Le neurodroit, oublié du débat sur la bioéthique
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Le recours à l’imagerie cérébrale dans le domaine judiciaire est autorisé en France depuis 2011. Dans une tribune au « Monde », deux chercheurs en sociologie s’en inquiètent, alors que se tiennent les Etats généraux de la bioéthique.
Par Julien Larregue et William Wannyn
Tribune. La loi bioéthique de 2011 a fait de la France le premier pays du monde à autoriser dans un texte législatif le recours à l’imagerie cérébrale dans le domaine judiciaire. Depuis cette date, l’article 16-14 du code civil autorise un magistrat à mandater un expert en neurosciences afin qu’il évalue les risques de récidive, la véracité d’un témoignage ou le degré de responsabilité pénale d’un prévenu. Cette expertise peut prendre la forme d’une analyse de l’activité électrique et/ou hémodynamique de certaines zones cérébrales pendant que l’individu répond, par exemple, à un interrogatoire de police.
Malgré ses répercussions potentielles, l’adoption de cet amendement proposé et défendu par Jean Leonetti est passée relativement inaperçue. Plus grave encore, elle s’est faite contre l’avis des chercheurs présents lors des auditions préparatoires qui s’y étaient unanimement opposés, craignant que cette législation ouvre la porte à des dérives sécuritaires. Alors que les Etats généraux de la loi bioéthique ont débuté le 18 janvier, il est primordial d’ouvrir le débat public sur l’utilisation des neurosciences dans le domaine judiciaire si l’on ne veut pas reconduire le rendez-vous manqué de 2011.
Comme la nomination récente du neuroscientifique Stanislas Dehaene à la tête du Conseil scientifique de l’éducation nationale, l’autorisation de l’expertise neuroscientifique dans le cadre judiciaire illustre bien les attentes sociales et politiques croissantes qui sont placées dans la recherche sur le cerveau. L’utilisation des neurosciences pour orienter les politiques publiques en France remonte à 2009, lorsque le Centre d’analyse stratégique, organe qui assiste le premier ministre dans la formulation des principales réformes gouvernementales, s’est doté d’un programme « Neurosciences et politiques publiques ».
Ce programme a notamment donné lieu à la publication d’un rapport ambivalent sur le neurodroit coordonné par Olivier Oullier, professeur de psychologie et de neurosciences à l’université d’Aix-Marseille. Tout en insistant sur les limites actuelles des connaissances neuroscientifiques, les auteurs appelaient à augmenter les financements de la recherche sur le cerveau, afin que les neurosciences puissent un jour servir à améliorer le système de justice.
Ce recours tous azimuts aux neurosciences est problématique, puisque les connaissances dans le domaine sont encore fragiles. Les théories et les techniques neuroscientifiques sont de fait vivement critiquées depuis le début des années 2000, comme en atteste un nombre croissant d’articles scientifiques démontrant les limites des analyses statistiques utilisées dans une large portion de la littérature neuroscientifique.
S’agissant du neurodroit, l’idée que l’imagerie cérébrale puisse un jour permettre de révéler des prédispositions à la violence, à la récidive ou permettre de détecter le mensonge est loin de faire consensus au sein de la communauté scientifique. Si elles peuvent se révéler précieuses pour évaluer le niveau de compensation de certaines affections neurophysiologiques (traumatisme cérébral lié à un accident du travail par exemple), les neurosciences demeurent très limitées dans leur compréhension de comportements humains aussi complexes que ceux que doivent juger les tribunaux.
Les magistrats français restent d’ailleurs hermétiques à cette nouveauté introduite par la loi de 2011, comme en atteste l’absence à ce jour de jurisprudence notable recourant à l’expertise neuroscientifique dans le cadre d’une procédure pénale. Les décideurs politiques doivent se montrer sceptiques face à la rhétorique de la promesse qu’emploient certains chercheurs soucieux de les convaincre que la solution aux problèmes sociaux les plus divers se trouve dans le cerveau. La révision de la loi bioéthique doit être l’occasion d’un réel débat public autour des enjeux du recours aux neurosciences dans le domaine judiciaire.
Julien Larregue est docteur en droit, postdoctorant à la chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences de l’université du Québec, à Montréal (larregue.julien@uqam.ca)
William Wannyn est doctorant en sociologie à l’université de Montréal (william.wannyn@umontreal.ca)