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  • La démocratie dans les bras de Big Brother
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    Mireille Delmas-Marty revient sur les enjeux liés à la protection des droits fondamentaux alors que le Sénat examine, depuis le 2 juin, le projet de loi controversé sur le renseignement.
    […]

    #paywall :-(

    • Faut juste demander :)

      La démocratie dans les bras de Big Brother

      LE MONDE CULTURE ET IDEES | 04.06.2015 à 15h10 • Mis à jour le 04.06.2015 à 20h09 | Propos recueillis par Franck Johannès

      Mireille Delmas-Marty, 74 ans, est une juriste infiniment respectée en Europe. Agrégée de droit privé et de sciences criminelles, ancienne professeure des universités Lille-II, Paris-XI, ­Paris-I - Panthéon-Sorbonne, ex-membre de l’Institut universitaire de France, puis au Collège de France de 2003 à 2011, elle a été professeure invitée dans la plupart des grandes universités européennes, ainsi qu’aux Etats-Unis, en Amérique latine, en Chine, au Japon et au Canada.

      En France, son nom reste attaché au rapport de la Commission justice pénale et droits de l’homme (1989-1990), qui préconisait une réforme profonde de la justice pénale : elle proposait de supprimer le juge d’instruction au profit d’un juge arbitre et d’un parquet doté de solides garanties statutaires. Ayant écrit de nombreux ouvrages, dont Libertés et ­sûreté dans un monde dangereux (Seuil, 2010), Mireille Delmas-Marty revient sur les enjeux liés à la protection des droits fondamentaux alors que le Sénat examine, depuis le 2 juin, le projet de loi controversé sur le renseignement.

      Lire aussi : Renseignement  : la loi examinée en urgence au Sénat
      Le 11-Septembre, «  tragédie  » en trois actes

      Depuis le 11 septembre 2001, la façon d’envisager la sanction pénale a-t-elle changé ?

      C’est plus qu’un changement, c’est une véritable métamorphose de la justice ­pénale, et plus largement du contrôle ­social. Les conséquences des attentats de 2001 se sont enchaînées de façon quasi inéluctable, un peu à la manière d’une tragédie. Le premier acte, l’effondrement des tours jumelles de New York, est un événement mondial  : les auteurs comme les victimes sont de différentes nationalités, et sa préparation comme sa diffusion ont largement intégré des moyens de communication transnationaux, dont Internet. Logiquement, un crime global aurait dû appeler une justice ­globale, rendue par une cour pénale ­internationale. Mais on est très loin de la logique  : il était politiquement impensable que les Etats-Unis ne relèvent pas eux-mêmes un tel défi.

      Le président George Bush a aussitôt ­déclaré la «   guerre contre le terrorisme  ». Il faut s’arrêter sur cette formule, parce que ce n’est pas une simple métaphore. La Constitution américaine ne prévoit pas d’état d’exception  : seul l’état de guerre permet un transfert de pouvoirs au président. Le Patriot Act a donc rendu possible, sur ordre du président, une surveillance de masse et un régime pénal ­dérogatoire allant jusqu’à couvrir l’usage de la torture, voire organiser des assassinats ciblés. Cette stratégie guerrière a eu des conséquences en droit ­international  : pour la première fois, le terrorisme a été assimilé, par le Conseil de sécurité des ­Nations unies, à un acte d’agression. S’agissant d’une agression, les Etats-Unis étaient en légitime défense, une défense qu’ils n’ont pas hésité à élargir à ce ­concept étrange de défense «  préemptive  », qui a servi à légitimer les frappes «  préventives  » contre l’Irak en 2003.

      Quel est pour vous le deuxième acte  ?

      C’est la mondialisation de la surveillance. D’une riposte purement nationale et souverainiste, on est très vite passé à une guerre contre le terrorisme élargie à l’ensemble de la planète, avec l’ouverture du camp de Guantanamo hors du territoire américain, puis avec l’existence d’une «  toile d’araignée  » américaine dénoncée en 2006 par le Conseil de l’Europe – la carte des centres de détention secrets dans le monde et les transferts illégaux de détenus.

      Le troisième acte se joue, aujourd’hui encore, sur plusieurs scènes, aux Etats-Unis, au Moyen-Orient ou en Europe mais aussi, depuis janvier, au cœur de la France. L’apparition de l’organisation ­criminelle dite «   Etat islamique  » sur les ruines de l’Irak et de la Syrie brouille ­encore davantage les distinctions entre guerre et paix, entre crime et guerre. Avec qui conclure un traité de paix  ? Tous les ingrédients sont réunis pour une guerre civile mondiale et ­permanente.
      «  La justice pénale devient une justice prédictive  »

      Quel est l’impact de ces bouleversements sur le système ­pénal français  ?

      De l’«   association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste   », prévue dès 1986, à l’«  entreprise individuelle à caractère terroriste   », ajoutée en 2014, se confirme l’évolution vers une justice que l’on pourrait qualifier de prédictive. Ce sont des étapes dans l’extension progressive des qualifications pénales en matière de terrorisme, une sorte de dilatation de la responsabilité pénale qui englobe des comportements de plus en plus éloignés de l’infraction. Alors que l’association de malfaiteurs suppose au moins deux personnes, la loi de 2014 n’en vise plus qu’une.

      La différence n’est pas seulement quantitative, elle est aussi qualitative  : à partir du moment où l’entreprise criminelle ne concerne qu’un individu, il est beaucoup plus difficile de trouver des éléments matériels concrétisant le projet criminel. D’où la recherche d’une mystérieuse intention criminelle afin, explique le gouvernement, de placer la répression pénale «  au plus près de l’intention  ». Aujourd’hui, il est possible d’engager des poursuites à l’égard d’un individu avant même toute tentative. Jusqu’où ira-t-on dans l’anticipation  ? Prétendre prédire le passage à l’acte, détecter l’intention, c’est déjà une forme de déshumanisation parce que le propre de l’homme est l’indétermination  : sans indétermination, on n’est plus responsable de rien.

      Quelles sont les autres étapes  ?

      En France, le grand tournant remonte à la loi de 2008 sur la rétention de sûreté, adoptée par une «   droite décomplexée  » qui n’hésite pas à copier le modèle d’une loi allemande de la période nazie. Ce texte va très loin puisque en permettant l’incarcération d’un condamné après l’exécution de sa peine, pour une durée renouvelable indéfiniment par le juge au vu d’un avis de dangerosité, la loi renonce au principe de responsabilité.

      Enfermer un être humain, non pour le punir, mais pour l’empêcher de nuire, comme un animal dangereux, c’est une véritable déshumanisation et une dérive considérable. La justice pénale devient une justice prédictive, et la sanction punitive se double d’une mesure préventive, dite de sûreté – qui en réalité repose sur la prédiction. Traditionnellement, le droit pénal est pourtant fondé sur la ­culpabilité, établie, construite sur des éléments de preuves. La dangerosité, en revanche, relève d’un pronostic sur l’avenir, voire d’un soupçon, impossible à prouver  : faute de preuves de leur culpabilité, certains détenus de Guantanamo n’ont ainsi pas pu être jugés.

      Le projet de loi sur le renseignement adopte-t-il la même logique  ?

      Ce projet va en effet dans le même sens  : la police devient, elle aussi, prédictive. Deux mots-clés, empruntés au Livre blanc de 2013 sur la défense et la sécurité nationale, reviennent dans la présentation du projet de loi  : «  connaissance  » et «  anticipation  ». Avec les progrès du numérique, on arrive à agréger dans les fameux big data une telle masse de données que l’interprétation, en intégrant les techniques de profilage et les algorithmes de prédiction, relève de plus en plus d’une logique d’anticipation, une sorte d’extension dans le temps. Au lieu de partir de la cible pour trouver les données, on part des données pour trouver la cible.

      Y a-t-il des points communs entre le Patriot Act et l’arsenal législatif français  ?

      Oui et non. Non, parce que nous n’avons, en France, ni procédé à un transfert de pouvoir massif vers le président de la République, ni créé des commissions militaires pour juger les terroristes, ni autorisé l’usage de la torture. Notre arsenal n’est donc pas un «  droit d’exception  », comme l’a répété le premier ministre, Manuel Valls, bien qu’il concède «  des mesures exceptionnelles  ». Oui, car il y a aussi des points communs avec la riposte américaine, ne serait-ce que l’expression de «  guerre contre le terrorisme   », que le Conseil de l’Europe considère pourtant comme «   un concept fallacieux et de peu d’utilité  ». «   Les terroristes sont des criminels et non des soldats, et les crimes de terrorisme ne peuvent être assimilés à des crimes de guerre, même s’ils peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité », précise une résolution de l’Assemblée parlementaire adoptée en 2011.

      Lire aussi : Peut-on comparer la loi française sur le renseignement et le Freedom Act américain ?

      Cette guerre à caractère national n’empêche pas la globalisation des pratiques de renseignement, y compris par transfert de blocs de données, parfois non encore décryptées, au service d’un pays allié. On retrouve ainsi en France l’ambiguïté du Patriot Act qui affiche son nationalisme et intègre en réalité des pratiques globales.

      Voyez-vous, à partir de la lutte contre le terrorisme, une extension du domaine de la sanction  ?

      L’effet 11-Septembre, cette métamorphose de la justice pénale, de la culpabilité à la dangerosité, ne s’est pas limité au terrorisme. La riposte américaine a levé un tabou, celui de l’Etat de droit, soumis à des principes fondamentaux et à des droits indérogeables. En France, la loi sur la rétention de sûreté n’a ainsi rien à voir avec le terrorisme et concerne d’autres domaines de la criminalité – les viols, les meurtres, les enlèvements, la séquestration…

      La loi sur le renseignement est plus ambiguë  : elle est essentiellement légitimée par sa référence au terrorisme mais elle a un contenu beaucoup plus large, car elle permet une surveillance dans de multiples champs – les intérêts économiques et scientifiques français, ceux de la politique étrangère, la criminalité et la délinquance organisée, les violences collectives.

      Il y a une porosité des différents domaines du droit pénal, comme s’il y avait une propagation de la peur, du terrorisme à d’autres formes d’infractions telles que la criminalité sexuelle ou la criminalité organisée. Puis on en arrive à l’amalgame entre la peur de la criminalité et celle de l’immigration. Il faut distinguer cette «  peur-exclusion  », qui conduit au rejet de l’autre, de la «  peur-solidarité  », qui est meilleure conseillère puisqu’elle suscite, autour de phénomènes globaux comme le changement climatique, une sorte de solidarité mondiale que le philosophe allemand Jürgen Habermas nomme «  communauté involontaire ». Il reste encore à passer à une communauté cette fois ­volontaire.
      «  Ben Laden a gagné son pari  »

      La démocratie peut-elle lutter efficacement contre le terrorisme sans renier ses principes fondamentaux  ?

      Poser ainsi la question, c’est dire que le reniement des principes fondamentaux permettrait a contrario de lutter réellement contre le terrorisme. Il suffit d’observer ce qui s’est passé depuis l’invasion de l’Irak pour se convaincre du contraire  : nous sommes devant un champ de ruines. La violation des principes fondamentaux n’a pas produit de résultats très convaincants en termes de sécurité, c’est le moins qu’on puisse dire. On peut déjà craindre que Ben Laden ait gagné son pari. Il souhaitait détruire la démocratie, il avait en tout cas pressenti qu’il allait la jeter dans les bras de Big Brother.

      Pour être efficace sans renier les droits fondamentaux, la démocratie doit éviter un certain nombre de pièges, et notamment celui que la Cour européenne des droits de l’homme avait décelé dès l’«  affaire Klass  » de 1978, déjà une affaire d’interceptions de sûreté, d’écoutes, en matière de terrorisme  : c’est l’illusion du risque zéro. Rêver d’une sécurité parfaite, ce serait oublier l’avertissement satirique de Kant, qui avait ouvert son Projet de paix perpétuelle sur l’enseigne d’un aubergiste évoquant la paix éternelle des cimetières, la seule durable. L’illusion serait de croire, et de faire croire, qu’il est possible de supprimer tous les risques.
      L’un des détenus du camp de Guantanamo, en 2002.

      A l’époque, la Cour avait d’ailleurs précisé que «   les Etats ne sauraient, au nom de la lutte contre le terrorisme, prendre n’importe quelle mesure jugée par eux appropriée  ». Le danger serait, pour reprendre la formule de la Cour européenne, «  de saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre ».

      Qu’est-ce qui n’est pas justifié par l’antiterrorisme  ?

      Plus récemment, dans une autre affaire ­allemande sur la surveillance par GPS (Uzun c. Allemagne, 2010), la Cour européenne des droits de l’homme a précisé qu’« eu égard au risque d’abus inhérent à tout système de surveillance secrète, de telles mesures doivent se fonder sur une loi particulièrement précise, en particulier compte tenu de ce que la technologie disponible devient de plus en plus sophistiquée ». Au nom de la lutte contre le terrorisme, le droit au respect de la vie privée peut donc être restreint, mais sous certaines conditions : de légalité, de proportionnalité et de contrôle démocratique.

      En revanche, le caractère absolu de l’interdiction de la torture et des « traitements inhumains » fait obstacle à toute dérogation. Ce caractère, affirmé dès 1978 (Irlande c. Royaume-Uni), a été réaffirmé en 2008 (Saadi c. Italie), alors que le gouvernement anglais soutenait que l’objectif de sécurité nationale devrait permettre d’assouplir le principe. La cour a répondu qu’elle «  ne saurait méconnaître l’importance du danger que représente aujourd’hui le terrorisme  », mais que ce danger «  ne saurait dispenser les Etats de protéger la personne contre le risque de torture ou de mauvais traitement  ». L’interdiction de la torture reste la borne infranchissable  : c’est un droit indérogeable.
      «  Pour se protéger, la démocratie doit éclairer les choix  »

      Y a-t-il d’autres pièges  ?

      L’anticipation, quand elle est sans limite, peut être dangereuse. C’est un problème difficile. Comme le soulignait Nassim Nicholas Taleb dans Le Cygne noir (Les Belles Lettres, 2012), le monde, en devenant plus complexe, devient aussi plus imprévisible, et cette imprévisibilité attise les peurs de la société. La tentation est alors forte de glisser vers une société prédictive. Déjà, des propositions surgissent pour transposer le principe de précaution – inventé à propos de l’environnement et réservé aux produits dangereux – aux risques humains. L’anticipation peut conduire à la déshumanisation.

      Pour se protéger, la démocratie doit éclairer les choix et expliciter, outre les critères de gravité, les conditions d’acceptabilité du risque : quels risques sommes-nous prêts à accepter pour préserver nos droits et libertés ? La mission de la Cour européenne des droits de l’homme consiste justement à tenter de répondre à cette question, mais c’est aussi au législateur national de s’en préoccuper. C’est pourquoi le contrôle efficace de la collecte, du stockage et de l’interprétation des données autorisés dans la loi sur le renseignement sera l’une des clés pour évaluer ce texte.

      Finalement, protéger la démocratie, c’est peut-être apprendre à rebondir sur les ambivalences d’un monde où la peur, quand elle ne favorise pas la haine et l’exclusion, peut être un facteur de solidarité. Face au terrorisme comme aux autres menaces globales, il faut garder à l’esprit l’appel du poète Edouard Glissant à la « pensée du tremblement », une pensée qui n’est « ni crainte ni faiblesse, mais l’assurance qu’il est possible d’approcher ces chaos, de durer et de grandir dans cet imprévisible ». Si nos sociétés y parviennent, Ben Laden aura perdu. A moins qu’il ne soit trop tard et que la guerre civile mondiale soit déjà là. A défaut d’une justice mondiale efficace, c’est une police mondiale sans ­contrôle qui risque alors de s’instaurer.

      Lire aussi : La loi sur le renseignement mettra-t-elle en place une « surveillance de masse » ?

      À LIRE

      Libertés et ­sûreté dans un monde dangereux, de Mireille Delmas-Marty (Seuil, 2010).