probablement. Mais je vois mal le FN organiser de grands départs massifs, de centaines de milliers ou de millions de personnes, pour les renvoyer « chez elles ». Le Front national, ce n’est pas les petits Blancs contre les immigrés. Son électorat s’étend dans tous les secteurs de la société, y compris chez les immigrés. Alors, bien sûr, il pourrait y avoir des actions symboliques, mais je ne crois pas qu’un gouvernement UMP-FN serait très différent d’un gouvernement UMP.

    A l’approche du premier tour, Manuel Valls a reproché aux intellectuels français leur « endormissement » : « Où sont les intellectuels, où sont les grandes consciences de ce pays, les hommes et les femmes de culture qui doivent, eux aussi, monter au créneau, où est la gauche ? » a-t-il lancé. Vous êtes-vous senti concerné ?

    « Où est la gauche ? » demandent les socialistes. La réponse est simple : elle est là où ils l’ont conduite, c’est-à-dire au néant. Le rôle historique du Parti socialiste a été de tuer la gauche. Mission accomplie. Manuel Valls se demande ce que font les intellectuels … Franchement, je ne vois pas très bien ce que des gens comme lui peuvent avoir à leur reprocher. On dénonce leur silence, mais la vérité, c’est que, depuis des décennies, certains intellectuels ont énormément parlé. Ils ont été starisés, sacralisés. Ils ont largement contribué aux campagnes haineuses sur le voile et la laïcité. Ils n’ont été que trop bavards. J’ajouterai que faire appel aux intellectuels, c’est faire appel à des gens assez crétins pour jouer le rôle de porte-parole de l’intelligence. Car on ne peut accepter un tel rôle, bien sûr, qu’en s’opposant à un peuple présenté comme composé d’abrutis et d’arriérés. Ce qui revient à perpétuer l’opposition entre ceux « qui savent » et ceux « qui ne savent pas », qu’il faudrait précisément briser si l’on veut lutter contre la société du mépris dont le Front national n’est qu’une expression particulière.

    Il existe pourtant des intellectuels – dont vous-même – qui combattent cette droitisation de la pensée française. Vous ne croyez pas à la force de la parole de l’intellectuel ?

    Il ne faut pas attendre de quelques individualités qu’elles débloquent la situation. Le déblocage ne pourra venir que de mouvements démocratiques de masse, qui ne soient pas légitimés par la possession d’un privilège intellectuel.

    Dans votre travail philosophique, vous montrez que, depuis Platon, la pensée politique occidentale a tendance à séparer les individus « qui savent » et ceux « qui ne savent pas ». D’un côté, il y aurait la classe éduquée, raisonnable, compétente et qui a pour vocation de gouverner ; de l’autre, la classe populaire, ignorante, victime de ses pulsions, dont le destin est d’être gouvernée. Est-ce que cette grille d’analyse s’applique à la situation actuelle ?

    Longtemps, les gouvernants ont justifié leur pouvoir en se parant de vertus réputées propres à la classe éclairée, comme la prudence, la modération, la sagesse … Les gouvernements actuels se prévalent d’une science, l’économie, dont ils ne feraient qu’appliquer des lois déclarées objectives et inéluctables – lois qui sont miraculeusement en accord avec les intérêts des classes dominantes. Or on a vu les désastres économiques et le chaos géopolitique produits depuis quarante ans par les détenteurs de la vieille sagesse des gouvernants et de la nouvelle science économique. La démonstration de l’incompétence des gens supposés compétents suscite simplement le mépris des gouvernés à l’égard des gouvernants qui les méprisent. La manifestation positive d’une compétence démocratique des supposés incompétents est tout autre chose.

    http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20150403.OBS6427/jacques-ranciere-les-ideaux-republicains-sont-devenus-des-armes-

  • L’illusion lyrique

    par Jacques-Alain Miller

    Paris, ce 11 janvier 2015, matin

    Qui l’eût cru ? Qui l’eût dit ? La France debout comme un seul homme, ou une seule femme. La France devenue ou redevenue une. La République, courageuse, intrépide, ayant choisi la résistance. Finis les auto-reproches ! Les Français soudain sortis de leur dépression, de leurs divisions, et même, à en croire un académicien, redevenus « les soldats de l’An II ». Les Français faisant à nouveau l’admiration du monde. Et, dodelinant de la tête, le président Hollande accueillant avec son air de premier communiant le peu d’hommes tenant dans leurs mains les destinées de la planète. Pourquoi se précipiter ainsi à Paris ? On croirait qu’ils viennent s’y ressourcer, y raviver leur pouvoir, le légitimer, le lustrer. Une planète elle-même presque unie, unanime, parcourue d’un même frisson, comme formant une seule foule, en proie à une pandémie émotionnelle sans précédent, sinon peut-être le Jour de la Victoire qui mit fin à la Première Guerre mondiale, la Libération de Paris, le 8 mai 1945.

    La France, l’humanité, semblent n’être plus des abstractions, semblent prendre chair, s’incarner sous nos yeux, dans nos cœurs, dans nos corps. Nous aurons donc connu cela, « l’illusion lyrique. » Impossible de s’y retrouver sans Freud et sa Massenpsychologie , ou même sa doctrine de la cure. L’événement fait coupure ; il reconfigure le sujet, ou plutôt le fait émerger sous une forme inédite. Cependant, les Bourses, jusqu’à présent, n’ont pas bougé, à la différence du 11 septembre. Or, c’est là ce qui fait office aujourd’hui d’épreuve du réel. Tant qu’elles n’auront pas enregistré la secousse, on reste dans l’imaginaire.

    Tout a été mis en mouvement par trois hommes, pas un de plus, ayant donné leur vie pour le nom du Prophète. Toutefois, pour coiffer cet enthousiasme universel, ce n’est pas son nom, mais celui de Charlie qui surgit à la place. Charlie ! Une feuille hebdomadaire qui, dès avant que sa rédaction ne soit exterminée, était déjà, faute de lecteurs, à l’agonie. Le résidu, le déchet, d’une époque de l’esprit dès longtemps surmontée. C’est là que l’on vérifie ce qu’enseigne la psychanalyse, de la puissance que recèle la fonction du reste. Charlie meurt assassiné le mercredi ; le dimanche, c’est sa résurrection. Sa transformation, sa sublimation, son Aufhebung , en symbole universel. Le nouveau Christ. Ou, pour garder la mesure, le Here Comes Everybody de James Joyce.

    On doit cet effet à nos trois djihadistes, ces chevaliers de l’Apocalypse, ces soldats de l’Absolu. Ils auront réussi ceci : effrayer, paniquer, une bonne partie de la planète. Comme l’écrivait hier dans un tweet cette vieille canaille de Murdoch, « Big jihadist danger looming everywhere from Philippines to Africa to Europe to US. » C’est dans le nombre que chacun va abriter sa peur et la sublimer en ardeur. Le nombre est la réponse démocratique à l’Absolu. Fait-il le poids ?

    Aucune religion n’a magnifié la transcendance de l’Un, sa séparation, comme l’a fait le discours de Mahomet. Face à l’Absolu, ni le judaïsme, ni le christianisme, ne laissent seule la débilité humaine. Ils offrent au croyant la médiation, le secours, d’un peuple, d’une Eglise, tandis que l’Absolu islamique n’est pas mitigé, reste effréné. C’est le principe de sa splendeur. La certitude est de son côté, alors qu’on dispute de la définition du Juif, que les Eglises protestantes se chamaillent, que le Vatican même est atteint, aux dires du pape d’un « Alzheimer spirituel ». Un autre académicien prescrit à l’Islam de se soumettre à « l’épreuve de la critique » pour gagner sa vraie grandeur. En effet, tout est là. Quand les poules auront des dents…

    Lorsque l’on manifeste, comme nous allons faire dans quelques heures, on s’adresse à une puissance qu’il s’agit de fléchir. Les cortèges qui, tout à l’heure, convergeront sur la place de la Nation, ne le savent pas, mais ils se préparent à célébrer le maître de demain. Quel est-il ? « Mais voyons, me dira-t-on, nous venons encenser la République, les Lumières, les Droits de l’Homme, la liberté d’expression » etc, etc. Croyez-vous vraiment, répondrai-je, solidaires de ces « valeurs » M. Poutine, M. Viktor Orban, les Grands de ce monde ? C’est beaucoup plus simple. De valeurs ils n’en ont qu’une : l’ordre public, le maintien de l’ordre. Et là-dessus les peuples s’accordent avec eux. Le lien social, voilà le Souverain Bien. Il n’y en a pas d’autre. On honore les victimes, sans doute. Mais d’abord, et partout, on compte sur la police.

    Pauvre Snowden ! Oui, nous voulons être surveillés, écoutés, fliqués, si la vie est à ce prix. Grande ruée vers la servitude volontaire. Que dis-je, volontaire ? Désirée, revendiquée, exigée. A l’horizon, le Léviathan, « Pax et Princeps. » Un moment vint à Rome, notait jadis Ronald Syme, où même les Républicains considérèrent comme un moindre mal « submission to absolute rule. » Houellebecq sur ce point n’a pas tort : la tendance aujourd’hui, contrairement aux apparences, n’est pas à la résistance, mais à la soumission.

    ( A paraître online sur lepoint.fr)

    je relis ce texte ce matin et je me trouve n’avoir pas grand chose à y redire, si ce n’est que je ne suis pas française, que le concept de France me passe un peu par-dessus la tête et que je crains que cette remarque sur le Un de l’islam ainsi que cette mention des 3 chevaliers de l’apocalypse (bien plus français que moi), ne participent du discours qui cherche à stigmatiser des populations musulmanes qui le sont déjà suffisamment, quand c’est à elles, que moi je pense aujourd’hui (chacun son histoire, son nom, son trauma).

    j’ai cru de mon côté, bien plus bien plus qu’à la peur des "soldats de l’Absolu", à l’appel du tweet ou du statut facebook, à sa diffusion rhizomatique instantanée, à son effet hypnotique qui laisse chacun qui l’envoie d’abord dans la jouissance de ce qui n’en n’a plus aucune et la perte de tous les inconforts de la conscience, puis dans la retrouvaille d’une communauté (bien plus que d’une unité nationale) enfin possible et sous les feux des projecteurs. (les réseaux sociaux connaissent dorénavant leur pouvoir, celui de capter l’attention des médias et de connaître, le temps d’un rassemblement, éclair de préférence, leur instant-de-gloire.)

    et puis, j’étais sur les dents. je lis le Sade d’Annie Lebrun ( Soudain un bloc d’abîme, Sade ) en ce moment et je venais de voir le film Night Call (avec Jake Gyllenhaal génial) sur la saloperie des journalistes et de la télévision. il me semblait que mon émotion, au moment où mon compagnon est venu m’annoncer l’attentat de charlie hebdo, la mort de tous ces dessinateurs, m’avait été ravie dès lors que j’avais allumé la radio pour écouter les news. je me suis sentie complètement brainwashée, je ne savais plus du tout quoi penser, j’étais complètement hérissée contre tout ce que j’entendais.... pareil sur twitter. pure récupération par les politiques et les médias, récupération révoltante, effrayante. et les gens heureux de se trouver des brins d’idées sur quoi se branler ensemble, de la même façon, heureux de faire masse, foule.

    j’ai donc soupçonné les Charlie des places publiques de n’être pas vraiment tristes. leur chagrin né seulement de l’émulation des réseaux sociaux, d’un désir de visibilité médiatique, assorti d’un désir de "communauté", d’unité, de rassemblement. (Et je me demandais qui j’étais pour me permettre de penser des choses pareilles et si ce n’était pas moi qui étais sans cœur, complètement insensible). ils étaient tous là, ensemble, si bons, si « innocents », et la télé et le monde les voyaient. voyaient si bien que les politiques ont tôt fait de les rejoindre dans la rue.

    mon propre chagrin, ma blessure, m’avaient été ôtés, pris en otage par les discours des médias venus l’oblitérer et auxquels je n’étais pas parvenue à résister.

    #charlie #twitter #media #foule #servitude_volontaire #foule_sentimentale #psychanalyse #jacques-alain_miller