Les utopies réelles ou la fabrique d’un monde postcapitaliste
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Les « hackerspaces » californiens, les coopératives du Pays basque, l’encyclopédie Wikipédia… Enquête sur les bases théoriques d’un mouvement qui cherche à éroder le capitalisme par l’action concrète.
Après une longue éclipse, l’utopie est de retour – au moins dans les librairies. Inscrit en grandes lettres rouges sur le best-seller de l’essayiste néerlandais Rutger Bregman, le mot figure également dans le titre de l’ouvrage sur le postcapitalisme du sociologue américain Erik Olin Wright. Mais plus que ce mot, né au XVIe siècle sous la plume de Thomas More, ce sont les adjectifs qui l’accompagnent dans ces deux titres qui intriguent : Rutger Bregman plaide pour des utopies « réalistes », Erik Olin Wright pour des utopies « réelles ».
Dans les milieux alternatifs, ce sont les utopies « concrètes » qui sont en vogue. En septembre, la ville de Paris a ainsi accueilli le quatrième festival de ces expériences « qui préparent l’avenir ». Actions « zéro déchets », coopératives d’énergies renouvelables, villes sans voitures, emplois d’utilité sociale : « Pendant que certains politiques délirent sur les Gaulois ou les dynasties royales », raille le magazine Basta !, les citoyens inventent des « utopies concrètes » destinées à résister aux « secousses économiques, sociales et environnementales ».
L’expression d’utopie concrète n’est pas réservée aux militants : dans L’Age du faire (Seuil, 2015), le sociologue Michel Lallement l’utilise pour qualifier les espaces où les hackeurs imaginent des formes de travail qui bousculent les règles de l’économie de marché. Elle a été inventée par le philosophe allemand Ernst Bloch (1885-1977) : dans son livre Le Principe espérance (Gallimard, 1976), publié en République démocratique allemande dans les années 1950, il affirme que les utopies concrètes permettent de déceler, dans le réel, « l’anticipation réaliste de ce qui est bien ».
Utopies réelles, utopies réalistes, utopies concrètes ? Ces expressions ont un petit air de paradoxe, voire d’oxymore : a priori, l’utopie ne fait pas bon ménage avec le réel. « Elle est, par définition, incompatible avec l’ordre existant, insiste l’historienne Michèle Riot-Sarcey. Il y a bien sûr, dans le monde, des expériences qui ont un potentiel subversif, mais ce ne sont que des prémisses ou des apprentissages, pas des utopies pérennes. » L’utopie, rappelle-t-elle en citant le philosophe Miguel Abensour (1939-2017), ne s’inscrit pas dans la réalité : elle recherche « sans fin l’ordre politique juste et bon ».
Dans la tradition marxiste
C’est d’ailleurs parce que l’utopie ne dessine pas un « modèle qui signifierait la fin de l’histoire », selon le mot de Miguel Abensour, qu’elle a été considérée avec un doigt de condescendance par Karl Marx : il critiquait les « vaines spéculations de l’imagination » qui émanaient des socialistes utopiques du XIXe siècle. « Le marxisme est fâché avec les utopies, constate Michel Lallement. Il y voit une forme d’enfance de la pensée. » Un siècle plus tard, le philosophe Emil Cioran, dans les années 1950, se moquait volontiers des utopistes, qu’il jugeait « plats, simplistes et ridicules ».
Assis à la table d’un café du 20e arrondissement de Paris lors d’une soirée d’échanges avec ses lecteurs, Erik Olin Wright, qui s’inscrit dans la tradition marxiste, revendique pourtant les termes « utopies réelles ». Lorsqu’il présente son ouvrage sur le dépassement du capitalisme, le professeur de sociologie de l’université du Wisconsin à Madison rappelle malicieusement qu’il a passé six mois à Paris en 1967, alors qu’il était assistant de recherche de l’attaché culturel de l’ambassade américaine. « L’année suivante, en 1968, un slogan a fleuri sur les murs de la capitale, sourit-il : “Soyez réalistes, demandez l’impossible !” »
Son travail consiste, explique-t-il, comme le proclame ce slogan joyeusement surréaliste, à « embrasser cette tension » entre l’utopie et le réel. Erik Olin Wright ne veut pas renouer avec les grands desseins politiques qui ont conduit aux tragédies du XXe siècle ; il cherche plutôt à « cristalliser » l’inévitable tension entre les rêves et les pratiques. Il faut, selon lui, conserver l’apport inestimable de l’utopie – la plasticité du monde, la puissance de l’espoir, le bouleversement des évidences – tout en ancrant la transformation sociale dans une réflexion nourrie sur le monde d’aujourd’hui.
Un petit air de paradoxe
Pour penser la transition vers un horizon « postcapitaliste », le sociologue américain ne se contente donc pas de dessiner une perspective lointaine : il s’appuie sur le « déjà là » que constituent les utopies réelles « d’ici et de maintenant ». « Au lieu de domestiquer le capitalisme en imposant une réforme par le haut ou de briser le capitalisme par le biais d’une rupture révolutionnaire, l’idée centrale consiste à éroder le capitalisme en construisant des alternatives émancipatrices dans les espaces et les fissures des économies capitalistes, et en luttant pour défendre et étendre de tels espaces. »
Ces utopies réelles « préfigurent un monde idéal et nous aident à atteindre un objectif postcapitaliste », affirme Erik Olin Wright. Cette idée fait écho aux écrits du philosophe Ernst Bloch, avec qui le sociologue américain admet une parenté. « Il y a clairement un écho entre mon concept d’utopies réelles et la distinction que fait Bloch entre les “utopies abstraites” et les “utopies concrètes”, explique-t-il en 2013 dans la revue Tracés. (…) Nous cherchons tous deux des préfigurations utopiques dans le présent et nous plaçons la démocratie au cœur de la construction pratique des utopies, réelles ou concrètes. »
Extrait de la série « D’après moi, le déluge ». Les pommes.
Pour le politiste Laurent Jeanpierre, qui est aussi l’éditeur d’Erik Olin Wright, c’est cette attention au monde d’aujourd’hui qui fait l’intérêt du livre. « Dans l’expression “utopie réelle”, ce n’est pas le mot qui m’intéresse, c’est l’adjectif. Erik Olin Wright n’est pas un idéaliste qui se contente de rêver d’un autre monde : sa réflexion sur le postcapitalisme est articulée à une analyse des rapports de force et des conditions de possibilité de ce nouveau monde. Sa pensée et ses espoirs s’accompagnent donc de propositions rigoureuses et rationnelles qui sont issues d’expériences : il étudie avec précision leur impact mais aussi leurs limites. »
Alternatives émancipatrices
Où ces utopies réelles sont-elles nichées dans le monde qui nous entoure ? A titre d’exemples, le sociologue américain met en avant quatre « alternatives émancipatrices aux organisations sociales dominantes » : le budget participatif municipal inspiré de l’expérience menée à la fin des années 1980 à Porto Alegre (Brésil) ; les coopératives autogérées de Mondragon, au Pays basque espagnol, qui regroupent 40 000 travailleurs-propriétaires ; le revenu de base inconditionnel dont Benoît Hamon s’était fait le défenseur pendant la campagne présidentielle ; et… Wikipédia.
Brésil : le budget participatif de Porto Alegre
A partir de 1989, le Parti des travailleurs a expérimenté à Porto Alegre, mégalopole brésilienne relativement pauvre de plus de 1,5 million d’habitants, une nouvelle forme de démocratie directe : le budget participatif. Une fois l’an, des assemblées populaires composées de membres de l’exécutif local, d’administrateurs, d’associations de quartier, de clubs sportifs ou de simples citoyens désignent des délégués chargés de mener un travail « participatif » dans les quartiers. Trois mois durant, ils inventent, avec les résidents et les représentants associatifs, des projets qui sont soumis ensuite au vote de l’assemblée : réfection des rues, traitement des eaux usées, entretien de l’habitat public, création de centres de soin. Pour Erik Olin Wright, le bilan est positif : grâce à ce processus délibératif, des transferts massifs de dépenses ont été effectués vers les quartiers les plus pauvres, beaucoup de citoyens (8 %), y compris dans les milieux défavorisés, se sont investis dans le processus et la corruption a reculé grâce à la transparence et à la codification des procédures.
Espagne : les « travailleurs propriétaires » de Mondragon
Mondragon est un conglomérat de coopératives autogérées situées au Pays basque espagnol. Née en 1956, sous le général Franco, la première coopérative, regroupant 24 ouvriers, produisait des chaudières à pétrole et des cuisinières à gaz. Soixante ans plus tard, Mondragon est devenu le septième plus grand groupe d’affaires espagnol : il est composé de 250 entreprises autonomes réunissant plus de 40 000 « travailleurs-propriétaires ». Organisées sur le modèle coopératif, ces entreprises qui appartiennent à leurs employés produisent des machines à laver ou des pièces de voiture, fournissent des services bancaires ou des assurances, constituent de simples épiceries. La direction générale est élue par les travailleurs et les grandes décisions sont prises soit par un conseil d’administration représentant tous les membres, soit par l’assemblée générale des travailleurs. Pour Erik Olin Wright, cette infrastructure sociale développe « la propriété coopérativiste, qui protège partiellement les entreprises des pressions concurrentielles des marchés capitalistes ».
Wikipédia ? Dans le café où Erik Olin Wright dialogue avec ses lecteurs, beaucoup tiquent à l’idée de faire de l’encyclopédie en ligne une « alternative post-capitaliste émancipatrice ». « Qui, pourtant, aurait imaginé au début des années 2000 qu’un groupe de 200 000 contributeurs rédigerait bénévolement et horizontalement une encyclopédie gratuite, traduite en une centaine de langues ?, argumente le sociologue. Que cette encyclopédie serait régie par un principe égalitaire ? Et qu’elle détruirait les encyclopédies payantes, une industrie capitaliste vieille de plus de 300 ans ? Wikipédia incarne une logique de partage de la connaissance, non seulement non capitaliste, mais anticapitaliste. »
Dans la salle, beaucoup s’interrogent à haute voix sur le chemin qui mène à ce monde post-capitaliste. Une révolution ? La victoire électorale d’un parti politique ? Un foisonnement d’utopies réelles suffisamment dense pour « éroder » le capitalisme ? « Dans ce combat pour l’épanouissement humain et l’émancipation, il n’y a pas de carte, il n’y a pas de routes dessinées à l’avance, répond Erik Olin Wright. Il y a en revanche une boussole : l’égalité, la justice, la liberté, la démocratie, la communauté, la solidarité. On sait si on marche dans la bonne direction, mais on ne connaît pas le chemin à l’avance. C’est un voyage. »
Crise des possibles
Dans ce long périple, le sociologue américain ne renie pas la longue histoire de la gauche. « Elle compte trois traditions différentes, rappelle Razmig Keucheyan, professeur de sociologie à l’université de Bordeaux. La stratégie de la rupture, qui est défendue par les révolutionnaires, notamment ceux de la IIIe Internationale ; la stratégie réformiste, qui est mise en œuvre par les partis sociaux-démocrates ; et une stratégie qui s’en remet à la créativité de la société civile, que l’on trouve dans certains courants libertaires, mais aussi dans la deuxième gauche. Erik Olin Wright synthétise ces trois courants : pour cheminer vers une société postcapitaliste, il imagine à la fois des moments de rupture, des politiques gouvernementales et des innovations de la société civile. »
Si la démarche d’Erik Olin Wright est intéressante, c’est parce que, depuis une quarantaine d’années, les deux premières stratégies s’essoufflent, poursuit Razmig Keucheyan. « Depuis les années 1980 et 1990, nous avons assisté à la crise d’un double logiciel, celui de la révolution et celui du réformisme. Erik Olin Wright prend donc acte de cette crise des possibles et propose d’accorder une importance nouvelle à la créativité de la société civile. Il ne récuse pas pour autant les élections – il n’est pas anarchiste – et ne renie pas le rôle de l’Etat, qui consiste justement à protéger et faire prospérer les utopies réelles inventées par les citoyens. »
Pour développer ces utopies réelles, le sociologue américain plaide pour le « renforcement du pouvoir d’agir social au sein de l’économie » : dans le mot socialisme, affirme-t-il, il « prend le social au sérieux ». Un parti-pris salué par l’économiste Thomas Coutrot, ancien coprésident d’Attac et membre des Economistes atterrés. « Les stratégies classiques de la gauche mettent l’Etat au centre de leurs préoccupations alors que, dans ce livre, c’est au contraire la société civile qui doit établir son hégémonie sur le politique – l’Etat – et sur l’économique – le capital. C’est une idée sacrément forte : elle devrait bousculer la gauche française, qui a tendance à reproduire des schémas étatistes. »
La métaphore de l’étang
Pour démontrer l’utilité et la puissance de la société civile, Erik Olin Wright utilise volontiers la métaphore de l’étang. Les systèmes sociaux sont des écosystèmes qui comptent de nombreuses sortes de poissons, d’insectes et de plantes, explique-t-il. Il suffit parfois d’introduire une nouvelle espèce pour qu’elle se développe harmonieusement – et qu’elle modifie en profondeur l’écosystème. « Les utopies réelles sont une espèce étrangère dans l’étang où domine le capitalisme. La question est de savoir si l’on peut créer dans l’étang les conditions nécessaires à l’épanouissement des espèces relevant des utopies réelles. »
Le sociologue Michel Lallement apprécie cette insistance sur les vertus du « faire » – et croit, lui aussi, à la métaphore de l’étang. Sans partager les convictions marxistes d’Erik Olin Wright, il estime que le temps des utopies réelles est venu : les hackerspaces qu’il a étudiés sont, à ses yeux, une illustration paradigmatique de ces « poches alternatives où, déjà, fermente le nouveau monde ». Ces innovations, « tapies dans les plis de notre présent », ne sont pas « des îlots d’illusion dans un océan de réalisme », affirme le sociologue : elles « savent secouer les mondes qui les entourent et qui les traversent ».
Razmig Keucheyan croit, lui aussi, à la créativité de la société civile, mais il se demande si elle est toujours dotée d’une véritable conscience politique. « C’est Erik Olin Wright qui réunit dans un même mouvement les utopies réelles que sont Wikipédia, le revenu universel et les entreprises autogérées par les salariés. Mais la question politique reste entière : comment faire en sorte que ce monde, même s’il est inventif, se donne des instruments qui lui permettent de réussir la transformation sociale ? Comment construire ce que l’on appelle, dans les milieux militants, la “convergence des luttes” ? »
Quel que soit le chemin, les militants du postcapitalisme devront se montrer patients : pour Laurent Jeanpierre, la pensée des possibles d’Erik Olin Wright est une affaire de décennies, voire de siècles. « Les utopies réelles, tout en changeant le monde, peuvent nourrir l’imaginaire et entretenir l’espérance, mais ces processus de changements historiques dépassent largement une génération. Le capitalisme a mis des siècles à se construire, il mettra beaucoup de temps à s’éroder – s’il doit s’éroder. » Le livre est destiné à tous ceux qui rêvent, à long terme, d’un dépassement du capitalisme, pas à ceux qui cherchent une baguette magique pour transformer le monde du jour au lendemain.