Sur les masculinités, il y a de quoi être perplexe… | Singulier masculin
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Je suis en train de potasser plusieurs livres sur la masculinités. J’avais lu de Mélanie Gourarier, Alpha Mâle, Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes (Seuil 2017). Le livre et son autrice ont connu un bon accueil médiatique (ce qui ne signifie pas un succès de librairie et de vente). Bien que le livre se ressente de son aspect « synthèse grand public d’une étude de terrain », il apporte en filigrane un portrait de ce qui nourrit les (jeunes) masculinistes d’aujourd’hui et notamment les fameux 16-24 ans qui font la pluie et le beau temps sur les réseaux sociaux. Au fond, la virilité est nourrie de clichés qui induisent des comportements et surtout des interrogations assez ridicules et vécues par les mecs « entre soi », sans aucune considération pour les partenaires féminines. Et donc des comportements unilatéraux et méprisants envers les femmes.
J’ai lu de Daniel Weltzer-Lang le Nous les Mecs, Essai sur le trouble actuel des hommes, (Payot 2013) qui m’a paru superficiel et inintéressant. Sur base de son travail d’enquête, il décrit des problématiques d’hommes d’une manière détachée et anodine, avec l’air de celui qui est « au balcon » (il se dit vaguement polysexuel) et qui veut banaliser les questions et perpétuer lui aussi un « entre soi » inacceptable (la domination masculine est excusée) et peu questionné. Son point de départ est la souffrance des hommes (ce qui m’interpelle aussi pour d’autres raisons et m’amènera à revenir sur ce sujet)… mais c’est aussi son point d’arrivée.
Pour le moment, je lis de André Rauch Le Premier Sexe, Mutations et crise de l’identité masculine, Hachette 2000. C’est un livre d’historien, qui a travaillé auparavant sur le sport et le corps notamment. Je constate notamment qu’il place l’idéal du soldat de la Nation républicaine, porté par Napoléon dans sa Grande Armée, comme fondateur de la masculinité moderne. Une sorte de modèle démocratique du « brave » (volontaire ou plus tard soumis à la conscription forcée) se mettant à l’école du Grognard qui a déjà connu l’épreuve du feu et volant de victoire en victoire contre les armées seigneuriales (non-démocratiques) faites de bandes de miséreux et de mercenaires sans conviction nationaliste et sans « valeurs ». Ce modèle va valoir jusqu’à la fin de 1918 et son constat de la tuerie ignoble que constitue la guerre, et son cortège de « gueules cassées » par surcroît.
Mais je lis aussi de Olivia Gazalé Le Mythe de la virilité, Un piège pour les deux sexes, Laffont 2017. Livre fort érudit, mais facile à lire d’une professeuse qui est aussi responsable des Mardis de la philosophie et rédactrice à Philosophie magazine. Elle balaie un vaste panorama des modèles sociaux masculins ( ceux des anthropologues, grec, romain, catholique, moyen-ageux, etc.), parfois un peu confus, mais qui offre une diversité des questions interpellante. Elle évoque notamment bien des contributions parus dans l’Histoire de la Virilité (3 tomes) sous la direction d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (Seuil, 2011).
Et je lis enfin (avec ma compagne, qui m’y invite) divers travaux de Franz de Waal sur les primates. De la réconciliation chez les primates (Flammarion 2002), Le Bonobo, Dieu et nous : à la recherche de l’humanisme chez les primates (Les liens qui libèrent, 2013), Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ? (idem 2016) lesquels livres amènent à avoir un autre regard sur notre espèce et notre modèle social humain.
De toutes ces lectures (en cours), je sors avec une perplexité redoublée. Des idées que j’ai prises pour fructueuses (dans ce contexte favorable au féminisme qui est le mien) sont à reconsidérer. Ainsi j’ai écrit, sur base d’une étude sur l’anatomie des insectes, que le sperme cherche la quantité (de vagins), l’ovule travaille à la sélection qualitative (de spermes reçus). Or, De Waal montre que, alors qu’on ne l’avait jamais étudié jusque là, on peut observer (scientifiquement) la jouissance sexuelle chez les femelles macaques (qui, toutes comme nous, n’ont pas de période annuelle de rut). Donc l’accouplement peut avoir pour but le plaisir partagé, et pas seulement la reproduction forcenée et mécanique (comme on l’avait toujours affirmé de manière réductrice). De plus, la sexualité chez les primates a une fonction de réconciliation (aussi entre mâles) indispensable dans un contexte de forte compétition agressive entre mâles (entre eux ils se blessent seulement, mais ils sont capables de tuer et de manger un intrus, même un primatologue imprudent !).
Ainsi on découvre par exemple une sexualité « pédagogique » entre mâles adultes et jeunes hommes imberbes chez les grecs, donc une homosexualité selon nos critères mais pas selon les leurs. On constate au contraire une sorte de pédophilie orientée vers les jeunes esclaves uniquement (mais sont-ils des hommes ?) dans la civilisation romaine. Toutes choses qui sont à mille lieues de nos pratiques modernes.
Par ailleurs, il faudrait décrire l’idéal viril des seigneurs aristocrates au moyen age, qui est aussi basé sur la force physique du combattant qui risque sa vie pour son chef (son suzerain dont il est le vassal) et qui utilise de nombreux « va-nu-pieds » (paysans sans ressources et sans motivations) pour l’assister dans ses combats. Il reçoit cette éducation dès son jeune age en étant « placé » , ainsi que les filles, dans le château de son Seigneur suzerain, et soumis avec ses pairs à rude école. Cet idéal viril aristocratique n’est pas le même que celui du XIXe siècle napoléonien et républicain (Rauch) mais il lui correspond néanmoins.
Bref, on peut dire qu’il y a sans doute un fond commun ancestral, originaire, de domination masculine Hommes/Femmes (à lire comme une fraction Dessus/dessous) qui tient à notre espèce et sans doute aux races de singes qui nous ont précédé, mais que cela a donné des variations très étranges selon les sociétés et les modèles que nous avons connues et encore avec celles d’aujourd’hui.
Il faut d’ailleurs dire qu’on a connu des « re-surgissements masculinistes » au temps du fascisme militariste, qui prétendaient combattre un « amollissement » de la « Nation », attribué aux juifs et aux socialistes au tournant du siècle 1900 (songez à l’Affaire Dreyfus, par exemple) et à la suite du Front populaire de 1936-37. Si un tel ré-investissement (toujours présent en filigrane, et bien plus étendu que le seul mouvement des « pères martyrisés ») devait se lever dans un contexte futur (de remilitarisation, par exemple), nous sommes encore sans armes pour le combattre avec force, une force qui lui soit opposable.
Il est donc difficile de dire ce que signifie notre consensus pour revendiquer une égalité hommes/femmes aujourd’hui. Il est difficile de lire la Masculinité à partir de ce contexte féministe. En fait, les masculinités sont encore très mal connues. D’autant que la masculinité n’est ni un état physique acquis, ni un corpus de valeurs stable et définitif au niveau collectif, ni un itinéraire bien balisé pour les individus mâles. Il est difficile de dire ce qui est important et mérite réformation en priorité par les hommes eux-mêmes, mais aussi par les femmes. Et, pour le dire concrètement, il n’est pas simple de définir les « messages à éviter », les modèles « à ne pas perpétuer » qui définissent une éducation des garçons aujourd’hui. Ne dites pas « Contrôle toi, souffre en silence, sois un homme, mon fils », mais dites quoi ?
Bien évidemment, les écrits féministes radicaux ont abordé ces questions de la masculinité de front et elles ont ébranlé bien des certitudes. MAis elles sont restées au dehors de la forteresse. Sur base des travaux de John Stoltenberg et de Léo Thiers-Vidal, je reste convaincu qu’il faut mettre en cause l’érotisme masculin, que ce soit dans ses fantasmes de violence (et ses pratiques violentes), dans cette fixation sur le pénis au détriment du reste du corps, et sur la pénétration comme pratique exclusive (ne pas être pénétré, et s’en tenir strictement à l’hétérosexualité) et dans son exploitation méprisante des femmes (prostitution, pornographie… et taches ménagères dont nous « jouissons »). Et que cette mise en cause critique doit pouvoir parcourir les divers modèles masculins à travers l’histoire pour en rendre compte et les déconstruire. Il n’y a pas encore à ce sujet d’acquis consensuel qui puisse être transmis et enseigné, loin s’en faut ! Il y a bien des « gender studies » dont nous avons les échos. Mais il y a évidemment du boulot.