person:kenneth pomeranz

  • "Le Vol de l’Histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde", de Jack Goody : l’exception occidentale

    Que s’est-il passé ? Depuis une dizaine d’années, la question du destin de l’Occident intéresse à nouveau les historiens, sur fond de « conflit des civilisations » et de montée des puissances asiatiques. Quels facteurs expliquent le développement exceptionnel de l’Europe au XVIe siècle ? Ces facteurs permettent-ils de prévoir un maintien de sa suprématie au moment où elle est contestée ?
    A l’instar de Bernard Lewis, qui a fait de cette question le titre d’un de ses ouvrages sur l’islam (Gallimard, 2002), les historiens montrent souvent que l’Europe possède quelque chose qui manque aux autres civilisations : la démocratie, l’individualisme, l’amour courtois. Ces valeurs éparses peuvent être réunies dans un ensemble cohérent, une « mentalité européenne », et liées au développement du capitalisme, dont l’esprit d’entreprise détache l’individu des liens traditionnels, comme l’ont illustré les travaux classiques de Max Weber, Karl Polanyi ou Fernand Braudel.
    En réaction à cette tendance, d’autres affirment que la supériorité de l’Occident est une invention qui a permis à l’Europe de justifier ses conquêtes. Ainsi de Martin Bernal rappelant les racines afro-asiatiques de la culture classique. Ou de Dipesh Chakrabarty, un des auteurs phares des études postcoloniales.
    L’anthropologue britannique Jack Goody renvoie dos à dos ces deux attitudes. S’il dénonce la justification de la guerre en Irak par l’introduction de la démocratie, il critique également les excès littéraires du postcolonialisme. Selon lui, la « supériorité » de l’Occident ne tient ni à une « mentalité européenne » qui résisterait à la contingence des événements, ni à un discours colonial que la globalisation effacerait comme une époque révolue. Elle tient plutôt à un ensemble de « technologies de l’intellect » que l’Europe a empruntées aux autres civilisations, et dont elle a fait un usage particulièrement retors : listes, catalogues, livres de comptes...

    L’oubli d’une dette

    D’où lui vient cette singularité ? La réponse de Goody peut s’énoncer ainsi : c’est parce qu’elle est intervenue au moment où l’Europe était en train de s’effondrer que la redécouverte des textes classiques a produit une « renaissance » ; cette effervescence a conduit à forger l’image d’une Antiquité idéale en occultant la conservation de ces mêmes textes en Orient.
    La Renaissance ne marque donc ni l’apparition d’une nouvelle mentalité ni l’invention d’un nouveau discours, mais un usage singulièrement intense des technologies d’information et d’échange. « Pourquoi ne pas reformuler la discussion sur l’avantage pris par l’Occident à l’époque moderne en des termes autres - ceux d’une intensification de l’activité économique et d’autres activités au sein d’un cadre à long terme qui serait celui du développement des villes et des activités de production et d’échange ? », demande-t-il. C’est ce que Goody appelle le « vol de l’Histoire », qui ne suppose pas une mauvaise intention mais plutôt l’oubli d’une dette.
    Cette méthode conduit l’anthropologue à regarder la « grande divergence » entre l’Orient et l’Occident - pour reprendre la formule de l’Américain Kenneth Pomeranz - depuis son expérience de terrain en Afrique. Au moment de l’indépendance du Ghana, Goody a pu observer l’effervescence qui accompagne l’appropriation des textes classiques. Il note que « lorsqu’en 1947 une université fut créée au Ghana - c’est-à-dire dans celui des Etats coloniaux africains qui sera le premier à accéder à l’indépendance - le premier département à employer un personnel entièrement africain fut celui des lettres classiques ».
    Une telle méthode doit beaucoup à l’héritage de Marx. Goody se réclame ici de deux historiens marxistes : Gordon Childe (1892- 1957), archéologue de « l’âge de bronze », et Perry Anderson, historien du féodalisme. Dans une telle optique, le « vol de l’Histoire » n’est ni le décollage d’une civilisation ni l’usurpation d’un pouvoir : c’est une série d’emprunts et de reprises dont l’issue reste imprévisible. Goody donne là une surprenante actualité à la phrase de Marx selon laquelle les hommes font l’histoire sans savoir qu’ils la font.

    Frédéric Keck

    http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/10/14/le-vol-de-l-histoire-comment-l-europe-a-impose-le-recit-de-son-passe-au-rest

  • La critique de la valeur et Jacques Le Goff dans L’Argent au Moyen Âge :
    http://palim-psao.over-blog.fr/article-il-n-y-a-pas-d-argent-au-moyen-age-a-propos-des-theses-

    A la différence du marxisme traditionnel et de sa thèse évolutionniste sur les stades successifs des « modes de production » ou de l’ « Histoire globale » de Kenneth Pomeranz et son concept transhistorique de travail, la critique de la valeur pense le capitalisme dans les termes d’une rupture violente et fondamentale avec les sociétés précapitalistes. Pour éviter tout anachronisme, les discours sur une prétendue « nature humaine » ou les diverses ontologisations qui sous-tendent l’économie politique bourgeoise et ses avatars historiographiques, l’émergence du capitalisme ne peut être appréhendée dans une histoire continuiste qui est toujours la marque d’une conceptualité naturaliste et transhistorique. Il faut toujours se garder de rétroprojeter sur toutes les formes de vie sociale depuis la préhistoire et le néolithique, la conceptualité et la subjectivité moderne inscrites dans le contexte muet des rapports fétichistes présents (on pourrait dire la même chose du concept d’Etat qui est projeté dans l’histoire sur tout et n’importe quoi). Comme a pu le soutenir Robert Kurz en s’appuyant sur le concept de « révolution militaire » de l’historien Geoffrey Parker, le « big bang de la modernité » a été l’invention des armes à feu qui ont eu des conséquences sociales gigantesques entre les XIVe et XVIIe siècles, en permettant - de manière non volontaire et inconsciente - de faire émerger une nouvelle forme de synthèse sociale opérée par le travail abstrait et ses manifestations (marchandises, argent...). L’argent, le travail, le monde des marchandises, le présent comme nécessité qu’incarne le temps abstrait dans la modernité, sont alors des formes sociales et des catégories historiquement spécifiques au capitalisme qui est bien plus qu’un mode de production ou une infrastructure, il constitue une forme de vie sociale fétichiste, où l’inversion réelle entre les sujets et les objets est la religion quotidienne. Depuis plusieurs années, la critique de la valeur telle qu’elle a été développée en Allemagne, s’est fortement appuyée sur les thèses de l’historien français Jacques Le Goff (Kurz revient par exemple sur cet historien dans son dernier ouvrage, « Geld ohne wert », Horleman 2012, dont on retrouvera une recension par A. Jappe dans un numéro de la « Revue des Livres » de l’hiver 2012), notamment sur la non pertinence du concept d’argent pour parler du Moyen Age et sa thèse sur l’inexistence du capitalisme dans cette période. Il y a chez Le Goff et les historiens sur lesquels il s’appuit (Clavero, Guerreau-Jalabert...), un matériau historique et une assise pertinente et fructueuse pour continuer à penser l’émergence de la forme de vie capitaliste.

    Ci-dessous, on retrouvera une recension du livre de Le Goff, « Le Moyen Âge et l’argent » (Perrin, 2010, réédité chez Fayard en 2012) parue dans la revue française Sortir de l’économie (n°4, 2012), ainsi qu’un entretien de Le Goff sur cet ouvrage paru dans « Les Lettres françaises » en janvier 2011.

    #critique_de_la_valeur #historie #Moyen-Âge #argent