Absent à Cannes, invisible à Moscou. Arrêté une nuit d’août 2017 à Saint-Pétersbourg en plein tournage de son film Leto (« l’été »), Kirill Serebrennikov n’assistera pas à l’entrée en compétition sur la Croisette, mercredi 9 mai, de ce long-métrage consacré au chanteur rock Viktor Tsoi, figure underground des temps soviétiques crépusculaires. Depuis neuf mois, le metteur en scène et cinéaste russe, accusé de détournements de fonds publics, vit reclus dans son petit appartement moscovite, en résidence surveillée. Ses amis soupirent, son public se désole. C’est un « maître » de la scène russe, disent-ils, que l’on contraint à jouer dans une mauvaise pièce.
Une farce qui éreinte cet artiste de 48 ans à l’énergie redoutable, muselé par un procès à l’issue incertaine, malgré ses plaidoyers d’innocence. « Je n’ai commis aucun crime », répète-t-il à chacune de ses audiences au tribunal, visage tendu derrière des lunettes sombres.
Il est si facile, en Russie, de poursuivre n’importe quel dirigeant artistique, dépendant comme tout un chacun, ici, des subsides de l’Etat… La preuve en est : hormis des témoignages de solidarité, aucune révolte n’a éclaté. Et, comme si de rien n’était, le ministère de la culture a envoyé un Tweet, le 8 mai, pour souhaiter « bonne chance » aux deux films russes présentés en compétition à Cannes, qui n’en avait plus accueilli depuis 2007. Dont Leto.
« Un jeune homme de Rostov »
« Le théâtre russe a été toujours un monument, une cathédrale, et aujourd’hui on peut jouer, faire des expériences, mais, si vous allez trop loin, on vous met dans la “chambre des enfants”, au coin… », dit doucement Alla Demidova. A 81 ans, l’actrice, connue et respectée en Russie, est aussi la « marraine » de Serebrennikov, fière d’exposer chez elle tous les objets qu’il lui rapportait de ses voyages à l’étranger, comme ce collier africain de perles noires.
« A la fin des années 1990, narre-t-elle avec une diction impeccable, je jouais chez Ariane Mnouchkine, à Paris, avec Vassiliev [Anatoli, fondateur du Théâtre-Ecole d’art dramatique de Moscou], quand il m’a tendu les cassettes des spectacles d’un jeune homme de Rostov. C’était… une vision inhabituelle du théâtre. » Une série pour la télévision sur Les Allées sombres, d’Ivan Bounine [écrivain et Prix Nobel de littérature en 1933], achève de convaincre Alla Demidova : l’inconnu a du talent. « Lorsque Bob Wilson [metteur en scène américain] m’a proposé de travailler sur Le Journal d’un fou, de Gogol, j’ai appelé à Rostov. Au nom de Bob, Kirill m’a tout de suite répondu : “J’arrive.” Il parle l’anglais, il lui a montré Moscou, la statue de Gogol. Finalement, le projet ne s’est pas réalisé, mais Kirill est resté. »
Rien ne prédisposait ce fils unique diplômé en sciences physiques, né en septembre 1969 à Rostov-sur-le-Don, tout près de la frontière avec l’Ukraine, d’un père urologue réputé et d’une mère ukrainienne enseignante de russe, à se passionner pour la mise en scène ; rien si ce n’est peut-être ce grand-père maternel réalisateur de documentaires et grand amateur de cinéma. Et, très vite, Kirill Serebrennikov est parvenu à se faire un nom dans un Moscou où le théâtre, avec ses 211 salles et ses 150 troupes, est bien davantage qu’un art, une institution.
Il devient l’assistant du directeur artistique du MKhAT, le Moskovski Khoudojestvenni Teatr, fondé au XIXe siècle par le maître Konstantine Stanislavski, dirige sa propre troupe, le 7e Studio, enchaîne séries télévisées et films, s’inspire du théâtre pour faire du cinéma, ou le contraire, et prend les rênes du vieux théâtre Gogol, qu’il transforme en centre moderne. Ce touche-à-tout, passionné de lecture et de culture, en fait un lieu où les jeunes et la société huppée se côtoient, un endroit convivial où l’on peut boire un café, admirer une exposition, consulter un livre, avant de profiter du spectacle. « Je n’ai jamais vu une telle capacité de travail, s’anime Alla Demidova. Il y a beaucoup de théâtres à Moscou mais, pour moi, en cent ans, seuls trois se sont imposés, Taganka avec Loubimov, Sovremennik avec Efremov et Gogol avec Serebrennikov. »
« J’engage des kamikazes »
Un bel hommage partagé par la jeune génération. Nikita Koukouchkine, 27 ans, a joué dans plusieurs de ses pièces après avoir suivi ses cours au 7e Studio. « Quand il m’a recruté, moi et d’autres, il nous a dit : “J’engage des kamikazes.” On a rigolé et puis on a oublié. Ce qui se passe aujourd’hui est une suite logique dans un pays où les réflexes soviétiques n’ont pas encore disparu, bien qu’ils soient à l’agonie », confie l’acteur, en partance pour une tournée à Baden-Baden. « C’est un maître, un enseignant, presque un père, poursuit-il. Avant, le théâtre moderne, avant-gardiste, était plutôt confidentiel. Lui, il organise l’espace, dirige les énergies, rassemble des éléments éparpillés et les restitue. » Kirill Serebrennikov dessine même les costumes de ses pièces. C’est un homme pressé, sans cesse sous pression.
Un trublion critique, aussi, qui n’hésitait pas à se revendiquer homosexuel, à se dire prêt à défiler avec une pancarte « Je suis géorgien » lors de la guerre éclair de 2008 entre la Russie et la Géorgie, à signer des lettres ouvertes pour demander la libération des Pussy Riot, ou à manifester contre le retour au Kremlin de Vladimir Poutine en 2012. « La Russie se comporte comme un gopnik, un loubard pauvre », assénait-il dans la version russe du magazine Esquire, en septembre 2014. « 86 %, c’est le pourcentage de la peur, ajoutait-il, à propos du taux record de popularité de Poutine après l’annexion de la Crimée. Ce n’est même pas du soutien, mais une demande : “Défendez-nous, s’il vous plaît, de la réalité, nous ne voulons rien savoir de terrible ou de mauvais”, car ces gens effrayés devinent que la réalité pourrait entraîner l’effondrement de leur vision du monde. »
Ces positions n’ont pas empêché le Tout-Moscou, dont le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, de se précipiter à la première du ballet Noureev. Déprogrammé en juillet 2017, le spectacle, consacré à la vie du danseur étoile soviétique, mort du sida en 1993 à Paris, avait finalement eu lieu six mois plus tard au Bolchoï, où il avait remporté un triomphe. Kirill Serebrennikov était déjà en résidence surveillée. Absent aussi, en février, lors du cinquième anniversaire du Centre Gogol, il avait fait parvenir un enregistrement audio. « Il présentait chacun, il blaguait et cela a duré deux heures !, rapporte Alla Demidova. Mais beaucoup aussi pleuraient. » L’artiste, dont l’assignation à demeure a été prolongée jusqu’en juillet, encourt toujours jusqu’à dix ans de prison.