Qui aurait pensé qu’une bataille symbolique se jouerait dans la petite commune de Bremgarten ? Le 6 août passé, la commune de 6500 habitants du canton d’Argovie a vu s’ouvrir sur ses terres un centre de requérants d’asile conduit par la Confédération. Selon les informations parues dans la presse, l’Office fédéral des migrations (ODM) aurait accepté certaines « conditions » posées par la commune et ses autorités, les plus sensibles concernant l’interdiction d’accès à la piscine, aux terrains de sports ou à d’autres places publiques.
Bon gré mal gré, le climat délétère autour de l’asile transforme notre façon de percevoir la réalité et je serais prêt à parier que la plupart des lecteurs ont parcouru la phrase précédente sans sourciller. Exiger d’interdire la piscine ou le stade de foot aux demandeurs d’asile est devenu politiquement acceptable, même auprès d’un office fédéral. C’est dire si l’affaire de Bremgarten, qui pourrait être vue comme une aventure estivale, est en fait une bataille de la plus haute importance. Excusez la formule grandiloquente, mais il n’en va ni plus ni moins que de la défense de certains principes absolument fondamentaux de notre pays.
Le premier de ces principes, c’est bien sûr la non-discrimination. Et pour débusquer une discrimination et montrer son absurdité, l’arme absolue reste l’analogie. Imaginons donc que la commune de Bremgarten souhaite interdire l’entrée de sa piscine à tous les amateurs de musique pop. C’est choquant, car c’est discriminant. Pourquoi moi, qui aime la musique pop, n’aurais-je pas le droit d’aller à la piscine ? L’absurdité apparaît particulièrement flagrante car la pop et la piscine n’ont rien à voir ensemble. En d’autres mots, ’interdiction n’a aucun lien avec le critère discriminant. Le même constat s’applique pour les demandeurs d’asile.
Les seules interdictions acceptables sont celles qui reposent sur des critères objectifs et vérifiables. Imaginons ainsi la piscine de Nyon durant la période du Paléo. Une interdiction d’entrer pour les personnes à l’hygiène trop douteuse (venant directement du camping) serait acceptable, car en lien direct avec la piscine et ses activités. Imaginons la même piscine refusant l’accès aux personnes alcoolisées ou cherchant visiblement à semer le troube. Acceptable, car en lien direct avec l’utilisation pacifique de la piscine. Imaginons finalement une obligation de s’inscrire ou de fractionner le groupe si l’on vient avec beaucoup de monde. Acceptable, sinon la piscine ne fonctionne plus.
Mais à Bremgarten, ce n’est ni l’hygiène, ni le comportement alcoolique ou violent qui donnent lieu à une interdiction, mais seulement le fait d’être Autre, d’avoir un titre de séjour spécifique. A ce titre, il n’est pas surprenant que les esprits s’échauffent autour de la « piscine », lieu hautement symbolique. C’est en effet dans la piscine que les corps se touchent et, par l’intermédiaire de l’eau partagée, se mélangent. C’est là que l’Autre se fait le plus clairement voir et sentir comme Autre. Mais c’est également là que les plus sombres histoires de ségrégation remontent à la surface.
Le deuxième principe, c’est l’exigence d’efficacité des lois en vigueur. En plus d’être discriminants, les règlements de la commune de Bremgarten sont profondément contreproductifs et même dangereux. D’une part, il suffit d’avoir passé quelques jours dans un tel centre pour voir que l’ennemi de tous, c’est l’inaction. Ne rien faire de ses journées fait le nid des angoisses, des tentations et des passages à l’acte peu recommandables. Les activités sportives apparaissent comme une activité facile et à la portée de tous pour contrer cet immobilisme. Attention ! Il ne s’agit même pas de chercher à intégrer les demandeurs d’asile (horrible pensée), mais de mettre en place des simples mesures pour prévenir les débordements.
En plus d’être contreproductives dans la pratique, ce genre d’interdictions contribue à renforcer le climat détestable qui règne sur l’asile. En prétextant prévenir un incendie, on légitime le travail des pyromanes en tout genre et rend plus difficile celui des pompiers. Si la piscine et le terrain de foot sont interdits, pourquoi ne pas pousser le raisonnement et forcer les demandeurs d’asile à rester dans les abris PC toute la journée, moyennant une heure de promenade ? Au final, tous les acteurs du système d’asile, y compris les habitants des communes concernées, ne peuvent que perdre dans le jeu qu’ils engagent parfois eux-mêmes.
J’ai eu la chance de faire du service civil dans un centre de demandeurs d’asile de la région biennoise. J’ai emmené des groupes faire du parcours vita, organisé des matchs de foot sur le terrain communal, mis sur pied des visites au bord du lac. A raison, personne n’aurait compris pourquoi ces activités auraient pu être interdites aux demandeurs d’asile. Alors pourquoi la piscine de Bremgarten ? En cet été 2013, il faut mener et gagner la bataille de Bremgarten.