person:mamdouh al-khaled

  • Comment Lafarge a exposé ses employés aux rapts en Syrie

    http://www.lemonde.fr/syrie/article/2016/11/14/comment-lafarge-a-expose-ses-employes-aux-rapts-en-syrie_5030751_1618247.htm

    Le cimentier français a maintenu sa cimenterie en fonctionnement jusqu’en septembre 2014. Les salariés rétifs faisaient l’objet de menaces, voire de licenciements.

    En continuant de fonctionner jusqu’à septembre 2014 en Syrie, malgré les risques dus à la guerre civile, le groupe Lafarge a-t-il mis en danger ses employés ? Interrogée à propos de l’enquête publiée dans Le Monde (daté 13-14 novembre), une porte-parole du cimentier franco-suisse assure que « la direction de Lafarge était préoccupée avant tout par la sécurité de ses employés ».

    Toutefois, une autre réalité ressort des témoignages que Le Monde a pu recueillir. Malgré les efforts de Lafarge en Syrie pour sécuriser les routes autour de l’usine en multipliant les contacts avec les groupes armés, les employés de Lafarge Cement Syria (LCS) ont été les premiers exposés aux dangers de la guerre. D’après notre enquête, c’est après le départ de Montasser Al-Maaytah, le directeur jordanien de l’usine, remplacé par Mamdouh Al-Khaled, un Syrien ayant travaillé dans le secteur public avant de devenir responsable des opérations chez Lafarge, que l’ambiance s’est dégradée à l’usine de Jalabiya.

    « Il a fait du très bon travail », insiste Jacob Waerness à propos de Mamdouh Al-Khaled. M. Waerness, que Le Monde a rencontré à Oslo, a été responsable de la sécurité de l’usine de 2011 à 2013. Le ton est différent chez les anciens employés du site. « Le dictateur [comme plusieurs employés appellent Mamdouh Al-Khaled] pilotait l’usine depuis Damas. Il nous appelait, nous hurlait dessus, menaçait de suspendre nos salaires ou de nous licencier en cas d’absence. La direction de Lafarge Syrie laissait faire. Ce qui comptait pour eux était de maintenir la production », raconte un ancien employé. « Nous ne pouvions continuer à faire fonctionner l’usine avec des employés payés à plein-temps qui préféraient rester chez eux par peur des dangers sur la route », justifie Jacob Waerness.

    « Une voiture sans plaques s’est arrêtée »

    « Seule la proximité avec la direction ou un groupe armé pouvait protéger un salarié », ajoute un autre employé. Un tableau d’évaluation des performances du personnel, attribué à Mamdouh Al-Khaled et que Le Monde a pu consulter, montre que la direction prenait en considération la proximité des employés avec les groupes armés. Ainsi note-t-on, à côté du nom d’un employé noté passablement (F), la mention « licencier », suivie de la question : « Impact sur les Kurdes ? » Interrogée, la direction de Lafarge a refusé de commenter des « cas individuels pour des raisons de sécurité des personnes ».

    Nidal Wahbi, l’ancien responsable des ressources humaines, était l’un des rares à s’opposer à cette politique. « La direction m’a sommé de licencier un employé qui refusait de s’installer dans l’usine. Je ne pouvais contraindre les employés à vivre dans des baraquements au milieu du désert et à laisser leur famille derrière eux en pleine guerre », raconte M. Wahbi. Une porte-parole de Lafarge s’inscrit en faux : « Nous avons proposé aux employés de vivre sur le site de l’usine avec leurs familles en leur procurant logement, eau et nourriture. »

    « Cette opposition aux nouvelles méthodes de la direction m’a coûté ma place, explique Nidal Wahbi. On m’a signifié mon licenciement et, peu de temps après, un soir d’août 2012, j’ai été kidnappé. » Nidal Wahbi a décrit, dans un long mail adressé en février 2014 à Bruno Lafont, le PDG du groupe Lafarge, et que Le Monde a consulté, les circonstances de son enlèvement : « C’était la nuit, j’étais devant la maison d’un de mes collègues à Manbij [une soixantaine de kilomètres à l’ouest de l’usine, sur la route d’Alep]. Une voiture sans plaque d’immatriculation s’est arrêtée et quatre hommes armés, le visage masqué, ont sauté de la voiture. Ils m’ont contraint, armes sur ma tempe, à les suivre dans la voiture. (…) J’ai été kidnappé pendant dix jours. Mes ravisseurs menaçaient d’attaquer l’usine (…) si Lafarge ne versait pas 200 000 dollars. »

    « Au cours de ces dix jours, j’ai vécu l’enfer », poursuit-il, avant d’accuser Lafarge d’avoir « joué avec [sa] vie pour protéger les intérêts de l’entreprise ». « Je ne comprenais pas pourquoi les négociations prenaient autant de temps. Quand j’ai été libéré, j’ai appris que Lafarge avait cherché à gagner du temps. Ils ont fait le nécessaire pour protéger l’usine et installer les employés qui vivaient à Manbij dans le camp. (…) Une fois leurs précautions prises, ils ont annoncé à mes ravisseurs qu’ils ne paieraient pas [la rançon]. (…) J’ai dû leur payer 20 000 dollars. (…) Après tout ce que j’ai traversé, Lafarge Syrie refuse de me verser un centime. (…) Je vous demande de l’aide et du soutien. »
    Nidal Wahbi ne recevra aucune réponse à ce courriel envoyé dix-huit mois après sa libération. D’après Jacob Waerness, qui a travaillé sur ce cas, il a court-circuité la négociation en tentant d’obtenir seul sa libération. Une accusation rejetée par M. Wahbi : « Si j’ai négocié seul, c’est parce que Lafarge m’a laissé tomber. »

    D’autres enlèvements ont eu lieu par la suite, notamment celui, « bien plus sérieux » selon Jacob Waerness, de neuf employés. Il relate cet épisode dans son livre de témoignage, Gestionnaire de risques, paru récemment en Norvège. « Le 6 octobre [2012], j’ai reçu un appel disant qu’un groupe d’employés partis de la côte [sous contrôle du régime] n’était pas arrivé à l’usine. Ils étaient neuf à voyager ensemble. » Jacob Waerness explique que le kidnapping est le fruit d’un guet-apens ourdi, selon ses sources à l’intérieur de l’usine, par un employé n’ayant pas apprécié les déclarations de l’un de ses collègues en faveur du régime Assad. « Nous ne l’avons pas licencié, car il aurait pu se plaindre auprès de ses amis rebelles et organiser une attaque contre l’usine », explique M. Waerness.

    « Lafarge avait la réputation de ne pas payer »

    Lors du processus de négociation, long et complexe, Lafarge a eu recours à Firas Tlass, son associé syrien – qui a confirmé l’information au Monde –, et de contacts au sein des rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL). Lafarge Syrie, en accord avec la direction à Paris, déboursera 220 000 euros pour libérer les neuf employés, une somme importante dont Jacob Waerness soupçonne qu’une partie a été détournée par un négociateur.

    « Pourquoi Lafarge a payé une telle rançon aux ravisseurs et ignoré ensuite les autres prises d’otages ? », s’interroge un ancien employé. « Sans doute parce qu’ils venaient de la côte et étaient en majorité alaouites », suppose-t-il, prêtant à Lafarge Syrie une politique sectaire. « Lafarge n’a jamais agi sur la base de discriminations politiques ou religieuses, assure Jacob Waerness. En réalité, nous avions développé une nouvelle stratégie. Lorsqu’un employé était pris en otage, nous faisions mine de nous en moquer. Ainsi, les ravisseurs concluaient que l’entreprise n’était pas prête à payer et se tournaient alors vers les familles pour obtenir une rançon bien moins conséquente. Lafarge avait ainsi la réputation de ne pas payer, ce qui pouvait dissuader de futurs enlèvements. Dans les faits, nous remboursions ensuite la famille, mais de façon secrète », avance-t-il. Interrogée, une porte-parole de LafargeHolcim a refusé de commenter.

    Malgré une telle alerte de sécurité, la décision de fermer l’usine n’a pas été prise. D’autres enlèvements d’employés auront lieu en 2013 et 2014. Ainsi, Abdou Al-Hamadi, kidnappé à Alep en 2013, est porté disparu à ce jour. Sa disparition est, pour nombre d’employés, la conséquence des risques que l’entreprise les obligeait à prendre. « Abdou Al-Hamadi a été enlevé à Alep par des milices du régime alors qu’il retirait de l’argent au distributeur de la banque syrienne Audi, explique un employé. Cela devait arriver ! Pourquoi nous faire prendre tant de risques pour retirer nos salaires ? »

    Pour Jacob Waerness, Lafarge n’avait pas le choix : « Le système bancaire s’était effondré dans les zones rebelles. Il était très difficile de transférer de l’argent à Manbij. Il fallait donc aller en zone sous contrôle du régime pour retirer de l’argent. C’est vrai que c’était risqué pour les employés, mais nous ne pouvions pas amasser de l’argent en espèces dans l’usine. Ça se serait su et elle serait devenue une cible. » La direction de LafargeHolcim assure que le paiement des salaires se faisait à l’usine.

    A l’été 2014, plusieurs mails de la direction de Lafarge révèlent que la situation devient intenable. L’organisation Etat islamique (EI) a attaqué un checkpoint près de l’usine et lancé une « campagne » contre les forces kurdes du PYD, qui contrôlent la région. L’accès aux installations est également compliqué par l’absence d’autorisations de circuler. La direction invite malgré tout les employés à « essayer » de se rendre au travail.

    Dans un mail daté du 17 août 2014, un responsable du site arrêté à un checkpoint de l’EI alerte Mamdouh Al-Khaled : l’EI lui a dit que Lafarge devait traiter avec son responsable à Manbij pour obtenir des autorisations. Tout employé sans autorisation sera arrêté. Dix jours plus tard, Ahmad Jaloudi, gestionnaire des risques pour Lafarge et successeur de Jacob Waerness à partir de fin 2013, relate ses efforts à Frédéric Jolibois, le nouveau PDG de Lafarge Syrie. « L’Etat islamique demande une liste de nos employés… j’ai essayé d’obtenir une autorisation pour quelques jours, mais ils ont refusé », désespère-t-il.
    Ce n’est qu’à partir du 9 septembre 2014 que l’usine, qui fonctionnait a minima, reprend ses activités. Mais le 16 septembre, l’EI lance une offensive sur Kobané, à 50 kilomètres de là vers le nord-ouest, sur la frontière turque. Le 18, deux employés chrétiens de Lafarge, de retour de l’usine, sont pris en otages par les djihadistes. Un cadre accuse la direction, dans un courriel, de les avoir mis en danger. « Qui a forcé nos employés chrétiens à continuer à aller travailler en pleine guerre avec l’EI ? », demande-t-il sur un ton vif. Les otages seront libérés deux semaines plus tard.

    « Les événements nous ont précédés »

    Le 19 septembre 2014, le site est attaqué par l’EI. Contrairement au communiqué publié à l’époque par la direction, l’évacuation ne s’est pas « parfaitement déroulée ». D’après nos sources, la direction n’a pas prévenu les 30 employés présents de l’imminence d’un raid et les bus prévus pour les mettre à l’abri n’étaient pas sur place. Ils ont dû se sauver par leurs propres moyens.

    Interrogée, la direction de LafargeHolcim précise : « A l’été 2014, nous avions décidé de fermer l’usine. Les événements nous ont précédés. La sécurité était assurée par une société privée qui est restée sur place jusqu’à la fin. Les informations dont disposait la direction reposaient sur cette équipe de sécurité. Le plan d’évacuation n’a pas entièrement fonctionné comme prévu, mais tout le monde a pu quitter l’usine sain et sauf. Nous avons pu fournir à chaque famille un logement, de la nourriture et des vêtements dans les quarante-huit heures. Après la fermeture, nous avons payé les salaires, que nous avons revalorisés, jusqu’à décembre 2015. » Cette mesure a concerné 240 employés.
    Maigre consolation pour un ancien employé joint par Le Monde : « Pourquoi Lafarge ne nous a pas évacués ? Même les habitants du village voisin avaient fui la veille. A croire que Lafarge nous utilisait comme boucliers humains. Ils auraient dû fermer l’usine il y a bien longtemps », s’emporte-t-il, encore marqué par le souvenir de cette journée où il a cru mourir.

  • Syrie : les troubles arrangements de Lafarge avec l’Etat islamique

    http://www.lemonde.fr/syrie/article/2016/06/21/syrie-les-troubles-arrangements-de-lafarge-avec-l-etat-islamique_4955023_161

    C’est l’histoire d’une dérive, une histoire de « zone grise » comme les guerres en produisent. L’histoire d’une cimenterie en Syrie, l’une des plus modernes et importantes du Proche-Orient, que sa direction a tenté de faire fonctionner coûte que coûte au milieu d’un pays à feu et à sang, au prix d’arrangements troubles et inavouables avec les groupes armés environnants, dont l’organisation Etat islamique (EI). C’est, enfin, l’histoire d’une société française, Lafarge, numéro un mondial du ciment depuis sa fusion avec le suisse Holcim et fleuron du CAC 40, qui a indirectement – et peut-être à son insu – financé les djihadistes de l’EI pendant un peu plus d’un an, entre le printemps 2013 et la fin de l’été 2014.

    La cimenterie de Jalabiya, dans le nord-est de la Syrie, a été acquise par Lafarge en 2007, lorsque le groupe français rachète l’usine encore en construction à l’égyptien Orascom. L’homme d’affaires syrien Firas Tlass, proche du régime mais aujourd’hui en exil, est le partenaire minoritaire de Lafarge Cement Syria (LCS). L’usine rénovée, dont la capacité annuelle de production est de 2,6 millions de tonnes de ciment par an, entre en activité en 2010. Estimé à 600 millions d’euros, il s’agit du plus important investissement étranger en Syrie hors secteur pétrolier.

    La Syrie de Bachar Al-Assad se convertit alors au capitalisme, et le marché du ciment, récemment ouvert à la concurrence, est en pleine expansion ; la production nationale ne suffit pas à répondre à la demande intérieure. « Un panneau placé à l’entrée de la cimenterie indiquait que la production quotidienne de clinker [constituant du ciment] était de 7 000 tonnes par jour », se souvient un employé syrien de l’entreprise Lafarge, réfugié en Turquie depuis 2014. « La direction Lafarge en Syrie s’en vantait. Nous produisions bien plus et bien mieux que les autres cimenteries en Syrie », ajoute-t-il.

    Jusqu’en 2013, la production se maintient malgré l’instabilité croissante dans la région due à la guerre civile qui a débuté en 2011. Selon nos sources, la sécurité autour de l’usine est d’abord assurée par l’armée syrienne, puis, à partir de l’été 2012, par le YPG, la branche militaire du Parti kurde de l’union démocratique (PYD, autonomiste). A partir de 2013, la situation se dégrade. La production de l’usine Lafarge ralentit. « De dix mille tonnes de ciment produit par jour, l’usine n’en fabrique plus que six mille en 2013 », se souvient un ancien employé. Mais l’envolée des prix de cette matière très demandée s’envole : le sac de 50 kg, vendu 250 à 300 livres syriennes avant la guerre, se négocie 550 livres…

    La direction était au courant

    A partir du printemps 2013, l’EI (à l’époque surnommé l’Etat islamique en Irak et au Levant) prend progressivement le contrôle des villes et des routes environnant l’usine de Lafarge. Des courriels envoyés par la direction de Lafarge en Syrie, publiés en partie par le site syrien proche de l’opposition Zaman Al-Wasl et que Le Monde a pu consulter, révèlent les arrangements de Lafarge avec le groupe djihadiste pour pouvoir poursuivre la production jusqu’au 19 septembre 2014, date à laquelle l’EI s’empare du site et Lafarge annonce l’arrêt de toute activité.

    Rakka, située à moins de 90 kilomètres de l’usine par la route, tombe aux mains de l’EI en juin 2013. En mars 2014, c’est au tour de Manbij, une ville située à 65 kilomètres à l’est du site et où la plupart des employés de Lafarge sont hébergés. Pendant cette période, Lafarge tente de garantir que les routes soient ouvertes pour ses ouvriers, comme pour sa marchandise, entrante comme sortante.

    Un certain Ahmad Jaloudi est envoyé par Lafarge à Manbij pour obtenir des autorisations de l’EI de laisser passer les employés aux checkpoints. On ne trouve aucune trace d’Ahmad Jaloudi dans l’organigramme de Lafarge Syrie. Il dispose pourtant d’une adresse électronique avec le nom de domaine Lafarge. Un ancien employé explique : « Il est entré illégalement en Syrie par la frontière syrienne avec la Turquie. Il est jordanien de nationalité mais parle l’arabe avec l’accent syrien de Deraa [une ville syrienne à la frontière avec la Jordanie]. Il était gestionnaire de risques pour Lafarge. » « Il se déplaçait sans cesse entre Gaziantep [en Turquie], Rakka, Manbij et l’usine où il dormait comme certains d’entre nous contraints de rester sur place », ajoute l’employé.

    Dans un courriel daté du 28 août 2014, Ahmad Jaloudi relate ses efforts à Frédéric Jolibois, PDG de la filiale de Lafarge en Syrie depuis juin 2014. « L’Etat islamique demande une liste de nos employés… j’ai essayé d’obtenir une autorisation pour quelques jours mais ils ont refusé », regrette-t-il. Il suggère d’organiser une « conférence téléphonique » en urgence avec « Frédéric [Jolibois, basé à Amman], Mamdouh [Al-Khaled, directeur de l’usine, basé à Damas], Hassan [As-Saleh, représentant de Mamdouh Al Khaled dans l’usine] » et lui-même.

    Frédéric Jolibois répond le lendemain et ajoute en copie Jean-Claude Veillard, directeur sûreté du groupe Lafarge à Paris. Les échanges ne révèlent pas quel fut le résultat de cette discussion. Ils permettent cependant de conclure que la direction de Lafarge à Paris était au courant de ces efforts. « Les points sur la sécurité avec Jean-Claude Veillard à Paris étaient quotidiens. Ils se tenaient par conférence téléphonique à 11 heures », confie un employé.

    « Taxes de passage de l’EI »

    Il ne s’agit pas là du seul contact avec l’EI. Deux mois plus tôt, le 29 juin 2014, Ahmad Jaloudi écrit à Mazen Shiekh Awad, directeur des ressources humaines à Lafarge Syrie. Il met en copie Bruno Pescheux, alors PDG de Lafarge Syrie depuis l’ouverture de l’usine en 2010. Ahmad Jaloudi explique qu’il vient juste de revenir de Rakka : « Le haut responsable de l’EI n’est pas encore rentré. Il est pour l’instant à Mossoul [la « capitale » du « califat » de l’EI en Irak depuis juin 2014]. Je le verrai dès son retour. Notre client [il ne précise pas lequel] à Rakka m’a organisé un rendez-vous avec lui. » Le motif de cette tentative de contact avec un haut responsable de l’EI reste obscur.

    « Lafarge continuait d’alimenter le marché syrien du ciment et, pour cela, avait besoin d’acheminer sa production par les routes », explique un ancien employé de Lafarge. D’après une carte qui date du printemps 2014 et dessinée à partir des informations collectées par Ahmad Jaloudi auprès des chauffeurs qui acheminaient le ciment pour Lafarge, les checkpoints alentour étaient à l’époque en majorité contrôlés par l’EI. La carte, que Le Monde a pu consulter, indique les routes empruntées par les camions Lafarge : Jalabiya-Manbij-Alep-Sarakeb et Jalabiya-Tal Abyad-Rakka-Deir ez-Zor-Albou Kamal. Autant de villes tenues entièrement ou partiellement par l’EI.

    Un laissez-passer estampillé du tampon de l’EI et visé par le directeur des finances de la « wilaya » (région) d’Alep, daté du 11 septembre 2014, atteste des accords passés avec l’EI pour permettre la libre circulation des matériaux. Le laissez-passer que le chauffeur de Lafarge devait présenter aux checkpoints de l’EI somme « les frères combattants de laisser passer ce véhicule aux checkpoints [qui transporte] du ciment de l’usine Lafarge après un accord passé avec l’usine pour le commerce de ce matériau ». « Tout document qui n’a pas été tamponné n’est pas valable pour passer les checkpoints », est-il précisé.

    Pourquoi ce laissez-passer a t-il été visé par le directeur des finances de l’EI et non par un responsable militaire ?

    « L’EI pratique des taxes de passage pour les convoyeurs de marchandises. Les revenus sont gérés par Bayt Al-Mal, le “ministère islamique des finances” qui gère les revenus collectés ou distribués dans les différentes wilayas de l’EI », explique Wassim Nasr, journaliste spécialiste des mouvements djihadistes à France 24 et auteur d’Etat islamique, le fait accompli (Plon, 192 p., 12 €).

    « Pas les faire tourner en bourrique »

    Pour fabriquer le ciment, Lafarge avait notamment besoin de se fournir en roches calcaires et en argile. « Les roches calcaires étaient extraites à l’aide d’explosifs dans les carrières à côté de l’usine et acheminées dans des chargeuses jusqu’à la cimenterie pour être concassées, explique un employé. Même pendant la guerre, Lafarge achetait une centaine de camions remplis de roches calcaires par jour. » Selon nos sources, à partir de 2012, l’entreprise égyptienne Silika, qui fournissait la cimenterie en roches calcaires, cesse ses activités. Lafarge se tourne alors vers des entrepreneurs locaux pour s’approvisionner. « Les carrières étaient dans une région contrôlée par les Kurdes. Tous ces entrepreneurs étaient kurdes », explique un ancien employé.

    Pour fabriquer du ciment, des matières actives comme le gypse et la pouzzolane sont mélangées au clinker, résultat du chauffage de la matière crue à 1 450 degrés dans un four rotatif. « Lafarge achetait en moyenne trois camions de pouzzolane et une dizaine de camions de mazout lourd par jour », précise un employé proche de la production.
    « Impossible, sans carburant, de faire chauffer le précalcinateur et le four rotatif à de telles températures. Lafarge n’avait pas d’autres choix que d’acheter du pétrole de l’EI, qui contrôlait alors toutes les sources de production à Rakka et à Deir ez-Zor », ajoute-t-il.
    Quant à la pouzzolane, elle venait d’une carrière située près de Rakka. Même si le propriétaire de la carrière n’est pas un membre de l’organisation djihadiste, il y a toutes les chances que ce dernier soit « taxé » par l’EI, comme c’est le cas de tous les entrepreneurs de la région.

    Un courriel daté du 9 septembre 2014 révèle le fonctionnement de Lafarge pour s’approvisionner en pétrole et en pouzzolane. Un certain Ahmad Jamal écrit dans un anglais approximatif à Frédéric Jolibois, le nouveau PDG de Lafarge Syrie. En copie du courriel, il ajoute la responsable des approvisionnements de Lafarge en Syrie, basée à Damas. « Cela fait plus de deux mois que vous ne nous avez pas versé la somme de 7 655 000 livres syriennes [l’équivalent aujourd’hui de plus de 30 000 euros]. » Ahmad Jamal met en garde Lafarge contre les dangers qu’il encourt à cause de ce retard de paiement. « Essayez s’il vous plaît de comprendre qu’il s’agit de l’argent de fournisseurs qui travaillent avec l’armée islamiste la plus forte sur le terrain. Lafarge ne doit pas les faire tourner en bourrique. »

    Lafarge passait donc par des intermédiaires et des négociants qui commercialisaient le pétrole raffiné par l’EI, contre le paiement d’une licence et le versement de taxes. Beaucoup décrivent Ahmad Jamal comme un profiteur de guerre. Originaire de Rakka, il avait d’étroites relations avec l’EI et différents fournisseurs.
    « Il assurait un approvisionnement continu en pétrole. Lafarge payait au prix fort, mais obtenait ainsi une sécurité relative pour la poursuite de ses activités », raconte un ancien employé.

    « Lafarge a dépassé les limites »

    Dans son courriel du 9 septembre 2014, Ahmad Jamal révèle le schéma de paiement des fournisseurs de l’usine. « Dr Taleb a fait tout son possible pour calmer l’ensemble des parties, les Kurdes y compris, mais Lafarge a dépassé les limites. » Ahmad Jamal demande que le paiement dû par Lafarge soit versé « en euros ou en dollars sur le compte de Dr Taleb au Liban ». Il fait pression pour qu’un échéancier soit respecté : « Pour preuve de bonne foi, nous avons besoin au moins de 24 000 dollars ou 18 000 euros d’ici à la fin de la semaine et la somme totale d’ici à la fin du mois. »

    Amro Taleb, présenté comme « le Dr », est un jeune homme d’affaires syrien canadien de 28 ans, qui présente bien. La faculté de droit de l’université de Harvard, celle où Barack Obama a étudié, l’a même invité à donner une conférence en janvier 2015 sur la « résolution des conflits ». Il se présente comme consultant en gestion de l’environnement pour le gouvernement syrien et pour Lafarge Syrie et propriétaire d’une société d’import-export basée en Turquie, près de la frontière syrienne.

    Selon le contrat signé en avril 2013 entre Bruno Pescheux et Amro Taleb, présenté comme consultant pour Lafarge Cement Syria (LCS) et chef de projet de la société Greenway Ecodevelopment, basée en Inde, Amro Taleb est chargé de représenter Lafarge pour des opérations en lien avec les crédits carbone. « Pourquoi Bruno Pescheux signe-t-il un tel contrat en 2013, alors que la situation sécuritaire est déjà très instable et que les conditions de production sont loin d’être idéales ? Etait-ce vraiment nécessaire à ce moment-là ? », se demande un ancien employé de Lafarge. Selon lui, il s’agissait surtout de dissimuler des transactions financières illicites.

    Dans une interview accordée au Stanford Daily le 12 janvier 2015, Amro Taleb soulignait le « pragmatisme » dont beaucoup de tribus et d’hommes d’affaires syriens savent faire preuve dans leur relation avec l’Etat islamique… Il insistait même sur les « compétences » de certains membres de l’EI dans la gestion des affaires courantes.

    Cet environnement trouble inquiète certains cadres de Lafarge. Ainsi, à la réception du courriel d’Ahmad Jamal, la responsable des approvisionnements avoue à son directeur, Frédéric Jolibois, prendre des risques en communiquant avec ce fournisseur dans l’intérêt de Lafarge : « J’ai reçu ce mail d’Ahmad Jamal. Comme je vous l’ai expliqué auparavant, ce fournisseur nous fournit en carburant et en pouzzolane. » « D’ordinaire, tous les accords et négociations passaient par lui [Ahmad Jamal] et Bruno Pescheux [le précédent directeur] », précise-t-elle à l’attention du nouveau directeur. En réponse, Frédéric Jolibois lui demande, après vérification du dernier ordre d’achat, de procéder au virement. « Plus besoin pour vous d’être en communication avec ce fournisseur. Renvoyez-le vers moi en cas de problèmes. »

    Jeu trouble et dangereux

    Dans les faits, Frédéric Jolibois, qui venait de remplacer Bruno Pescheux, entre-temps muté au Kenya, a hérité d’un système dirigé par trois hommes, qui avaient pris le contrôle de l’usine, aux dires de plusieurs anciens employés : Mamdouh Al-Khaled, avec le titre officieux de « responsable de la production », Amro Taleb, « coordinateur financier », et Ahmad Jamal, « fournisseur principal ». Selon plusieurs témoignages, les trois hommes agissaient de concert, quitte à ne pas forcément tenir au courant la direction française de leurs arrangements et à se partager les bénéfices des surfacturations liées aux difficultés d’approvisionnement et taxes instaurées par les groupes armés.

    Dans ce jeu trouble et dangereux, chacun cherche à se « couvrir » au cas où un scandale éclaterait. Ainsi, le 13 juillet 2014, Mamdouh Al-Khaled, que beaucoup décrivent comme un membre du parti Baath proche du gouvernement syrien, s’inquiète des discussions qui ont cours « à tous les niveaux » sur l’achat illégal de pétrole à des « organisations non gouvernementales », c’est-à-dire des milices armées. Il craint que des « mesures » ne soient prises par le gouvernement syrien « contre les personnes ou entreprises » impliquées. Il invite Bruno Pescheux à développer un argumentaire pour répondre aux questions éventuelles des autorités. Ce dernier développe dans sa réponse une défense point par point et prend soin de mettre en copie Frédéric Jolibois, son successeur.

    En substance, il explique d’abord que les mazouts lourds sont « absolument nécessaires » au fonctionnement de l’usine. En outre, l’entreprise n’achète que de petites quantités par rapport au pétrole qui transite clandestinement depuis la Turquie. Il ajoute qu’il est très difficile d’acheminer du carburant de Tartous (port sous contrôle du gouvernement syrien). Enfin, il explique que la poursuite des activités de Lafarge sert les intérêts du gouvernement : la vente du ciment est une source de revenus pour l’Etat syrien, qui perçoit des impôts dessus.

    Une partie de l’usine démontée et revendue

    Le 19 septembre, l’EI s’empare de l’usine, évacuée la veille par une partie des employés. Lafarge abandonne le site. Les silos, remplis de ciment, ont été vidés de leur contenu vendu au détail. Nul ne sait qui a donné les codes ouvrant les silos : d’anciens employés ou le directeur de l’usine, qui aurait voulu éviter que le ciment ne prenne ?

    Quelque temps plus tard, Amro Taleb prend contact avec la direction de Lafarge, selon le site Intelligence Online : il propose de reprendre la production sous la protection des nouveaux occupants du site – « des hommes d’affaires de Rakka », en fait les chefs locaux de l’Etat islamique – en échange de 15 % de la production. Lafarge décline.
    Amro Taleb serait revenu à la charge en se présentant directement au siège parisien de l’entreprise, rue des Belles-Feuilles dans le 16e arrondissement, en janvier 2015, le même jour que l’attentat contre Charlie Hebdo. Lafarge prend peur et veut couper tout contact, même indirect, avec l’EI. Selon un ancien cadre syrien, une partie de l’usine a été démontée et revendue, les voitures volées. En février 2015, l’EI a quitté la zone, chassé par les combattants kurdes des YPG.

    Jointe par téléphone, la chargée de la communication du groupe Lafarge à Paris, Sabine Wacquez, a expliqué au Monde : « La situation en Syrie était très compliquée et évolutive en 2013-2014. Les personnes ayant travaillé sur place ne sont pas toutes joignables. Il nous est difficile de réagir à des courriels sans avoir tout vérifié, l’usine est fermée depuis septembre 2014. »