Soirée en tête-à-tête avec Adèle, qui, rentrant du collège, me propose, comme c’est arrangeant, étant donné le désert du réfrigérateur un jeudi soir, de faire des crêpes, intelligence de cette petite fille de douze ans qui va vérifier sur internet la recette des crêpes, je n’étais plus sûr des proportions entre le lait, la farine, et, finalement, le nombre d’œufs, et à laquelle je confie également un dé de rhum pour parfaire son mélange. Passée la crêpe du chien, Adèle a vite fait de faire sauter les suivantes, une odeur de mardi gras d’automne envahit la maison que je renifle jusque dans le garage, nous mettons deux crêpes de côté pour Madeleine qui rentrera plus tard de son babysitting ― ayant mentionné Atom Egoyan la veille, à propos du Fils de Jean de Philippe Lioret, des fois j’exagère, je pense, avec effroi, à la destinée du personnage de la babysitteuse dans Exotica , les choses auxquelles on pense en attendant le retour de sa fille aînée du babysitting ― et nous partons, après le dîner de crêpes, au cinéma voir Victoria de Justine Triet, comme le souligne Adèle, le cinéma, deux soirs de suite, c’est l’enfance maltraitée. Nous rions de bon cœur plus ou moins aux mêmes blagues, notamment l’air sérieux de la Juge, et de ses assesseurs, tandis que les assises sont en train de virer au cirque animalier.
En redescendant vers la maison, Adèle m’explique que de temps en temps, en fin de journée, elle se sent toute fatiguée, et qu’elle a parfois mal à la tête, mais qu’en revanche, elle a aussi remarqué que les soirs où nous allons au cinéma, elle s’endort plus facilement, je lui apprends au passage le mot céphalée que j’aime beaucoup ― c’est comme pédiluve , j’aime beaucoup le mot, moins la réalité qu’il recouvre ―, de même l’expression travailler du chapeau ― je me demande, ma petite grande fille, si tu ne travailles pas trop du chapeau dans une journée ―, pendant que j’y suis je jette le mot atavisme dans la bataille, c’est bien à cet âge-là ça rentre directement dans les bonnes cases cérébrales, en revanche je n’aime pas trop le mot atavisme qui n’a pas la musicalité de pédiluve ou de céphalée , ou alors une musicalité de grosse caisse : donc travailler du chapeau jusqu’à la céphalée c’est un atavisme familial d’après toi Papa ?
Oui. Les chats ne font pas des chiens.
Et dire qu’il y a treize ans la médecine nous inquiétait à propos du ventricule cérébral, ou de je ne sais plus quoi, qui n’était pas parfaitement symétrique, chez l’embryon de mon interlocutrice de ce soir !
Je note qu’il est étonnant que lorsqu’on ne lit plus le journal, pour dire les choses rapidement, et qu’on ne se fie plus, finalement, qu’aux seules écritures sur les murs de la ville, à ses slogans, la situation paraît nettement moins calme. Et nettement plus proche d’exploser. Même, et surtout, lorsque les mots n’ont pas de sens, ainsi, ce matin, en revenant du café où j’ai mes habitudes, que Dieu punisse les voleurs et veille sur eux éternellement . Je pense que j’ai décidé, une mauvaise fois pour toutes, de me fier à ce qui est écrit sur les murs de la ville, et pas aux paroles des écrans.