( ...) Longtemps, les banquiers centraux ont été les héros de l’économie mondiale. Mario Draghi ? Le sauveur de l’euro. Ben Bernanke, le prédécesseur de Janet Yellen à la tête de la Réserve fédérale (Fed) ? Le génie qui a épargné une terrible dépression aux Etats-Unis. Mais depuis quelques semaines, le vent a tourné. Les experts doutent de leurs pouvoirs. Certains les accusent d’être des pousse-au-crime responsables des turbulences qui ont secoué les marchés en début d’année. Voire de faire le lit de la prochaine crise. A juste titre ? Les instituts monétaires ont-ils vraiment perdu la raison ? Alors que la croissance mondiale vacille de nouveau, ils sont devenus les boucs émissaires commodes d’un monde affolé. Explications.
A quoi servent les banques centrales ?
On parle tellement d’elles qu’on finit presque par l’oublier. En théorie, la principale mission des banques centrales est simple, même si elle varie un peu selon les pays : outre l’impression des billets, contribuer au bien-être économique des ménages en assurant la stabilité des prix, du change et de l’activité. Et ce, en complément des politiques budgétaires et structurelles menées par les Etats.
Pour y parvenir, elles disposent de plusieurs outils de politique monétaire, dont le principal est la fixation du « prix » de l’argent, par les taux directeurs. Lorsque les banquiers centraux baissent ces derniers, les taux pratiqués par les établissements bancaires – lorsqu’ils se prêtent entre eux, puis lorsqu’ils prêtent aux ménages et aux entreprises – baissent à leur tour. Le crédit devient moins cher, ce qui favorise la consommation, l’investissement et la croissance. A l’inverse, une hausse des taux freine l’endettement et le risque de surchauffe des prix et de l’économie.
Seulement, voilà : pendant la crise des subprimes, aux Etats-Unis, les banquiers centraux ont élargi leurs prérogatives et inventé de nouveaux instruments, toujours plus audacieux. Mais aux effets incertains...
Pourquoi leur a-t-on confié l’économie mondiale en 2008 ?
Les instituts monétaires ont appris leurs leçons. « Lorsque la crise de 2008 a frappé, ils se sont rappelés qu’après le krach boursier de 1929, les erreurs de politique monétaire ont plongé les Etats- Unis et l’Europe dans une dépression violente », rappelle Laurent Clavel, économiste chez AXA IM. Grand spécialiste de cette période, Ben Bernanke, à la tête de la Fed entre 2006 et 2014, a été le premier à agir pour éviter le scénario noir de 1929, suivi par la BCE, la Banque d’Angleterre (BoE) et la Banque du Japon (BoJ).
Tout en baissant au maximum leurs taux directeurs, les banquiers centraux ont multiplié les mesures pour fournir aux banques les liquidités dont elles avaient besoin pour continuer de fonctionner.
« Grâce à cela, ils ont évité la paralysie totale du système bancaire, qui aurait asphyxié l’économie réelle », rappelle Patrick Artus, chez Natixis, coauteur de La Folie des banques centrales (Fayard, 168 pages, 15 euros).
Dans la foulée, ils ont innové pour relancer l’activité et les prix – car l’inflation faible est synonyme de croissance faible. Dès 2008, la Fed s’est ainsi mise à racheter des titres de dettes publiques (c’est le quantitative easing, ou QE), en créant massivement de la monnaie, dans l’espoir que ces liquidités contribuent au redémarrage du crédit. La BoE, la BoJ puis, en 2014, la BCE, l’ont imitée.
Et les gouvernements, pendant ce temps-là ? « Après avoir fait de la relance, ils ont lâché l’affaire et ont laissé les banques centrales toutes seules aux manettes », assène Charles Wyplosz, économiste au Graduate Institute de Genève. « Désormais, ils attendent tout d’elles, comme si s’occuper de la croissance n’était plus de leur ressort », ajoute sa consœur Urszula Szczerbowicz, du Centre d’études prospectives et d’informations internationales.
Certes augmenter la dépense publique pour relancer l’économie est aujourd’hui délicat, tant la dette des Etats est élevée : 245 % du produit intérieur brut (PIB) au Japon, 105 % aux Etats-Unis, 91,6 %, en moyenne, en zone euro. Mais les banques centrales ne peuvent pas, à elles seules, faire des miracles. Leur principal crime est d’avoir trop longtemps laissé croire le contraire pour rassurer les marchés, devenus accros à leurs liquidités...
Pourquoi échouent-elles à relancer inflation et croissance ?
Parce que le QE, la monnaie créée par les banques centrales, est passé de 6 % du PIB mondial à la fin des années 1990, à 30 % aujourd’hui. Mais ces liquidités ne sont pas parvenues jusqu’à l’économie réelle. Faiblesse de la demande, spéculation, frilosité... Elles ne parviennent pas à sortir du système financier.
Pour tenter de les débloquer, la BCE et la BoJ ont donc passé leur taux de dépôt en territoire négatif – ce qui revient à taxer les banques pour les liquidités qu’elles laissent dormir à court terme dans les coffres des instituts monétaires. De quoi, en théorie, les inciter à plutôt prêter ces sommes aux entreprises.
Las, malgré ces mesures massives, l’inflation reste atone en zone euro (− 0,2 % en février) et dans la plupart des pays industrialisés, où la croissance est décevante. La raison ? Les outils monétaires sont inefficaces contre certains des maux qui minent l’économie mondiale, comme la course aux bas prix entre les pays, l’anémie de la demande, l’affaiblissement de la productivité ou le vieillissement de la population. « Essayer de relancer le crédit alors que ménages, entreprises et Etats sont en phase de désendettement dans la plupart des pays est inefficace », ajoute Isabelle Job-Bazille, chez Crédit agricole SA.
En somme, les politiques monétaires permettent surtout de gagner du temps. Elles ont administré un puissant antidouleur à l’économie en attendant que le véritable remède soit disponible. Celui qui permettra de relancer vraiment la croissance – et ce, par la hausse de la productivité et l’innovation.
Se sont-elles lancées dans la guerre des monnaies ?
Parmi les ruses testées par les banques centrales ces derniers mois, il y a la manipulation plus ou moins officieuse de leur devise. En se lançant dans le QE, début 2015, la BCE ne cherchait pas seulement à relancer le crédit. En augmentant la quantité d’euros en circulation, elle cherchait aussi à faire baisser le cours de la monnaie unique. De quoi donner un petit coup de pouce aux exportateurs européens. Mais aussi, faire grimper le prix des produits importés, et relancer un peu l’inflation. Ce qui a fonctionné un temps : entre mi-2014 et mi-2015, l’euro a perdu près de 10 % face aux autres devises.
De même, l’un des objectifs du taux de dépôt négatif est d’encourager les capitaux à se placer dans un autre Etat, où les taux sont plus attractifs. Ce mouvement de départ est de nature à faire baisser la monnaie (les investisseurs en revendent pour aller ailleurs). Voilà pourquoi, la BCE, la BoJ, mais aussi la Banque nationale de Suisse, la Banque du Danemark ou la Banque de Suède s’y sont converties. « C’est une forme de guerre des monnaies », résume M. Artus.
Car, voilà : dans le système actuel des taux de change flottants, une devise ne peut descendre que si une autre s’apprécie... « Or, aujourd’hui, personne ne veut d’une monnaie forte », explique Anton Brender, économiste en chef chez Candriam. Y compris les Etats-Unis qui, en 2015, ont laissé le dollar monter sans trop protester, car leur économie allait mieux. Mais leurs entreprises commencent à en souffrir.
Ce qui pourrait convaincre la Fed – qui a entamé une lente remontée de ses taux directeurs en décembre 2015 – de marquer une pause lors de sa réunion des 15 et 16 mars. Autant dire que la guerre des monnaies ne fait que commencer. D’autant que la Chine a, elle aussi, entamé une politique de lente dépréciation du yuan.
Préparent-elles la prochaine crise ?
On l’a vu, les remèdes monétaires ne peuvent pas tout. Pour palier l’anémie de la demande – et, donc, celle de la productivité, de l’innovation et de l’investissement –, c’est aussi aux Etats d’agir, jugent les économistes. Ceux qui disposent de marges de manœuvre budgétaires, comme l’Allemagne, pourraient investir dans les infrastructures.
La Banque européenne d’investissement (BEI) pourrait également profiter des taux zéro pour lever de l’argent et investir dans des grands projets européens (transition énergétique, par exemple), qui permettraient de gonfler la croissance future. « La BCE pourrait, d’ailleurs, aider, en rachetant des obligations de la BEI », suggère Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste à Paris-I-Panthéon- Sorbonne.
Problème : si aucun de ces projets ne voit le jour, les armes monétaires comme le QE pourraient finir par se muer en terrible poison. De fait, les liquidités massivement injectées depuis 2008 augmentent la volatilité des marchés financiers – on l’a vu en début d’année. Chaque fois qu’elles se déplacent d’une Bourse à l’autre à la recherche de meilleurs rendements, ces liquidités déclenchent des mini-krachs. Ces mouvements destructeurs sont aggravés par le fait que, en partie à cause des nouvelles réglementations financières, les banques ne jouent plus le rôle stabilisateur qu’elles tenaient autrefois sur certains marchés, par exemple de devises, où elles détenaient d’importants stocks d’actifs.
Surtout, les mesures des banques centrales risquent, à terme, de favoriser la formation de bulles. Les taux bas poussent en effet les investisseurs vers les actifs les plus rentables, comme l’immobilier, les actions de la nouvelle économie ou encore, des obligations d’entreprises. Mais certains en achètent plus que de raison.
En outre, ce phénomène a tendance à renforcer les inégalités – surtout aux Etats-Unis –, en favorisant les ménages dont le patrimoine est investi en Bourse ou dans l’immobilier. Et il soulève une angoissante question : l’explosion de ces bulles menace-t-elle la croissance mondiale, comme celle des subprimes en 2008 ? Pas forcément. Mais une chose est sûre : si cela se produisait, les banques centrales se retrouveraient cette fois sans munitions...