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  • Écarter le voile

    A propos de Iranien, documentaire de Mehran Tamadon

    Mehran Tamadon est iranien. Il est par ailleurs athée, ce qui de fait de lui l’équivalent d’un extra-terrestre dans un pays où la sphère étatique est officiellement régulée par des préceptes religieux. Le régime est aussi fortement marqué par les conditions historiques de son avènement. Ses premières années ont en effet vu se succéder une révolution contre un tyran inféodé aux puissances occidentales et une guerre totale de huit ans contre son voisin, avec pour enjeu l’hégémonie sur les esprits et les ressources de la région. Le corps des Gardiens de la révolution islamique, bras armé et cheville ouvrière de ces premières années fortement militarisées, hérite ainsi d’un rôle primordial dans la société iranienne d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs un véritable culte que l’on voue à son « élite », les Bassidji – littéralement, les « mobilisés » en persan – qui furent initialement de jeunes volontaires poussés au martyr avant de constituer le cœur de l’appareil policier et d’être ainsi intéressés à la stabilité du régime. Mehran Tamadon avait déjà proposé, il y a cinq ans, un documentaire à leur sujet en cherchant à établir un dialogue pour comprendre leurs motivations. Avec le durcissement consécutif aux élections de 2009, ce dialogue est devenu impossible. Aussi, le réalisateur s’est tourné vers une autre composante majeure de l’état iranien, les mollahs. Durant plus de trois ans, il tente de convaincre certains d’entre eux de participer à une expérience dont il veut faire le matériau d’un nouveau film. Cette expérience consiste à cohabiter pendant 48 heures dans la même maison et à tenter pendant cet intermède de définir des règles du vivre ensemble. Dans l’esprit de Mehran Tamadon, il y aurait là des bases qui pourraient être étendues à une société iranienne pacifiée où religieux et athées auraient chacun leur place.
    Depuis que le documentaire est diffusé dans les festivals, il a été souvent reproché au réalisateur de laisser complaisamment la parole à ses ennemis et de ne pas avoir su contrer leur discours efficacement, au point de paraître souvent vaciller devant leurs arguments. Mais c’est un mauvais procès que de bonnes consciences intentent là à celui qui n’a pas refuser de se confronter à ses propres impensés. Ce qui est frappant dans les joutes menées ne se situe pas en effet dans les oppositions qui alimentent les échanges, mais bien plutôt dans les évidences que partagent les protagonistes. Celles-ci sont d’ailleurs les conditions de possibilités même du dispositif proposé par le cinéaste et accepté par les mollahs. Dans l’esprit des participants, quel que soit leur point de vue sur les sujets abordés, il est ainsi parfaitement légitime de s’accorder sur des principes de base : dichotomie entre sphère publique et sphère privée, naturalisation d’une sexualité masculine prédatrice et définition de la liberté comme intériorisation de l’impératif kantien d’auto-limitation. On a là tous les grands thèmes du sujet moderne, celui qui s’est imposé dialectiquement avec le mode de production capitaliste. La globalisation de ce processus n’épargne manifestement pas ceux qui prétendent se poser en contradicteur, aussi bien du coté des progressistes que des réactionnaires. Le trouble dans lequel est plongé le réalisateur (qui est aussi acteur et même personnage principal) est donc aussi celui des spectateurs. Une réception conséquente consisterait donc non pas à rabattre ce trouble sur les défaillances du personnage principal, mais bien à reprendre le fil de la pensée critique qui met en lumière le caractère historiquement et socialement situé des fausses évidences. Celles-ci étant à la fois le produit et le présupposé des fétichismes contemporains, nous aurions là de meilleures bases pour les dépasser.

    (Paru dans les Lettres françaises de janvier 2015)