person:margaret mead

  • « Une perte de sens totale » : le malaise grandissant des jeunes ingénieurs face au climat
    https://www.lemonde.fr/campus/article/2019/04/16/une-perte-de-sens-totale-le-blues-des-jeunes-ingenieurs-face-au-climat_54509

    Tiraillés entre les réalités des entreprises et l’impératif climatique, de jeunes ingénieurs disent vivre une « dissonance cognitive ». Certains renoncent à une carrière traditionnelle.

    https://www.youtube.com/watch?v=3LvTgiWSAAE

    C’est un discours de remise de diplôme plutôt inhabituel que Clément Choisne, jeune ingénieur de Centrale Nantes, a livré devant ses camarades, le 30 novembre 2018. A contre-courant des discours louangeurs de ce type d’événement, il a choisi de parler de son dilemme : « Comme bon nombre de mes camarades, alors que la situation climatique et les inégalités ne cessent de s’aggraver, que le GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] pleure et que les êtres se meurent : je suis perdu, incapable de me reconnaître dans la promesse d’une vie de cadre supérieur, en rouage essentiel d’un système capitaliste de surconsommation. »

    Devant une assemblée de futurs diplômés, parents, familles, anciens élèves, professeurs, direction et industriels, l’ingénieur de 24 ans a profité de la tribune qui lui était offerte pour se faire le porte-parole d’un malaise que vivent de plus en plus de jeunes diplômés face au réchauffement climatique : « Quand sobriété et décroissance sont des termes qui peinent à s’immiscer dans les programmes centraliens, mais que de grands groupes industriels à fort impact carbone sont partenaires de mon école, je m’interroge sur le système que nous soutenons. Je doute, et je m’écarte. » La vidéo, qui a fait plus de 270 000 vues sur YouTube, est l’un des nombreux échos de ce désarroi éprouvé par les jeunes diplômés face à un monde économique qu’ils jugent en décalage avec l’urgence climatique.

    Deux mois plus tôt, en septembre 2018, un groupe d’étudiants issus de grandes écoles prestigieuses, Polytechnique, Ensta, HEC, ENS – lançaient un manifeste en ligne pour appeler les futurs diplômés à soutenir un changement radical de trajectoire. « Au fur et à mesure que nous nous approchons de notre premier emploi, nous nous apercevons que le système dont nous faisons partie nous oriente vers des postes souvent incompatibles avec le fruit de nos réflexions et nous enferme dans des contradictions quotidiennes », écrivaient les auteurs du manifeste.

    Un « manifeste » signé par 30 000 jeunes

    Le texte, signé par plus de 30 000 étudiants, incite les jeunes diplômés à travailler pour des « employeurs en accord » avec les recommandations du manifeste. Depuis, les auteurs de ce texte tentent de capitaliser sur le succès de leur démarche. Ils ont rencontré les cabinets des ministères chargés de la transition écologique, et ont lancé depuis le début de l’année des groupes de travail sur la refonte des programmes de l’enseignement supérieur où l’enjeu climatique est encore trop confiné aux cursus spécialisés.

    A Centrale Nantes, 330 élèves ingénieurs ont signé ce manifeste, « près de 25 % des étudiants de l’école », précise Romain Olla, étudiant en deuxième année et qui a participé à une étude pour mesurer le niveau de connaissance et d’intérêt suscité par la question climatique au sein de la communauté centralienne. Dans ce sondage, une question portait sur l’importance du comportement en matière de bilan carbone des entreprises lors de la recherche d’un stage ou d’un premier emploi. « 89 % des personnes qui ont répondu estiment que ce comportement est important et 38 % déclarent qu’ils pourraient refuser un emploi, voire même ne pas postuler à une offre, si l’entreprise a un mauvais bilan en matière de réchauffement climatique », souligne Romain Olla.
    Le boycott des entreprises qui polluent comme arme de chantage à l’embauche ? Une idée qui fait son chemin chez les jeunes ingénieurs sensibles à la question climatique. Nous avons rencontré plusieurs ingénieurs, tout juste diplômés, qui préfèrent « prendre le temps de réfléchir à leurs responsabilités », ou « faire un pas de côté » en évitant de travailler pour des entreprises qu’ils estiment « coupables ». D’autres, négocient des temps partiels, s’engagent dans des associations, des services civiques ou réfléchissent à prolonger leur engagement dans la recherche.

    « La décision de Nicolas Hulot m’a bouleversé, dans la mesure où elle faisait écho aux tergiversations qui furent les miennes »

    Clément Choisne a joint le geste à la parole. Il est depuis quelques mois professeur contractuel de physique chimie dans un lycée à Nantes. « J’ai grandi au Mans, je viens d’un milieu ouvrier et je suis celui qui a obtenu le plus haut niveau d’études dans ma famille. Etre admis dans une grande école d’ingénieurs, c’était la promesse de faire carrière », explique-t-il. Il lui a fallu trois ans d’études et plusieurs stages dans des entreprises de « transition écologique » pour prendre conscience que le développement durable était une notion « dépassée », selon lui : « Cela donne l’illusion qu’on peut continuer à vivre avec le même modèle économique en y ajoutant une touche verte ». La stratégie des « petits pas » et les contradictions du monde économique le découragent : « La décision de Nicolas Hulot m’a bouleversé, dans la mesure où elle faisait écho aux tergiversations qui furent les miennes. »
    Paul (le prénom a été changé), diplômé de Centrale Lyon, a vécu ce qu’il nomme sa « dissonance cognitive », c’est-à-dire le fait d’être en contradiction avec soi-même. En CDD dans un grand groupe industriel spécialisé dans la construction, il est recruté pour développer un secteur qu’il pense vertueux : l’éolien. Mais voilà, les objectifs de rentabilité priment sur l’enjeu écologique : « il fallait gagner des appels d’offres et in fine mon boulot consistait à vendre du béton ». Lorsque son supérieur lui propose un CDI après dix mois de travail, il préfère décliner. « Je sentais déjà mon malaise dans cette fonction d’ingénieur commercial. J’avais besoin de prendre de la hauteur, sur moi et sur le système dans lequel je m’inscrivais », explique-t-il aujourd’hui.

    Maiana Houssaye, 23 ans, diplômée de Centrale Lyon, évoque elle aussi une « perte de sens totale » et la même dissonance cognitive lors d’un stage en Nouvelle-Zélande, dans une entreprise de biotechnologies. Pendant son année à l’étranger, elle voyage en Asie et se rappelle de son sentiment d’écœurement en nageant dans une mer de plastique à Bali. « Je crois que j’ai fait un burn-out. Mon envie d’agir s’est déclenchée à ce moment-là. J’ai préféré prendre du temps et me déclarer au chômage volontaire pour comprendre la complexité du réchauffement climatique et réfléchir à ce que je pouvais faire », raconte-elle.
    Voilà plusieurs mois qu’elle voyage en France à la rencontre d’ingénieurs qui ressentent « le même malaise ». La réalité se rappelle parfois à elle, un peu abrupte. Alors que ses camarades de promo touchent des salaires, Maiana est retournée vivre chez ses parents à Salies-de-Béarn, dans les Pyrénées-Atlantiques. Elle donne des cours de physique-chimie en attendant de créer ou choisir un métier qui lui convienne, « en étant honnête et consciente de ses effets sur la société, la nature, le monde ».

    Sentiment d’urgence

    « Je constate, au fil de mes recherches sur la colère des jeunes depuis 2012, que ce sentiment d’urgence face à la catastrophe écologique est de plus en plus prégnant, confirme Cécile Van de Velde, professeure de sociologie à l’université de Montréal et maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Cette génération a un rapport au temps particulier : ils ressentent la finitude du monde. En 2008, c’était la crise économique et sociale qui structurait la colère. Aujourd’hui, ce malaise est plus profond, plus intime. » La chercheuse reconnaît dans cette posture le refus d’un héritage trop lourd à porter. C’est aussi « l’autre versant » de la colère des classes populaires : « chez cette jeunesse bien informée, bien formée et qui a des ressources, il y a un refus de transmission du système ».

    Les grandes écoles observent depuis plusieurs années cette quête de sens dans l’orientation de leurs diplômés. Néanmoins, « le pas de côté en dehors du monde du travail » est « ultraminoritaire », assure Frank Debouck, directeur de Centrale Lyon, dont « 99 % des diplômés sont en emploi ». Au niveau national, les taux d’insertion à la sortie des grandes écoles battent des records pour les ingénieurs : 71,9 % des jeunes diplômés travaillent, selon l’enquête insertion 2018 de la Conférence des grandes écoles (CGE). Seulement 2,1 % des sondés se déclarent « sans activité volontairement ». « De plus en plus de Centraliens choisissent des petites structures où ils comprennent ce qu’ils font et pourquoi ils sont là. Il y a quinze ans, 50 % d’une promotion s’orientait directement dans les grands groupes », précise le directeur. « Maiana est une lanceuse d’alerte. Mais tout le monde ne peut pas être lanceur d’alerte. C’est bien de crier, mais qu’est-ce qu’on fait après ? », interroge-t-il.
    A Centrale Nantes, le directeur Arnaud Poitou a écouté avec intérêt le message « surprise » de Clément Choisne lors de la cérémonie de remise des diplômés. « Voilà un acte de courage » estime-t-il. Il reçoit depuis plusieurs mois des sollicitations de ses élèves pour identifier les entreprises qui polluent et celles qui ont une forte empreinte carbone. « C’est une demande à laquelle je ne peux souscrire. Je ne peux pas leur dire quelles sont les bonnes et les mauvaises entreprises », admet-il.
    « On ne peut pas avoir une posture moralisatrice de l’extérieur. Pour infléchir ces grands groupes industriels vers des trajectoires écoresponsables, il faut être à l’intérieur »

    A Polytechnique, ils sont 611 à avoir signé le manifeste, soit 25 % des effectifs. Un vrai signal dans cette école très proche traditionnellement des milieux industriels et des postes de pouvoir. Philippe Drobrinski, directeur d’un laboratoire à Polytechnique et climatologue, s’en réjouit : « A mes élèves, je dis toujours : “vous êtes la première génération à prendre conscience de l’urgence à agir, et la dernière génération à pouvoir faire quelque chose”. » Pour autant, « on ne peut pas avoir une posture moralisatrice de l’extérieur. Pour infléchir ces grands groupes industriels vers des trajectoires écoresponsables, il faut être à l’intérieur », tranche le chercheur. Amaury Gatelais, étudiant des Mines ParisTech, estime aussi que le boycott des entreprises n’est pas une bonne idée : « Si tous les plus convaincus et les plus écolos fuient les entreprises comme Total, il ne restera plus que ceux intéressés par l’argent et donc qui ne feront rien pour le réchauffement climatique ».

    Promis à un brillant avenir, que feront, demain, ces bons élèves des grandes écoles ? Paul raconte qu’il a renoué avec une certaine créativité, absente de ses longues études : « c’est une des clés pour tenter de s’adapter aux prochains changements climatiques et sociétaux qui bouleverseront notre confort et pour penser la civilisation suivante. Comment rendre cool et séductrice une société plus sobre énergétiquement ? Comment montrer que faire du vélo, c’est bon pour la santé ? Que prendre l’avion, ce sera un truc rare dans une planète où vivent sept milliards d’êtres humains ? » Clément Choisne aimerait créer au Mans un « espace de solidarité ». Un lieu où l’on pourrait parler de jardins potagers urbains, de modèles décroissants. Dans son discours à Centrale, il a choisi de conclure en citant l’anthropologue américaine Margaret Mead : « N’oubliez jamais qu’un petit groupe d’individus conscients et engagés peut changer le monde. »

  • Marie-Joseph Bertini, Femmes : le pouvoir impossible
    https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/1441

    Dans les tableaux occidentaux, les femmes, lorsqu’elles sont représentées, n’apparaissent presque jamais au centre de la composition, mais sur les côtés. Cette remarque préliminaire pose d’emblée le constat d’un invariant culturel qui mérite d’être interrogé : car, de fait, les femmes restent aujourd’hui encore« au coin de l’espace public » (p. 129). Et ce n’est pas le discours des médias qui leur donnera davantage de place dans la société : ceux-ci maintiennent les femmes en marge du pouvoir. C’est le postulat de départ de Marie-Joseph Bertini, philosophe et docteur en sciences de l’information et de la communication, qui se propose d’étudier les modes de qualification des femmes dans les discours médiatiques. Le constat est édifiant : les femmes représentent seulement 18 % des personnes citées dans les médias ; le plus souvent, leur métier n’est pas précisé. Et lorsqu’on y parle de leur action (politique, syndicale, militante au sens large), elles sont insidieusement mais systématiquement discréditées par le recours à cinq figures auxquelles le discours médiatique les ramène volontiers : la muse, la madone, la mère, l’égérie, et surtout la pasionaria. C’est à partir de ces cinq figures que Marie-Joseph Bertini développe sa thèse : les médias décrivent moins le monde qu’ils nous le prescrivent, et leur fonction est de maintenir un ordre symbolique, qui assigne chacun à sa place immémoriale, et qui maintient la femme dans sa position de dominé.
    Le propos est ouvertement féministe. Il est aussi solidement argumenté, par des analyses des discours du Monde, de Libération, du Nouvel Observateur et de L’Express sur des femmes « à responsabilités », de 1995 à 2002. Marie-Joseph Bertini constate que le champ lexical qualifiant l’activité des hommes est très riche, alors que celui consacré aux femmes est indigent, au point que l’auteure parle d’un véritable apartheid linguistique pour désigner ce qu’elle considère comme une stratégie discursive délibérée (mais sans agent défini),qui minore et circonscrit l’activité des femmes avec quelques formules rituelles. Elle relève ainsi dans la presse les appellations de « madone des sections socialistes » (pour Martine Aubry), « madone anti-pacs » (pour Christine Boutin), voire« pasionaria de la filature » (pour Norma Rae) ou « pasionaria de l’archivage électronique » (pour Françoise Banat-Berger, archiviste en chef du ministère de la Justice, ainsi désignée dans les colonnes du Monde en 2001). Elle ne manque pas de souligner la dimension à la fois normative et ironique, donc réductrice, de ce vocabulaire, « l’ironie étant l’arme suprême utilisée pour contenir les femmes dans la prison du mot d’esprit » (p. 46). Ces figures, celle de la pasionaria surtout, fonctionnent comme une « technologie du pouvoir » (selon la terminologie de Michel Foucault), c’est-à-dire comme « un outil de contrôle et de coercition de l’action des femmes » (p.50).Les normes sociales et culturelles qu’elles reflètent sont d’ailleurs intériorisées par les femmes elles-mêmes : femmes journalistes qui récupèrent la rhétorique de leurs confrères mâles, femmes politiques qui s’excusent, à l’instar de Marilyse Lebranchu prenant la fonction de garde des sceaux, de se sentir « un peu petite[s] » pour ce titre…

    3L’examen historique, sémiotique, symbolique des cinq « figures-sanctions » que sont la muse, la madone, la mère, l’égérie et la pasionaria organise tout l’ouvrage. Celles-ci donnent lieu à des observations lexicales particulièrement pertinentes. Ainsi la figure de la pasionaria (dont l’historique est tracé avec précision) connote-t- elle toujours l’excès, la démesure un peu ridicule, l’activisme, la dévotion exclusive à une cause unique ; elle a « pour effet principal de rabattre l’action polymorphe des femmes sur une trame d’une extrême pauvreté, qui travaille à rendre cette action subalterne et vaine » (p. 58). Elle désigne aussi l’arrivée des femmes aux affaires publiques comme une intrusion, et moque le ridicule d’une femme passionnée qui croit à ce qu’elle dit – ce qui, dans le monde politique, est péché de naïveté.

    4Ces figures sont enrichies par le recours à l’Histoire, mais aussi à l’art et à la mythologie. On croise ainsi des figures réexpliquées avec hardiesse, pertinence et énergie : Germaine de Staël, Antigone, Dora Maar – bien connue comme la « Muse » de Picasso, mais ignorée en tant que photographe audacieuse et novatrice –, Dolores Ibarruri – révolutionnaire espagnole à l’origine de la « pasionaria » –, Catherine Millet, les femmes tondues de la Libération… Toutes ces figures sont rapprochées en un même constat :« Rattachées à l’espace public par la médiation des hommes, les femmes y introduisent […] une dimension personnelle et privée qui en est l’exact opposé » (p. 114). De là le danger : les femmes qui s’introduisent dans la sphère publique la menacent, rompent son unité fondamentale (qui est masculine) car elles y introduisent la passion :« Moins actives que réactives, elles ignorent les grands principes et le pur combat d’idées qui les dépasse » (p. 115). C’est du moins, selon Marie-Joseph Bertini, le discours éternel des sociétés, relayé par les médias, et toujours lisible dans les qualifications actuelles des femmes de pouvoir.

    5Cette violence lexicale, même voilée, reproduit dans les démocraties occidentales les violences physiques faites aux femmes dans d’autres pays. Et l’on ne peut que songer aux récents commentaires d’un Premier Ministre déclarant, à propos d’une rivale politique : « Ségolène Royal perd ses nerfs »… L’ouvrage abonde en citations de ce type, toujours intelligemment commentées. Même si, par endroits, la structure de l’ouvrage se délite, l’auteure passant d’un sujet à l’autre, les développements sont captivants, et amènent le lecteur à aborder des sujets connus avec un œil neuf. Ainsi en est-il lorsque Marie-Joseph Bertini remarque que l’injonction publicitaire qui est faite aux femmes de surexposer leur corps ne fait qu’entretenir leur exclusion du corps politique, au même titre que le voile des musulmanes… Tout aussi stimulantes sont les pages sur le sport, révélateur des normes qui structurent les rapports entre les sexes, et surtout sur le foot, culte qui fédère la nation tout en se passant des femmes, démontrant au passage leur « inessentialité ». Les pages consacrées à « l’histoire » des femmes, et à la croyance encore actuelle en leur démesure constitutive, ainsi que celle consacrées à « l’Histoire », qui est toujours celle des vainqueurs, donc des hommes, sont tout aussi intéressantes, surtout lorsque l’auteure analyse le concept de régence comme une modélisation du pouvoir féminin fondé sur l’intrigue, la délégation du pouvoir et l’association avec un homme. Modèle qui survit, dans le discours de la presse, jusqu’à Edith Cresson ou Monique Vuillat (secrétaire générale du SNES) dans les pages du Monde.

    6Certains développements peuvent sembler excessifs ou contestables, comme la négation, certes argumentée, de la réalité des différences sexuelles entre l’homme et la femme. Celle-ci ne serait, selon l’auteure et selon Margaret Mead (L’Un et l’Autre Sexe, Paris, Gallimard, 1966), sur laquelle elle s’appuie, qu’une « construction sociale et culturelle – produit des normes et des valeurs dominantes, et des représentations auxquelles elles donnent lieu –, et non [un] donné naturel à partir duquel s’imposerait l’idée de cette différence » (p. 93). Certains excès sont également dommageables, non dans les thèses avancées, mais dans leur systématisation, lorsque aucune place n’est faite à l’évolution des mentalités masculines, aux relations affectives ni à la réalité du respect entre les sexes. Ainsi paraît-il abusif de voir dans le Sénat « un dispositif masculin visant à l’élimination des femmes » (p. 136), car même s’il est vrai que cette institution a refusé quatre fois le droit de vote des femmes, cette mise à l’écart n’est pas son but exclusif.

    7Toujours est-il que les réflexions que propose cet ouvrage, nourri des apports de la psychanalyse (Freud), de la sociologie (Habermas), de la philosophie (Hegel), de l’Histoire et de la mythologie, sont vivifiantes. Et permettent de repenser les problématiques les plus actuelles, comme la place du passionnel dans les discours politiques, où, paradoxalement, l’émotion apparaît comme un atout pour les hommes tout en restant interdite aux femmes :« Ne pouvant investir ce champ, que leur agir doit déserter pour être crédible, elles se doivent donc de multiplier l’usage des techniques froides de compétence, d’intelligence et d’organisation » (p. 236). Et n’ont finalement pas réellement d’autre issue que d’être discréditées par deux qualifications contraires, celle de l’hystérique ou celle, inverse, de la « dame de fer ».

    8En conclusion, Marie-Joseph Bertini envisage le devenir des femmes de pouvoir dans la société de demain. Celle-ci, contrairement à une idée répandue par les publicitaires, ne se féminise pas : elle se maternalise, en se recentrant sur les enfants – prescripteurs d’achat essentiels – et en valorisant donc la maternité… ce qui revient toujours à instrumentaliser la femme. L’auteure pose alors une question provocatrice : comment se fait-il, en définitive, qu’il y ait tant de femmes au pouvoir ? Parce qu’elles demeurent des moyens, et non des fins, pour les partis et les hommes politiques. S’il existe des perspectives d’évolution, elles sont faibles, car bridées « par ce rôle moderne [qui] s’exerce d’une manière d’autant plus dangereuse qu’il est quasiment invisible, dissimulé dans la morale médiatique. Banalisé par une tolérance générale et rendu invisible par l’habitude » (p. 243). Heureusement, Femmes, le pouvoir invisible, est là pour nous ouvrir les yeux.

  • Rencontre de cultures. Aux origines de la contre-culture aux Etats-Unis dans les sixties | Entre les lignes entre les mots
    https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2018/02/02/rencontre-de-cultures-aux-origines-de-la-contr

    2017 a fêté un cinquantenaire un peu passé inaperçu sauf sur les lieux du crime. San Francisco, sur la Côte Ouest des Etats-Unis, a vu déferler tout ce que la Californie et au-delà comptaient de Hippies et autres survivants des années dites psychédéliques. 1967 est la date retenue pour la naissance de cette contre culture qui semble née de rien, sinon d’une réaction à la guerre du Viêt-Nam. Fred Turner, directeur du département des sciences de la communication à l’Université de Stanford et ancien journaliste a voulu comprendre les racines un peu cachées de cette émergence d’une culture de la jeunesse de ces sixties.

    Il propose, dans « Le cercle démocratique », une véritable enquête dans les soubassements culturels de la société américaine. Son point de départ : la réaction au fascisme et au nazisme qui se servent des nouveaux instruments de communication comme la radio pour embrigader les masses, les faire marcher au pas de l’Oie et tuer dans la répétition martiale tout esprit critique. Les intellectuels de toute sorte, surtout des ethnologues, Margaret Mead en particulier, vont se mobiliser pour lutter contre le fascisme extérieur et intérieur pour construire « l’être humain démocratique ». Construction qui passe par une réflexion sur tous les médias. La stratégie proposée sera celle de l’encerclement – « surround » – démocratique.

    Commencée dans les années 1930, cette stratégie rencontrera celle des créateurs du Bauhaus, à commencer par Grotius. C’est Noholy-Nagy qui jouera le rôle le plus importent en tant qu’ éducateur de cet esprit américain. Le Bauhaus, constitué après la Première Guerre Mondiale avait comme projet de s’inscrire dans l’industrialisation de la société pour, via le design, la contester de l’intérieur. L’objectif était de créer l’« homme nouveau » pour mettre en œuvre le socialisme. A l’épreuve de l’exil, cet « homme nouveau » deviendra « l’homme américain » porteur des valeurs démocratiques.

    L’auteur non seulement insiste sur cette rencontre permise par l’exil mais fait aussi la part de toutes les tentatives pour rompre avec la marchandisation, facteur de diffusion du fascisme. Ainsi la composition de John Cage, « Silence » mais un silence programmé de minutes et de secondes pour inciter les « auditeurs » à s’interroger sur l’organisation des sons.

    Il est donc question, comme le sous titre l’indique, du « design multimédia de la Seconde Guerre mondiale aux années psychédéliques », une sorte d’histoire culturelle du 20e siècle fomentant toutes les révolutions numériques qui marquent ce 21e siècle.

    Fred Turner : Le cercle démocratique, traduit par Anne Lemoine, préface de Larisa Dryansky, C&F éditions.

    Nicolas Béniès

    #C&F_éditions #Fred_Turner #Cercle_démocratique

  • Le MoMA et le Cercle démocratique
    https://cfeditions.com/cercleDemocratique

    Bonjour,

    Vient de s’ouvrir à Paris une grande exposition à la Fondation Louis Vuitton avec des oeuvres majeures extraites des collections du Museum of Modern Art (MoMA) de New York. Une magnifique collection d’œuvres du XXe siècle provenant d’un des musée majeur de la planète.

    Dans son ouvrage « Le Cercle démocratique », publié par C&F éditions en français, Fred Turner consacre une large part de son analyse au rôle démocratique joué par les musées et particulièrement par le MoMA.

    Herbert Bayer, membre éminent du Bauhaus a inventé pour le MoMA des espaces immersifs, des encerclements de textes, d’images, d’objets qui devaient permettre aux visiteurs de se questionner eux-mêmes à partir du « champ étendu de la vision ». Durant la Seconde Guerre mondiale, le MoMA a servir de repaire au Comitee for democratic morale, un groupe d’intellectuels qui voulaient mobiliser les américains contre le nazisme sans recourir aux méthodes de la « propagande » dont on avait mesuré les dégâts en Allemagne.

    L’exposition de 1941 « Road to victory » est ainsi conçue comme un multimédia, avec textes, images et films encerclant les visiteurs. Le livre montre à la fois l’impact et les théories derrière ces conceptions, mais également les usages détournés qui vont suivre. Car ce modèle immersif va, durant la guerre froide, servir la propagande américaine dans le monde. Les expositions universelles et la grande expo-photo « The family of man » sont ainsi de outils pour défendre the american way of life ... qui est surtout une défense et illustration de la société de consommation.

    Ce qui est passionnant dans ce plongeon dans l’histoire du multimédia avant le numérique, c’est de voir comment les techniques, les projets et les usages inventés alors se retrouvent dans le multimédia global d’aujourd’hui. Comment l’idée de permettre à chacun de décider en connaissance de cause se renverse en bulles de filtres et réseaux d’influence. Le multimédia numérique a commencé principalement avec des outils pédagogiques, de l’hypertexte organisant des connaissances... avant de devenir le support d’un « individualisme autoritaire » et la boîte à malice se situant « au delà de la vérité » qui existe aujourd’hui... et qui n’enlève pourtant rien à nos désirs d’utiliser le multimédia pour construire un monde plus démocratique.

    Jamais univoque et directif, le livre de Fred Turner permet de reconsidérer les événements du passés comme les tendances récentes. Ce livre a obtenu une bourse de soutien du College of American Art et de la Terra Foundation for American Art .

    Il fait un complément idéal pour tous les visiteurs de l’exposition des œuvres du MoMA de Paris qui dure jusqu’au mois de mars. Et pour tous, il pose des questions d’une brûlante actualité tout en replongeant dans l’histoire et le rôle de l’art, des intellectuels et des artistes

    Bonne lecture

    Hervé Le Crosnier

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    Le Cercle démocratique : Le design multimédia de la Seconde Guerre mondiale aux années psychédéliques
    par Fred Turner, traduction par Anne Lemoine.
    390 p., 29 €

    https://cfeditions.com/cercleDemocratique

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    [Extraits de la première parties concernant le MoMA (il y a de nombreux endroits où l’on retrouve le MoMA dans ce livre)
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    Au cours de ses dix premières années d’existence, le Museum of Modern Art permet aux Américains de découvrir l’impressionnisme, le futurisme et le cubisme, mais aussi l’architecture moderne, la photographie et la typographie. En 1939, après l’invasion de la Pologne par Hitler, son directeur Alfred Barr et sa femme décident de porter immédiatement secours aux artistes avant-gardistes. Grâce au prestige du musée et du nom de la famille Rockefeller qui les soutient, ils réussissent à faire venir plusieurs artistes réputés aux États-Unis, parmi lesquels Marc Chagall, Max Ernst et Jacques Lipschitz. Avant même l’attaque de Pearl Harbor, Barr et les Rockefeller commencent à transformer le musée en une machine de production idéologique qui appuiera les efforts de propagande des États-Unis au cours de la guerre froide.
    Le champ étendu de la vision développé par Herbert Bayer jouera un rôle important dans ce processus.
    [...]
    Pour les critiques d’art américains, le point le plus surprenant de l’exposition n’est pas tant son contenu que la disposition de celui-ci. Puisque le nouveau bâtiment qui doit héberger le Museum of Modern Art est en cours de construction dans la 53e rue Ouest à Manhattan, Bayer installe l’exposition dans l’espace temporaire du musée, alors situé dans le hall du Rockefeller Center. Gropius et Bayer divisent l’exposition en six sections, chacune possédant sa propre galerie : « Le travail sur le cours élémentaire », « Les ateliers », « Typographie », « Architecture », « Peinture » et « Travaux d’écoles influencées par le Bauhaus ». Sous l’impulsion de Bayer, ces zones deviennent ensuite des variations des environnements visuels élargis qu’il a créés à Paris en 1930 et à Berlin en 1935.
    [...]
    Au gré de leurs déplacements de salle en salle, les visiteurs découvrent des empreintes sur le sol et des représentations graphiques de mains sur les murs qui les orientent vers de nouvelles parties de l’exposition. Un œuf géant est accroché à un mur ; il représente l’enseignement de la forme dans le programme de première année. Des photographies orientées vers le bas sont placées au-dessus des têtes des visiteurs ; des cercles chromatiques pendent du plafond. Dans une salle, un œil gigantesque dessiné sur un mur, juste en dessous d’une fente, observe le visiteur.
    [...]
    Selon l’idéologie du premier Bauhaus, la scénographie de Bayer transforme l’exposition en Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale). Conformément à ses théories de vision étendue, elle encercle les visiteurs, les pousse doucement dans l’une ou l’autre direction, les encourage à suivre le mouvement figuré sur les murs et le sol. Comme dans la psychologie gestaltiste qui sous-tend les théories de Bayer, les visiteurs doivent faire la synthèse des éléments qui leur sont présentés pour se les approprier en construisant des images internes cohérentes. L’exposition même peut suggérer, présenter, abriter ou encadrer mais, au final, il revient aux visiteurs d’agencer leurs propres images du Bauhaus pour qu’elles forment un tout.
    [...]
    Quelques années plus tard, le Museum of Modern Art devient une plate-forme de renforcement du moral américain. Associées à un mode environnemental de direction des mouvements des visiteurs, la flexibilité et l’indépendance offertes par Bayer à ses visiteurs deviendront alors aux yeux des critiques un mode de propagande typiquement pro-américain. La vision étendue de Bayer résout le problème posé par la propagande fasciste et les médias de masse. En effet, il accorde au visiteur un degré important d’agentivité par rapport aux éléments visuels qui l’entourent mais, dans le même temps, il contrôle la forme du champ dans lequel le visiteur est susceptible de rencontrer ces éléments. Grâce à cela, la vision étendue peut amener le visiteur américain à rétablir son propre moral dans des termes fixés par le champ qui l’entoure. Cela signifie qu’il peut exercer cette forme d’agentivité psychologique individuelle dont dépend la société démocratique, et qu’il peut ainsi éviter de devenir l’homme apathique de la masse qui caractérise l’Allemagne nazie. Néanmoins, cette agentivité lui est offerte dans des termes définis par les besoins de l’État américain, et articulés selon la diction visuelle du Bauhaus.
    [...]
    Malgré l’échec de For Us the Living, on ne saurait surestimer les liens étroits qui unissent le Museum of Modern Art au gouvernement américain, pas plus que l’intensité de ses efforts de propagande à la veille de la Seconde Guerre mondiale et au cours de celle-ci. Le musée ne se contente pas de préparer des expositions : il sert également de plate-forme intellectuelle et interinstitutionnelle. En son sein, les artistes rencontrent des diplomates, les anthropologues développent des supports de formation culturelle et les soldats viennent panser les blessures psychologiques que la guerre leur a infligées.
    [...]
    De tous les projets menés à bien, une exposition surtout fait la fierté des responsables du musée : le grand succès propagandiste de 1942, Road to Victory. L’exposition « n’est pas seulement un chef- d’œuvre d’art photographique, mais elle est une des expositions les plus émouvantes et les plus fascinantes jamais organisées au musée ».
    [...]
    En septembre 1941, alors que Margaret Mead et le Committee for National Morale s’efforcent de monter leur exposition sur la démocratie au Museum of Modern Art, l’administrateur David McAlpin se met en contact avec le photographe Edward Steichen. Le musée a commencé à accueillir de petites expositions consacrées à la guerre en Europe et aux idéaux américains au sein du pays, et McAlpin espère que Steichen pourrait en monter une autre dans la même veine.
    [...]
    L’exposition qui en résulte fusionne le photoréalisme familier du magazine Life avec les tactiques gestaltistes de la vision étendue développées par Bayer – et les idéaux utopiques du Bauhaus avec les impératifs propagandistes des États-Unis en guerre.
    Bayer conçoit l’exposition comme une route qui serpente à travers tout le premier étage du Museum of Modern Art en passant devant des images et des textes de tailles variables.

    On pourrais citer ainsi des pages entières du livre... mais je vous laisse les découvrir dans le flux même du texte de Fred Turner, avec des détails d’historiens et une visions globale sur l’importance des musées et des expositions dans la conception « multimédia » et son enjeu propagandiste. Et du rôle tout particulier que joue le MoMA et les artistes-théoriciens du Bauhaus dans ce projet.

    #C&Féditions #Fred_Turner #Cercle_démocratique #Bauhaus #MoMA #Propagande

  • James Baldwin and Chinua Achebe’s Forgotten Conversation About Beauty, Morality, and the Political Power of Art – Brain Pickings
    https://www.brainpickings.org/2016/09/21/james-baldwin-chinua-achebe-art

    On April 9, 1980, exactly a decade after his legendary conversation with Margaret Mead, James Baldwin (August 2, 1924–December 1, 1987) sat down with Chinua Achebe (November 16, 1930–March 21, 2013) for a dialogue about beauty, morality, and the political duties of art and the artist — a dialogue that continues to pull us up short with its sobering wisdom. Later included in the 1989 anthology Conversations with James Baldwin (public library), this meeting of titanic minds touches on a great many of our own cultural challenges and friction points, and radiates timeless, timely insight into how we might begin to stop accepting a deeply flawed status quo at face value.

  • Le pouvoir est de plus en plus savant. Entretien avec Luc Boltanski
    #Sociologie_critique #Sociologie_de_la_critique #pragmatisme #Boltanski #Bourdieu

    http://www.laviedesidees.fr/Le-pouvoir-est-de-plus-en-plus.html

    De la critique, c’est un peu différent. C’est un livre théorique. C’est la première fois que j’écris un livre théorique qui ne soit pas accroché à un travail d’enquête. C’est un peu la théorie sous-jacente au Nouvel Esprit du Capitalisme. J’ai cherché à construire un cadre qui permette d’intégrer des éléments se rattachant plutôt à la sociologie critique et des éléments se rapportant plutôt à la sociologie de la critique. Si vous voulez, on pourrait dire que c’est poppérien. Je relisais ce week-end des textes de Popper pour un livre que j’écris en ce moment. Je suis loin d’être poppérien sur tous les plans, mais je suis tout à fait d’accord avec l’idée que le travail scientifique consiste à établir des modèles qui partent d’un point de vue tout en sachant que ce point de vue est local. L’important est donc de ne pas chercher à étendre ce point de vue local pour l’appliquer à tout, ce qui est une des sources du dogmatisme. Mais on peut chercher à construire des cadres plus larges dans lesquels le modèle établi précédemment reste valable, à condition que son aire de validité soit spécifiée. Pour dire vite, ce qui nous inquiétait le plus dans ce qu’était devenue la sociologie bourdieusienne, c’était l’asymétrie fantastique entre, d’un côté, le grand chercheur clairvoyant et, de l’autre, l’acteur plongé dans l’illusion. Le chercheur éclairant l’acteur. Rancière a fait les mêmes critiques.

    [...]

    Je pense que c’est très lié à un autre problème qui est au cœur de la sociologie et auquel Bourdieu était très sensible, qu’il a cherché à résoudre sans, à mon sens, vraiment y parvenir. C’est un problème qui d’ailleurs n’a pas encore de solution vraiment satisfaisante. Il est, en gros, le suivant. Vous pouvez aborder la réalité sociale depuis deux perspectives. Vous pouvez prendre le point de vue d’un nouvel arrivant dans le monde auquel vous allez décrire ce qu’est cette réalité. Cela suppose un point de vue surplombant, une histoire narrative, la référence à des entités larges, à des collectifs, qu’ils soient ou non juridiquement définis : des États, des classes sociales, des organisations, etc. Certains diront la référence à des structures. Une perspective de ce type va mettre en lumière plutôt la stabilité de la réalité sociale, la perpétuation des asymétries qu’elle contient – dans le langage de Bourdieu –, la reproduction, et la grande difficulté pour les agents de modifier leur destin social ou, plus encore, de transformer les structures. Mais vous pouvez prendre aussi une autre perspective, c’est-à-dire adopter le point de vue de quelqu’un – ce que l’on appelle en sociologie un acteur – qui agit dans le monde, qui est plongé dans des situations – personne n’agit dans des structures, tout le monde agit dans des situations déterminées. Et là, vous ne serez plus en présence d’agents qui subissent, en quelque sorte passivement, la réalité, mais face à des acteurs, c’est-à-dire des personnes inventives, qui calculent, qui ont des intuitions, qui trompent, qui sont sincères, qui ont des compétences et qui réalisent des actions susceptibles de modifier la réalité environnante. Personne, à mon sens, n’a trouvé de solution vraiment convaincante pour conjuguer ces deux approches. Or elles sont l’une et l’autre nécessaires pour donner sens à la vie sociale. On peut essayer de formuler ce problème dans les termes de la relation entre structuralisme et phénoménologie. J’ai essayé d’articuler ces deux approches dans La condition fœtale à partir de la question de l’engendrement et de l’avortement. Je ne sais pas si c’était très satisfaisant. Bourdieu a essayé de conjuguer les deux approches. Avant de découvrir les sciences sociales, il voulait se consacrer à la phénoménologie. Cette articulation prend appui, dans son cas, sur la théorie de l’habitus, par rapport à laquelle j’ai pas mal de réticences théoriques. C’est une théorie qui dérive, pour une large part, de l’anthropologie culturaliste, telle que l’ont mise en forme des anthropologues comme Ruth Benedict, Ralf Linton ou Margaret Mead. J’ai relu récemment Patterns of Culture de Ruth Benedict et c’est assez étrange, aujourd’hui, de voir la façon dont elle utilise des catégories dérivées de Nietzsche et même de Spengler. L’idée centrale est que l’on peut identifier des cultures qui ont des traits spécifiques – un caractère, si vous voulez – et que ce caractère se retrouverait dans les dispositions psychologiques – dans le caractère – des personnes qui sont plongées dans ces cultures. C’est une construction plutôt bizarre et ça entraîne une circularité qui fait que si vous connaissez les attaches culturelles – définies par le sociologue et par la statistique – des acteurs, vous connaissez leurs dispositions et vous savez à l’avance la façon dont ces acteurs vont réagir dans n’importe quelle situation. C’est donc contre ce modèle que nous avons pris position. Mais nous voulions aussi éviter de prendre appui sur un autre modèle, construit en opposition au modèle culturaliste, qui sans passer par la phénoménologie et en prenant les moyens de l’économie néo-classique, ne connaît que des individus. Dans ce modèle poppérien, connu aujourd’hui sous le nom d’individualisme méthodologique, il n’y a que des individus qui ont chacun leurs motifs et leurs choix, et c’est de l’agrégation qui s’opère, on ne sait pas trop comment, entre ces motifs différents, que dérive la causalité historique, qu’il s’agisse de la micro histoire des situations ou de la grande histoire, qu’elle soit économique ou politique. Dans ce modèle, qui ne connaît que des individus, il est exclu de conférer une intentionnalité à des entités qui ne soient pas des êtres individuels, ce qui paraît raisonnable a priori. On ne peut pas mettre des groupes sociaux – groupes politiques ou classes sociales, par exemple – en position de sujets de verbes d’action. Mais, à mon sens, un des problèmes que pose ce modèle, c’est qu’il ne rend pas compte du fait que la référence à des entités d’ordre macro sociologiques, n’est pas seulement le fait des sociologues ou des historiens mais de tout le monde. Les acteurs ne peuvent pas confectionner du social sans inventer des institutions, des entités collectives, etc. dont ils savent, d’une certaine façon, qu’il s’agit de fictions mais dont ils ont pourtant besoin pour donner sens à ce qui se passe, c’est-à-dire à l’histoire.

  • Court-métrage d’animation | Au bout du fil
    http://asile.ch/2016/02/10/court-metrage-danimation

    Pour faire face à un afflux de demandeurs d’asile arrivant par bateau, l’Australie a créé des centres de rétention dans des états voisins d’Océanie. Elle séquestre ainsi des centaines d’individus, hors de son territoire, hors de tout cadre juridique, dans des conditions déplorables.

    • Des lignes qui ne mènent nulle part, des lumières sur le rien

      Avec les voix, les dessins racontent la violence arbitraire et clandestine d’un État qui disparaît. Dans un camp de rétention de migrants sur Manus, une des îles de l’Amirauté en Papouasie-Nouvelle-Guinée, jadis visitée par l’anthropologue Margaret Mead, aujourd’hui 43 000 habitants malgré sa végétation dense entre jungle et forêt tropicale, deux iraniens narrent leur histoire par téléphone. Les dessins illustrent ces évocations de la vie des corps et de l’esprit. Par réflexe, je peux me garder des illustrations qui viendraient s’ajouter au récit comme pour le rendre plus vrai, mais pourraient aussi bien soit mentir soit noyer les mots. On peut aussi espérer des voix qu’elles incarnent toute de présence et de chair le récit. Dans Au bout du fil, (Nowhere Line : Voices from Manus Island), les voix sont enregistrées par téléphone, de chair il n’en reste presque pas. Une ligne venue de nulle part, un téléphone qui grésille et des dessins donc, qui pourraient n’être que des illustrations.

      http://www.vacarme.org/article2930.html
      #au_bout_du_fil

  • Fred Turner : « Pour lutter contre le nazisme, ils ont voulu produire un homme total, rationnel » - Libération
    http://www.liberation.fr/culture/2015/02/27/pour-lutter-contre-le-nazisme-ils-ont-voulu-produire-un-homme-total-ratio

    Cependant, l’Etat et de nombreux intellectuels voulaient entrer en guerre contre le fascisme, avec le soutien des citoyens. Comment faire sans recourir aux médias de masse ?

    Les intellectuels influents de l’époque, réunis dans le Comitee for National Morale (1941-1942) qui rassemblait soixante anthropologues, sociologues, psychologues, comme Margaret Mead et Gregory Bateson, théorisent alors un nouveau genre de média, un multimédia capable d’entourer les individus et de leur permettre d’exercer les compétences relevant de la démocratie : la pratique du choix, le fait de voir des choses et des gens différents de vous, mais avec lesquels vous pouvez être en empathie, la tolérance pour les expériences étranges, et la capacité d’intégrer ces diverses perspectives au sein d’une personnalité individuelle forte. Ce que le Comitee a appelé « une personnalité démocratique », c’est-à-dire ouverte à la différence raciale ou sexuelle, à l’opposé de la personnalité fasciste. Aux Etats-Unis, l’individu est au cœur de la politique. Il fallait donc trouver une façon d’être ensemble et en même temps de rester un individu. Mais ces intellectuels ne savaient pas comment s’y prendre, ils ont fait appel aux artistes du Bauhaus.

    Cette façon d’organiser les images et les sons irrigue également l’avant-garde, notamment John Cage ?

    Cage connaît les artistes du Bauhaus, Moholy Nagy et Bayer, il a enseigné un an au New Bauhaus à Chicago. Il devient le principal diffuseur de leurs idées lorsqu’il part, fin des années 40 début des années 50, enseigner au Black Moutain College, grand centre des avant-gardes dont l’objectif principal est précisément de produire ce citoyen démocratique. Selon Cage, son travail sur le son était l’équivalent de ce que faisait le Bauhaus dans les arts visuels. Mais ses environnements sonores n’avaient pas pour but d’immerger le public. A l’époque, l’immersion est le fait de Disney avec ses cinémas panoramiques dits Circarama : en 1955, ils plongent le spectateur à l’intérieur du film, au point de ne plus lui laisser la possibilité de penser par lui-même mais seulement de réagir à l’unisson avec les autres spectateurs. Pour les démocrates, c’est le cauchemar absolu, une esthétique fasciste. Cage pensait qu’il était dangereux de vibrer ensemble. Ce que voulaient le Bauhaus et Cage, c’est que les individus réfléchissent, même s’ils étaient confrontés à des images ou des sons qui les encerclent.

    En 1952, Cage va orchestrer le premier happening à Black Moutain College. Personne ne se souvient précisément de ce qui s’est passé si ce n’est qu’il y a eu plusieurs actions concomitantes : quelqu’un a grimpé à une échelle, joué du piano, lu un poème, Merce Cunningham a un peu dansé, puis, à la fin, ils ont posé des tasses de thé sur des chaises. Et pourtant, pour ceux qui y ont assisté, c’était une révélation

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  • Eric’s Archived Thoughts: The Stinger
    http://meyerweb.com/eric/thoughts/2013/03/04/the-stinger

    “Never doubt that a small group of thoughtful, committed citizens can change the world. Indeed, it is the only thing that ever has.” said Margaret Mead. I see now that the way those small groups truly change the world is by convincing the rest of the world that they are right, thus co-opting the world to their cause. Done properly, the change makes the group obsolete. It’s a lesson worth remembering, as we look at the world today.

    Ouep. En français on dit syndrome de Pygmalion, aussi.