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  • Manifeste pour une #mondialité apaisée | Mediapart

    Par Mireille Delmas-Marty

    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/241217/manifeste-pour-une-mondialite-apaisee

    La #mondialisation n’est pas un phénomène nouveau, mais elle atteint peut-être un point de basculement. Dès la fin du XVIIIe siècle, Kant fondait sur la forme sphérique de la Terre le droit à ne pas être traité en ennemi dans le pays où l’on arrive. Ce principe « d’hospitalité universelle », premier article de son droit cosmopolitique, s’imposait selon lui parce que « la dispersion à l’infini est impossible » et que les relations sont « de plus en plus étroites entre les peuples » de sorte « qu’une violation de droits dans un lieu est ressentie partout ». Ce constat est devenu une évidence à mesure que se développent les deux processus qui caractérisent la mondialisation : l’extension des relations entre peuples ou globalisation stricto sensu (globalisation des flux, des risques, voire des crimes) et l’universalisation des valeurs (apparition des droits de « l’homme », des crimes contre « l’humanité »).

  • Que faire à #gauche ? Un live exceptionnel de Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/international/021217/que-faire-gauche-un-live-exceptionnel-de-mediapart

    De 13 h 30 à 19 heures, Paul Magnette, Mireille Delmas-Marty, Bruno Latour, Marie-Christine Vergiat, Damien Carême, Barbara Romagnan, César Ochoa, Annick Coupé, Yves Sintomer, Danièle Obono... entourés d’autres chercheurs, intellectuels, acteurs publics locaux, nationaux et internationaux débattront à #Grenoble des défis de la gauche. Une émission retransmise en direct sur Mediapart et sur Facebook, Youtube et Dailymotion.

    #International #France #Economie #Culture-Idées #émancipation #en_direct_de_Mediapart

  • Loi antiterroriste : « Nous sommes passés de l’Etat de droit à l’Etat de surveillance »
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/10/11/mireille-delmas-marty-nous-sommes-passes-de-l-etat-de-droit-a-l-etat-de-surv

    L’accumulation de textes sur la sécurité inquiète la juriste Mireille Delmas-Marty. ­ Elle dénonce une quasi-fusion entre le droit d’exception et le droit commun.

    Quel regard portez-vous sur les lois ­antiterroristes adoptées en France ­ces dernières années ?

    Quand on compare le débat sur la loi Sécurité et liberté présentée par Alain Peyrefitte, au ­début des années 1980, à ce qui s’est passé ­depuis une quinzaine d’années, on a l’impression d’avoir changé d’univers : à partir des ­années 1970, la montée en puissance des droits de l’homme semblait irréversible et l’Etat de droit un dogme inébranlable.

    Depuis les attentats du 11 septembre 2001, un repli ­sécuritaire et souverainiste semble avoir levé un tabou : il légitime jusqu’à la torture aux Etats-Unis et déclenche un peu partout une spirale répressive qui semble accompagner une dérive sans fin de l’Etat de droit.

    Peut-on reconstituer la généalogie de ce changement de monde ?

    L’Etat de droit a commencé sa dérive avec le Patriot Act, qui a été adopté aux Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001.

    L’exemple américain a encouragé d’autres pays démocratiques, y compris en Europe, à faire de même : en ce début du XXIe siècle, des pays comme l’Allemagne ou la France ont abandonné peu à peu des garanties qui paraissaient pourtant définitivement acquises. Outre-Rhin, la Cour de Karlsruhe a ainsi ­accepté, en 2004, la réactivation d’une loi nazie de 1933 sur les internements de sûreté qui n’avait pas été abrogée mais qui était longtemps restée inactive.

    En France, une loi de 2008 a introduit une ­rétention de sûreté conçue sur le modèle allemand de 1933. La dérive s’est ensuite

    • Mireille Delmas-Marty est juriste, professeure émérite au Collège de France. Elle a notamment publié Aux quatre vents du monde. Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation (Seuil, 2016). A l’occasion du projet de loi antiterroriste, qui a été adopté à l’Assemblée nationale mercredi 11 octobre, elle analyse, ici, les dérives sécuritaires depuis le 11 septembre 2001.

      Quel regard portez-vous sur les lois ­antiterroristes adoptées en France ­ces dernières années ?

      Quand on compare le débat sur la loi Sécurité et liberté présentée par Alain Peyrefitte, au ­début des années 1980, à ce qui s’est passé ­depuis une quinzaine d’années, on a l’impression d’avoir changé d’univers : à partir des années 1970, la montée en puissance des droits de l’homme semblait irréversible et l’Etat de droit un dogme inébranlable.

      Depuis les attentats du 11 septembre 2001, un repli ­sécuritaire et souverainiste semble avoir levé un tabou : il légitime jusqu’à la torture aux Etats-Unis et déclenche un peu partout une spirale répressive qui semble accompagner une dérive sans fin de l’Etat de droit.

      Peut-on reconstituer la généalogie de ce changement de monde ?

      L’Etat de droit a commencé sa dérive avec le Patriot Act, qui a été adopté aux Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001.

      L’exemple américain a encouragé d’autres pays démocratiques, y compris en Europe, à faire de même : en ce début du XXIe siècle, des pays comme l’Allemagne ou la France ont abandonné peu à peu des garanties qui paraissaient pourtant définitivement acquises. Outre-Rhin, la Cour de Karlsruhe a ainsi ­accepté, en 2004, la réactivation d’une loi nazie de 1933 sur les internements de sûreté qui n’avait pas été abrogée mais qui était longtemps restée inactive.

      En France, une loi de 2008 a introduit une ­rétention de sûreté conçue sur le modèle allemand de 1933. La dérive s’est ensuite accélérée après les attentats de Paris commis en 2015.

      Il était légitime de proclamer l’état d’urgence mais les prolongations qui ont suivi ne s’imposaient pas. D’autant que, simultanément, la France a adopté plusieurs lois sur la sécurité, dont celle sur le renseignement de juillet 2015 qui légalise des pratiques restées en marge de la légalité. Cette accumulation n’a pas de précédent dans l’histoire du droit pénal français.

      Décèle-t-on, dans les années qui ­précèdent, les germes de ce mouvement de dérive de l’Etat de droit ?

      En France, ce mouvement est tangible dès la loi sur la rétention de sûreté de 2008, qui ne ­ concerne pas le terrorisme mais la criminalité à caractère sexuel. C’est à cette époque que l’on voit naître l’idée d’une dangerosité détachée de toute culpabilité.

      En vertu de ce texte, un simple avis de dangerosité émis par une commission interdisciplinaire suffit pour que le juge pénal ordonne la rétention d’une personne ayant déjà exécuté sa peine, et ce pour une ­période d’un an renouvelable indéfiniment.

      Depuis 2007, les discours politiques sur la ­récidive suggéraient de transposer le principe de précaution, jusqu’alors réservé aux produits dangereux.

      Cette démarche repose sur une vision anthropologique nouvelle. Auparavant, la justice s’inspirait de la philosophie des Lumières, qui est fondée sur le libre arbitre et la responsabilité. Avec le principe de précaution, on entre dans une philosophie déterministe : la personne étiquetée dangereuse est comme prédéterminée à commettre le crime. C’est une forme de déshumanisation qui me semble très dangereuse.

      Cette loi de 2008 a-t-elle inspiré les lois ­antiterroristes ?

      La notion de dangerosité est en effet très présente dans les textes de ces dernières années. En matière de terrorisme, la police administrative ne connaît qu’une seule limite : une formule standard qui prévoit que l’autorité administrative peut agir si elle a des « raisons sérieuses de penser » qu’une personne constitue une menace pour l’ordre public. Cette formule magique est beaucoup trop vague : ­répétée de loi en loi, elle dispense de démontrer en quoi le comportement de l’intéressé constitue une menace.

      Pourtant, c’est précisément la notion de ­limite qui caractérise l’Etat de droit dans une démocratie. La justice pénale est ainsi limitée par le principe de la légalité des délits et des peines et par la présomption d’innocence, qui impose de prouver la culpabilité avant de prononcer une peine.

      Avec la notion de dangerosité, on entre dans une logique d’anticipation qui, par définition, n’a pas de limites. Comment savoir où commence et où se termine la dangerosité ? Comment une personne peut-elle démontrer qu’elle ne passera jamais à l’acte ? Il ne peut pas y avoir de « présomption d’innocuité » car nous sommes tous potentiellement dangereux : nous sommes donc tous des suspects en puissance.

      Diriez-vous que les lois antiterroristes ­menacent fortement l’Etat de droit ?

      C’est tout l’ensemble qu’il faut considérer pour mesurer à quel point les garanties se sont affaiblies : en quelques années, nous sommes passés de l’Etat de droit à un Etat de surveillance, voire à une surveillance sans Etat au niveau ­international. Il faut nuancer, bien sûr : après 2015, la France n’a pas instauré la torture, ni ­remis en cause l’indépendance de la justice – nous ne sommes ni en Turquie ni en Pologne.

      L’Etat de droit, au confluent de la séparation des pouvoirs et du respect des droits de l’homme, est d’ailleurs un horizon que l’on n’atteint jamais complètement, comme la ­ démocratie. Mais cette avalanche sécuritaire nous en éloigne et l’on peut craindre que le mouvement continue. Le ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, a précisé que le projet en discussion « est loin d’épuiser le sujet ».

      Alors que la loi sur le renseignement de 2015 restreint déjà fortement le droit au respect de la vie privée, certains de ses dispositifs réservent encore des surprises, notamment les ­fameux algorithmes de détection des profils suspects, qui n’ont pas encore été expérimentés en France. Avec ces algorithmes, la surveillance ciblée sur les individus risque de basculer vers une surveillance de masse. Le tri des suspects potentiels pourrait se faire par une sorte de « pêche au chalut » à partir d’une masse de données indifférenciées, les big data, que des logiciels automatiques auraient la possibilité d’interpréter.

      Plus largement, les lois antiterroristes instituent une confusion générale des pouvoirs alors que l’Etat de droit repose, au contraire, sur la séparation des pouvoirs.

      En matière de terrorisme, la police administrative, qui est traditionnellement préventive, devient ­répressive : le ministre de l’intérieur ou le préfet peuvent ainsi imposer des assignations à résidence qui ressemblent à une peine, le suivi sociojudiciaire. A l’inverse, la justice ­pénale, qui est traditionnellement répressive, devient préventive, puis prédictive, voire divinatoire : en invoquant la notion de dangerosité, on remonte à des intentions qui n’ont aucun commencement d’exécution.

      Les lois antiterroristes du gouvernement font entrer certaines des dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun. Craignez-vous un phénomène de ­contamination ?

      On est au-delà de la contamination, il y a presque fusion entre le droit d’exception et le droit commun : on ne voit plus très bien ce qui les distingue ! Le rapporteur de l’Assemblée nationale a d’ailleurs expliqué que les nouveaux pouvoirs de l’autorité administrative étaient « inspirés » par l’état d’urgence. Et le projet durcit le droit commun en étendant les ­contrôles de police dits « aux frontières » par un amalgame douteux entre terrorisme et migrations irrégulières.

      Comment caractériseriez-vous la période que nous vivons ?

      Je parlerais à la fois de confusion et de fusion. Confusion entre terroristes et étrangers, ­entre mesures administratives et mesures pénales, entre droit commun et droit d’exception. Mais aussi fusion entre paix et guerre.

      George W. Bush, après les attentats du 11-Septembre, a proclamé l’« état de guerre », mais il n’y avait pas d’autre moyen, aux Etats-Unis, pour transférer des pouvoirs à l’exécutif : la Constitution américaine ne prévoit pas d’état d’exception.

      En 2015, la France était en revanche dans une autre situation : il n’était pas nécessaire de ­ déclarer la guerre pour appliquer la loi de 1955 sur l’état d’urgence, et pourtant, les discours officiels ont usé et abusé de l’expression « guerre contre le terrorisme », et pas seulement comme un argument rhétorique ou une simple métaphore.

      La France a mené des opérations militaires dans plusieurs pays étrangers et elle y a ajouté des opérations de police, puis des « attentats ciblés » et autres « exécutions extrajudiciaires » qui marquent une nouvelle confusion des rôles : le chef d’Etat déclare la culpabilité, prononce la peine et la fait exécuter.

      Comment résister à cet affaiblissement de l’Etat de droit ?

      Ce qui m’inquiète le plus, c’est la résignation apparente d’une grande partie de la société qui s’est habituée aux dérives de l’Etat de droit. La France semble atteinte d’une espèce d’anesthésie générale, un assujettissement consenti.

      Suivra-t- elle la voie américaine du repli souverainiste qui conduit au populisme ? Je crains en tout cas de voir un jour l’avènement de ce que Alexis de Tocqueville [1805-1859] appelait le « despotisme doux » : il fixe, écrivait-il, « les humains dans l’enfance et réduit chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger ».

      Il est vrai que les dernières élections ont prouvé que l’espérance pouvait aussi changer la donne, y compris sur le destin de l’Europe. Ma réponse à votre question est peut-être de garder l’esprit critique et de refuser d’être gouvernés par la peur.

      Puisque le Parlement est décidé à voter le texte, prenons ses promesses au sérieux et interprétons les ambiguïtés de la nouvelle loi comme un tremplin pour résister aux dérives sécuritaires.

    • Merci @enuncombatdouteux pour le détail de l’interview.

      Je suis interloquée par ceci :

      Outre-Rhin, la Cour de Karlsruhe a ainsi ­accepté, en 2004, la réactivation d’une loi nazie de 1933 sur les internements de sûreté qui n’avait pas été abrogée mais qui était longtemps restée inactive.

      Les lois nazies n’ont pas été supprimé après guerre ?!

  • Comment la France s’apprête à devenir un Etat policier où chacun est transformé en potentiel suspect | Barnabé Binctin
    https://www.bastamag.net/Comment-la-France-s-apprete-a-devenir-un-Etat-policier-ou-chacun-est-trans

    « Etat policier », « despotisme doux », « césarisme » : juristes, avocats et grandes organisations de défense des droits humains critiquent très sévèrement le projet de loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, qui doit être votée à l’Assemblée nationale, la semaine prochaine. (...) Source : Basta !

  • Lutte contre le terrorisme : les dangers d’une « justice de précaution »

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/09/22/lutte-contre-le-terrorisme-les-dangers-d-une-justice-de-precaution_5002045_3

    L’idée, à première vue, pouvait sembler de bon sens. « Il y a, dans la Constitution, un principe de précaution, a expliqué Nicolas Sarkozy le 11 septembre au Journal du dimanche. Pourquoi la lutte contre le terrorisme, donc la sécurité des Français, serait le seul sujet sur lequel on ne l’appliquerait pas ? » Au nom de ce raisonnement, l’ancien chef de l’Etat suggère que « tout Français suspecté d’être lié au terrorisme [fasse] l’objet d’un placement préventif dans un centre de rétention fermé ». C’est, au fond, et pour la première fois, le principe même de l’Etat de droit qui est remis en cause : suppression de la présomption d’innocence, du droit à un procès équitable, et de la règle d’or qui veut que l’on ne puisse être condamné que pour un crime ou un délit explicitement prévu par la loi.

    Une justice de précaution, comme il existe pour l’environnement un principe de précaution, est-elle envisageable ? Le procureur de Paris – qui est aussi le chef du parquet antiterroriste – assure qu’il n’est pas question d’enfermer les personnes fichées « S » (pour « sûreté de l’Etat ») dans des camps. « Il ne peut y avoir de détention préventive en dehors d’une procédure pénale, a rappelé François Molins dans Le Monde. C’est le socle de l’Etat de droit. On ne peut pas détenir quelqu’un avant qu’il ait commis une infraction. » Nicolas Sarkozy, nullement convaincu, est revenu à la charge le 15 septembre sur France 2. « A quoi sert-il de faire des fichiers “S” si ces fichiers “S” qui portent atteinte à la sûreté de l’Etat on n’en fait rien, on ne les examine pas, on ne les met pas en rétention ? »

    Intellectuellement, l’idée de ces centres de détention pose évidemment problème. « Appliquer le principe de précaution à la justice, c’est une déshumanisation, souligne la professeure de droit Mireille Delmas-Marty. Cela consiste à transposer le principe appliqué aux produits dangereux aux personnes, et donc à traiter les individus comme des produits. Le principe de précaution permet de retirer des produits du marché, faut-il retirer des individus de l’humanité ? »

    Techniquement, ces camps seraient sans doute impossibles à gérer. Vingt mille personnes, des Français pour l’essentiel, font l’objet d’une fiche « S », a indiqué Manuel Valls, dont 10 500 pour leurs liens avec la mouvance islamique. « Certaines peuvent être créées sur la base d’un simple renseignement non recoupé, d’une première suspicion, a expliqué le premier ministre. C’est un élément, un outil de travail. » Ces camps immenses seraient en outre difficilement maîtrisables – et permettraient à de jeunes radicalisés, qui ne se connaissent que par Internet, de se rencontrer, de se former et de s’entraîner en créant une hiérarchie interne qui serait décidée, non à Paris, mais en Syrie.

    La stratégie de la rupture

    « Ce serait une manière de créer des brigades de Daech, considère Antoine Garapon, le secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ). Quand on parle de guerre, il faut trouver ce que le théoricien militaire Carl von Clausewitz appelait au début du XIXe siècle le centre de gravité, ce qui fait la force de l’ennemi. Ce qui fait la force des djihadistes, c’est qu’ils ont plus envie de se battre que nous, et que protéger leur vie n’est pas un élément régulateur, alors qu’il l’est dans un combat traditionnel où chacun cherche à limiter ses pertes. » On risquerait, dans ces camps, de créer de solides commandos, qui n’auraient rien à perdre et auraient eu le temps de nourrir une véritable haine de la France. « Plus on les gardera longtemps, plus ils seront organisés et moins on pourra les relâcher, résume Antoine Garapon. Aucun homme politique ne prendra ce risque. »

    La perspective d’une « justice de précaution » constitue ainsi un nouveau glissement, et sans doute le plus inquiétant, hors du droit commun. Depuis 1986, la lutte antiterroriste s’est construite en France sur un régime d’exception : les faits sont désormais jugés par une cour d’assises sans jurés et instruits par des magistrats spécialisés, appuyés par un parquet à compétence nationale et par des policiers qui sont à la fois spécialistes du renseignement et officiers de police judiciaire. Les procédures sont tout aussi spécifiques : la garde à vue commune, qui est en France de vingt-quatre heures renouvelables une fois, peut atteindre six jours en matière terroriste. Et, durant ces trente années – seize lois antiterroristes ont été adoptées entre 1986 et 2015 –, les mesures limitant les libertés publiques n’ont cessé de se durcir. En passant peu à peu d’une logique de répression à une logique de prévention.

    Une étape décisive est franchie en 1996 avec la création de l’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». La participation « à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation » d’un acte de terrorisme devient en soi un acte de terrorisme, puni de dix ans de prison – et ce avant même que des actes aient été commis. C’est la doctrine de la « neutralisation judiciaire préventive », selon le mot de Pierre de Bousquet de Florian, à l’époque patron de la Direction de la surveillance du territoire (DST).

    L’année 2008 est un tournant, avec l’adoption de la loi sur la rétention de sûreté – directement inspirée d’une loi nazie de 1933 . Elle permet de garder enfermés des condamnés considérés comme dangereux, même après l’exécution de leur peine, et pour une période indéfiniment renouvelable. Alors que l’association de malfaiteurs définie en 1996 devait être caractérisée par « des éléments matériels » et connaître un « commencement d’exécution » (parfois mince), la notion de dangerosité instaurée par la loi de 2008 va plus loin. « Au nom de la prévention, la réforme marque une rupture avec la vision légaliste et humaniste du droit pénal, au profit d’une conception qui légitime une extension de la surveillance à vocation illimitée dans le temps », indique Mireille Delmas-Marty, auteure d’Aux quatre vents du monde, (Seuil, 150 p., 17 €).

    Les incertitudes de la « préemption »

    Avec cette loi, la justice de précaution pointe déjà son nez, qui veut maintenant interner les personnes seulement susceptibles, un jour, de passer à l’acte. Si la rétention de sûreté garde un mince lien avec le droit pénal – l’existence antérieure d’un crime –, ce ne serait même plus le cas avec la création de centres de rétention des fichés « S », qui serait une manière de contourner l’Etat de droit. Or, ce dernier reste ce qui définit les démocraties, c’est-à-dire un attachement aux libertés fondamentales gravées dans le marbre de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), et partagées avec les quelque 800 millions de personnes de la zone de compétence du Conseil de l’Europe.

    Pourtant, pour Nicolas Sarkozy, l’Etat de droit est lui-même devenu un concept élastique. « Il n’a rien à voir avec les Tables de la Loi de Moïse », a déclaré l’ancien chef de l’Etat, qui ne cache pas qu’il entend « demander la réécriture » de certains articles de la CEDH. Guillaume Larrivé, député Les Républicains de l’Yonne et membre du Conseil d’Etat, assure lui aussi que l’Etat de droit « n’est pas une norme absolue et transcendante, détachée de l’Histoire. C’est une notion relative et vivante, qui peut être adaptée aux nécessités de l’époque, telles qu’elles sont comprises par le peuple souverain. Autrement dit, c’est à nous, Français de 2016, de dire quelles sont les normes de l’Etat de droit adaptées au temps présent ».

    Ces discours font frémir nombre de juristes. « Le vrai débat, qui est proprement stupéfiant et qui était encore inimaginable il y a quelques mois, c’est que, derrière ce principe de précaution, certains remettent en cause l’existence même de l’Etat de droit, s’alarme l’avocat Patrick Baudouin, président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme. Le simple fait qu’on puisse penser qu’il faut s’en affranchir pour lutter contre le terrorisme prouve que le ver est dans le fruit. Et ce discours, au nom de la peur du terrorisme ou de la compassion avec les victimes, passe très bien dans l’opinion publique. On glisse peu à peu vers le règne de l’arbitraire. C’est effrayant. »

    Pour Antoine Garapon, le but désormais assigné à la justice n’est plus de condamner des coupables, mais d’écarter les suspects avant même qu’ils passent à l’acte. « Dans cette étrange guerre sans combattants, le pouvoir a bien conscience que si un attentat se produit, il aura déjà perdu la bataille, estime le magistrat. Le procès qui interviendra quelques mois, voire quelques années plus tard, n’y changera rien. » La justice doit donc intégrer une dimension plus incertaine, celle de la « préemption » : la prévention entendait agir sur les causes, la préemption, véritable utopie moderne, vise, par une interprétation du comportement, à supprimer l’événement. Faire des campagnes contre l’alcool au volant, c’est de la prévention ; interdire automatiquement à une voiture de démarrer quand le conducteur a une haleine chargée, c’est de la préemption.

    Dans cette conception, la figure de l’islamiste radicalisé, pour Antoine Garapon, se distingue de celle du suspect. « On est suspecté d’un fait qui a été commis, alors que le radicalisé est suspecté, non pas d’avoir accompli un acte terroriste, mais de pouvoir le commettre. On ne s’appuie plus sur le passé récent, on veut prévoir le futur proche. » Et l’on substitue à la notion d’activité celle de comportement : être terroriste, c’est désormais être un criminel en puissance. Finalement, le radicalisé « réactive et laïcise une théorie de la prédestination, amputée de la grâce qui sauve ».

    « Où va-t-on s’arrêter ? »

    Il s’agit ainsi pour l’Etat de mettre en place « une boucle automatique de rétroaction », à laquelle nous habitue le monde numérique, indique le magistrat, et ce sans passer par la justice – d’où l’idée de créer des camps pour les fichés « S ». « Cela veut dire qu’on va condamner des gens, parfois à des peines lourdes, sans trop savoir ce qu’ils ont fait, en Syrie ou ailleurs, poursuit Antoine Garapon. La garantie élémentaire de notre droit, c’est pourtant que le comportement répréhensible soit caractérisé par une loi préalable et qu’il y ait un fait délictuel. Or nous avons aujourd’hui des qualifications très floues qui n’exigent même plus qu’il y ait un fait. » Etre allé en Syrie ou avoir voulu y aller suffit. « Il y a une confusion entre la matérialité du fait et l’immatérialité du virtuel – il n’a rien fait, mais il aurait pu. » Même chose pour l’apologie du terrorisme. « On poursuit quelqu’un parce qu’il a regardé des vidéos de Daech. On confond le faire et le voir. Parce qu’il a vu, il a fait. La peur d’un fait et la réalité de ce fait se confondent. »

    Y a-t-il encore besoin de magistrats dans ce type de riposte ? « Nous sommes dans un temps nouveau qui consiste à conjurer ce qui pourrait se passer, mais qui ne s’est pas encore passé. Il n’y a plus de place pour la justice dans ce temps », estime Antoine Garapon, qui publie, le 5 octobre, Démocraties sous stress (avec Michel Rosenfeld, PUF, 217 p., 17 €). Il s’agit désormais de prévenir les risques et de montrer qu’on a tout fait, y compris ce qui n’est pas légal, pour empêcher les attentats. « Cette lutte exclut le contrôle de la justice, car il est impossible de condamner les gens avant qu’ils aient agi, conclut le secrétaire général de l’IHEJ. Son rapport au temps, sa distance, son souci de procédure sont autant de facteurs d’inefficacité qui sont qualifiés d’“arguties juridiques”. »

    Les lois sur le renseignement du 24 juin 2015, qui ont légalisé les pratiques clandestines des services, puis celle du 3 juin 2016, qui a écarté le juge judiciaire de nombre de procédures antiterroristes, sont cohérentes avec cette évolution : elles marginalisent le tribunal et concentrent davantage de pouvoirs dans les mains des procureurs. Et de leurs nouveaux rivaux, les préfets, par essence aux ordres du gouvernement. « S’il y a d’autres attentats, où va-t-on s’arrêter ? s’inquiète l’avocat Patrick Baudouin. On voit bien que l’accumulation des mesures répressives n’empêche pas le terrorisme, dont l’objectif reste la destruction de nos valeurs. Et on tombe à pieds joints dans le piège qui nous est tendu. » C’est aussi l’analyse d’Antoine Garapon : « L’Etat s’empoisonne lui-même par une réaction désordonnée et exagérée de ses défenses. »

  • La France informe le Secrétaire Général de sa décision de déroger à la Convention européenne des droits de l’homme en application de son article 15
    http://www.coe.int/fr/web/secretary-general/news/-/asset_publisher/EYlBJNjXtA5U/content/france-informs-secretary-general-of-article-15-derogation-of-the-european-conve

    Les autorités françaises ont informé le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe d’un certain nombre de mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence instauré à la suite des attentats terroristes de grande ampleur perpétrés à Paris, mesures qui sont susceptibles de nécessiter une dérogation à certains droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.

    (Du coup, il paraît que Bachar Assad s’est demandé si lui aussi, il n’allait pas un peu s’autoriser à déroger aux droits de l’homme.)

    • Convention européenne des droits de l’homme.
      http://www.echr.coe.int/Documents/Convention_FRA.pdf

      ARTICLE 1
      Obligation de respecter les droits de l’homme

      ARTICLE 4
      Interdiction du travail forcé

      ARTICLE 5
      Droit à la liberté et à la sûreté

      ARTICLE 6
      Droit à un procès équitable

      ARTICLE 8
      Droit au respect de la vie privée et familiale

      ARTICLE 9
      Liberté de pensée, de conscience et de religion

      ARTICLE 10
      Liberté d’expression

      ARTICLE 11
      Liberté de réunion et d’association

      ARTICLE 12
      Droit au mariage

      ARTICLE 13
      Droit à un recours effectif

      ARTICLE 14
      Interdiction de discrimination

      ARTICLE 16
      Restrictions à l’activité politique des étrangers

      ARTICLE 17
      Interdiction de l’abus de droit

      ARTICLE 18
      Limitation de l’usage des restrictions aux droits

    • État d’urgence : la France demande officiellement à déroger aux Droits de l’homme - Politique - Numerama
      http://www.numerama.com/magazine/31916-deroger-aux-droits-de-l-homme-voici-comment-ca-peut-etre-legal.html

      Dans le cadre de l’État d’urgence, la France a notifié le mercredi 24 novembre à la Cour européenne des droits de l’homme son intention de déroger à certains des droits garantis par la Convention européenne (CEDH) et par le droit de l’ONU. Juridiquement, de telles dérogations sont possibles. Mais pas sans conditions ni limites.

      La phrase avait fait bondir sur les réseaux sociaux en janvier 2015 dans le contexte des attentats contre Charlie Hebdo et l’épicerie casher de la Porte de Vincennes, mais elle est juridiquement exacte. Interrogée sur RTL, l’ancienne ministre Valérie Pécresse, qui avait été la première à parler de la nécessité d’un « Patriot Act à la française » (une expression depuis reprise par Laurent Wauquiez à la suite des attentats de Paris), avait prévenu qu’il était possible de déroger à des droits prévus par la Convention Européenne des droits de l’homme (CEDH).

      C’est tout à fait vrai, et la proclamation de l’État d’urgence qui a été prorogé pour 3 mois et étendu à de nouvelles mesures montre que la France ne voit pas d’obstacle. Mais le gouvernement ne peut pas faire tout et n’importe quoi sans violer ses engagements internationaux.

    • Etat d’urgence : « de graves violations des droits humains sont allégrement envisagées », Gilbert Achcar, prof. à l’Ecole des études orientales et africaines, SOAS, université de Londres.
      http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/25/la-france-a-tort-de-renouer-avec-l-etat-d-exception_4816796_3232.html

      ... le président français a choisi d’ignorer les nombreuses critiques du choix fait par l’administration Bush, bien qu’elles constituassent en leur temps l’opinion dominante à cet égard en France même (une opinion partagée par Hubert Védrine et Dominique de Villepin). Et ce en dépit du fait que le bilan désastreux de la «  #guerre_contre_le_terrorisme  » menée par l’administration Bush a donné pleinement raison à ses critiques. Sigmar Gabriel, vice-chancelier de l’Allemagne voisine et président du SPD allemand, parti frère du PS français, a lui-même déclaré que parler de guerre, c’est faire le jeu de Daech.

      De prime abord, le discours de guerre peut cependant sembler relever du défoulement verbal  : une façon de répondre à l’émotion légitime suscitée par un attentat horrible qui a fait 130 morts jusqu’à présent.

      Hypocrisie

      Le corollaire du discours de guerre est déjà là  : François Hollande a fait adopter une loi prorogeant de trois mois l’état d’urgence. Il souhaite faire réviser la Constitution française pour accroître le registre des exceptions aux règles démocratiques, alors qu’il s’agit d’une #Constitution née en 1958, en situation d’exception, et qui codifie déjà copieusement l’exceptionnalité à coups de #pouvoirs_exceptionnels (art. 16) et d’#état_de_siège (art. 36). Dès maintenant, de graves violations des droits humains sont allégrement envisagées  : déchéance de la nationalité, enfermement sans inculpation, et autres cartes blanches données à l’appareil répressif.

      Mais il y a plus grave encore  : contrairement aux attentats de New York, ceux de janvier et de novembre à Paris sont, en grande majorité, le fait de citoyens français (d’où la menace relative à la nationalité). Tandis que l’état de guerre est dans son essence même un #état_d’exception, c’est-à-dire un état de suspension des droits de la personne humaine, il y a une différence qualitative entre les conséquences qu’il entraîne selon que la guerre est portée en dehors du territoire national ou que l’ennemi potentiel se trouve sur ce même territoire.

      Les Etats-Unis ont pu rétablir fondamentalement l’exercice des #droits_civiques, quoique rognés, une fois leur territoire sécurisé dans son insularité, tandis qu’ils pratiquaient et continuent à pratiquer l’état d’exception à l’étranger. C’est toute l’hypocrisie du maintien de ce lieu de non-droit qu’est le camp de Guantanamo comme de la pratique des exécutions extrajudiciaires à coups de drones qui font du Pentagone le plus meurtrier des tueurs en série.
      Mais la France  ? La question du djihadisme n’est pas extérieure à son histoire. Elle l’est si peu que sa première rencontre avec le djihad remonte à la sanglante conquête de l’#Algérie par son armée, il y a bientôt deux siècles, même si le djihad d’aujourd’hui est qualitativement différent de celui d’antan par son caractère totalitaire. Le djihad, l’appareil militaro-sécuritaire français y a été confronté ensuite avec le Front de libération nationale de l’Algérie, dont le journal même s’appelait El Moudjahid («  le pratiquant du djihad  »).

    • Après les attentats : la Réaction qui vient, Olivier Lecourt Grandmaison
      https://blogs.mediapart.fr/olivier-le-cour-grandmaison/blog/261115/apres-les-attentats-la-reaction-qui-vient

      Gouvernement, parlementaires : tous prétendent commander aux événements ; ils ne font que s’y soumettre (...)
      Analysant l’inflation des législations antiterroristes adoptées avant les attentats du 13 novembre 2015, la juriste du Collège de France Mireille Delmas-Marty constatait qu’elles multipliaient dangereusement les « pratiques dérogatoires (…) au profit de pouvoirs de plus en plus larges confiés à l’administration ou à la police, constituant un véritable régime de police qui ne dit pas son nom. » La loi qui vient d’entrer en vigueur et l’état d’urgence établi pour trois mois précipitent le mouvement : triomphe de l’exception légalisée et soustraite à la Constitution. Et triomphe de l’extrême-droite et de la droite dont plusieurs éléments programmatiques – la déchéance de la nationalité notamment – ont été défendus par le chef de l’Etat en personne. « Un bon coup » aux dires de certains conseillers de l’Elysée qui se réjouissent de mettre ainsi leurs adversaires en difficulté. Mais quel est le coût politique de ce « coup » ? Exorbitant. En agissant de la sorte l’exécutif et la majorité socialiste qui le soutient aveuglément légitiment les propositions sécuritaires du Front national et des Républicains, et accréditent l’idée que leurs dirigeants respectifs apportent de justes réponses aux menaces présentes.

  • La démocratie dans les bras de Big Brother
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/06/04/la-democratie-dans-les-bras-de-big-brother_4647535_3232.html

    Mireille Delmas-Marty revient sur les enjeux liés à la protection des droits fondamentaux alors que le Sénat examine, depuis le 2 juin, le projet de loi controversé sur le renseignement.
    […]

    #paywall :-(

    • Faut juste demander :)

      La démocratie dans les bras de Big Brother

      LE MONDE CULTURE ET IDEES | 04.06.2015 à 15h10 • Mis à jour le 04.06.2015 à 20h09 | Propos recueillis par Franck Johannès

      Mireille Delmas-Marty, 74 ans, est une juriste infiniment respectée en Europe. Agrégée de droit privé et de sciences criminelles, ancienne professeure des universités Lille-II, Paris-XI, ­Paris-I - Panthéon-Sorbonne, ex-membre de l’Institut universitaire de France, puis au Collège de France de 2003 à 2011, elle a été professeure invitée dans la plupart des grandes universités européennes, ainsi qu’aux Etats-Unis, en Amérique latine, en Chine, au Japon et au Canada.

      En France, son nom reste attaché au rapport de la Commission justice pénale et droits de l’homme (1989-1990), qui préconisait une réforme profonde de la justice pénale : elle proposait de supprimer le juge d’instruction au profit d’un juge arbitre et d’un parquet doté de solides garanties statutaires. Ayant écrit de nombreux ouvrages, dont Libertés et ­sûreté dans un monde dangereux (Seuil, 2010), Mireille Delmas-Marty revient sur les enjeux liés à la protection des droits fondamentaux alors que le Sénat examine, depuis le 2 juin, le projet de loi controversé sur le renseignement.

      Lire aussi : Renseignement  : la loi examinée en urgence au Sénat
      Le 11-Septembre, «  tragédie  » en trois actes

      Depuis le 11 septembre 2001, la façon d’envisager la sanction pénale a-t-elle changé ?

      C’est plus qu’un changement, c’est une véritable métamorphose de la justice ­pénale, et plus largement du contrôle ­social. Les conséquences des attentats de 2001 se sont enchaînées de façon quasi inéluctable, un peu à la manière d’une tragédie. Le premier acte, l’effondrement des tours jumelles de New York, est un événement mondial  : les auteurs comme les victimes sont de différentes nationalités, et sa préparation comme sa diffusion ont largement intégré des moyens de communication transnationaux, dont Internet. Logiquement, un crime global aurait dû appeler une justice ­globale, rendue par une cour pénale ­internationale. Mais on est très loin de la logique  : il était politiquement impensable que les Etats-Unis ne relèvent pas eux-mêmes un tel défi.

      Le président George Bush a aussitôt ­déclaré la «   guerre contre le terrorisme  ». Il faut s’arrêter sur cette formule, parce que ce n’est pas une simple métaphore. La Constitution américaine ne prévoit pas d’état d’exception  : seul l’état de guerre permet un transfert de pouvoirs au président. Le Patriot Act a donc rendu possible, sur ordre du président, une surveillance de masse et un régime pénal ­dérogatoire allant jusqu’à couvrir l’usage de la torture, voire organiser des assassinats ciblés. Cette stratégie guerrière a eu des conséquences en droit ­international  : pour la première fois, le terrorisme a été assimilé, par le Conseil de sécurité des ­Nations unies, à un acte d’agression. S’agissant d’une agression, les Etats-Unis étaient en légitime défense, une défense qu’ils n’ont pas hésité à élargir à ce ­concept étrange de défense «  préemptive  », qui a servi à légitimer les frappes «  préventives  » contre l’Irak en 2003.

      Quel est pour vous le deuxième acte  ?

      C’est la mondialisation de la surveillance. D’une riposte purement nationale et souverainiste, on est très vite passé à une guerre contre le terrorisme élargie à l’ensemble de la planète, avec l’ouverture du camp de Guantanamo hors du territoire américain, puis avec l’existence d’une «  toile d’araignée  » américaine dénoncée en 2006 par le Conseil de l’Europe – la carte des centres de détention secrets dans le monde et les transferts illégaux de détenus.

      Le troisième acte se joue, aujourd’hui encore, sur plusieurs scènes, aux Etats-Unis, au Moyen-Orient ou en Europe mais aussi, depuis janvier, au cœur de la France. L’apparition de l’organisation ­criminelle dite «   Etat islamique  » sur les ruines de l’Irak et de la Syrie brouille ­encore davantage les distinctions entre guerre et paix, entre crime et guerre. Avec qui conclure un traité de paix  ? Tous les ingrédients sont réunis pour une guerre civile mondiale et ­permanente.
      «  La justice pénale devient une justice prédictive  »

      Quel est l’impact de ces bouleversements sur le système ­pénal français  ?

      De l’«   association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste   », prévue dès 1986, à l’«  entreprise individuelle à caractère terroriste   », ajoutée en 2014, se confirme l’évolution vers une justice que l’on pourrait qualifier de prédictive. Ce sont des étapes dans l’extension progressive des qualifications pénales en matière de terrorisme, une sorte de dilatation de la responsabilité pénale qui englobe des comportements de plus en plus éloignés de l’infraction. Alors que l’association de malfaiteurs suppose au moins deux personnes, la loi de 2014 n’en vise plus qu’une.

      La différence n’est pas seulement quantitative, elle est aussi qualitative  : à partir du moment où l’entreprise criminelle ne concerne qu’un individu, il est beaucoup plus difficile de trouver des éléments matériels concrétisant le projet criminel. D’où la recherche d’une mystérieuse intention criminelle afin, explique le gouvernement, de placer la répression pénale «  au plus près de l’intention  ». Aujourd’hui, il est possible d’engager des poursuites à l’égard d’un individu avant même toute tentative. Jusqu’où ira-t-on dans l’anticipation  ? Prétendre prédire le passage à l’acte, détecter l’intention, c’est déjà une forme de déshumanisation parce que le propre de l’homme est l’indétermination  : sans indétermination, on n’est plus responsable de rien.

      Quelles sont les autres étapes  ?

      En France, le grand tournant remonte à la loi de 2008 sur la rétention de sûreté, adoptée par une «   droite décomplexée  » qui n’hésite pas à copier le modèle d’une loi allemande de la période nazie. Ce texte va très loin puisque en permettant l’incarcération d’un condamné après l’exécution de sa peine, pour une durée renouvelable indéfiniment par le juge au vu d’un avis de dangerosité, la loi renonce au principe de responsabilité.

      Enfermer un être humain, non pour le punir, mais pour l’empêcher de nuire, comme un animal dangereux, c’est une véritable déshumanisation et une dérive considérable. La justice pénale devient une justice prédictive, et la sanction punitive se double d’une mesure préventive, dite de sûreté – qui en réalité repose sur la prédiction. Traditionnellement, le droit pénal est pourtant fondé sur la ­culpabilité, établie, construite sur des éléments de preuves. La dangerosité, en revanche, relève d’un pronostic sur l’avenir, voire d’un soupçon, impossible à prouver  : faute de preuves de leur culpabilité, certains détenus de Guantanamo n’ont ainsi pas pu être jugés.

      Le projet de loi sur le renseignement adopte-t-il la même logique  ?

      Ce projet va en effet dans le même sens  : la police devient, elle aussi, prédictive. Deux mots-clés, empruntés au Livre blanc de 2013 sur la défense et la sécurité nationale, reviennent dans la présentation du projet de loi  : «  connaissance  » et «  anticipation  ». Avec les progrès du numérique, on arrive à agréger dans les fameux big data une telle masse de données que l’interprétation, en intégrant les techniques de profilage et les algorithmes de prédiction, relève de plus en plus d’une logique d’anticipation, une sorte d’extension dans le temps. Au lieu de partir de la cible pour trouver les données, on part des données pour trouver la cible.

      Y a-t-il des points communs entre le Patriot Act et l’arsenal législatif français  ?

      Oui et non. Non, parce que nous n’avons, en France, ni procédé à un transfert de pouvoir massif vers le président de la République, ni créé des commissions militaires pour juger les terroristes, ni autorisé l’usage de la torture. Notre arsenal n’est donc pas un «  droit d’exception  », comme l’a répété le premier ministre, Manuel Valls, bien qu’il concède «  des mesures exceptionnelles  ». Oui, car il y a aussi des points communs avec la riposte américaine, ne serait-ce que l’expression de «  guerre contre le terrorisme   », que le Conseil de l’Europe considère pourtant comme «   un concept fallacieux et de peu d’utilité  ». «   Les terroristes sont des criminels et non des soldats, et les crimes de terrorisme ne peuvent être assimilés à des crimes de guerre, même s’ils peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité », précise une résolution de l’Assemblée parlementaire adoptée en 2011.

      Lire aussi : Peut-on comparer la loi française sur le renseignement et le Freedom Act américain ?

      Cette guerre à caractère national n’empêche pas la globalisation des pratiques de renseignement, y compris par transfert de blocs de données, parfois non encore décryptées, au service d’un pays allié. On retrouve ainsi en France l’ambiguïté du Patriot Act qui affiche son nationalisme et intègre en réalité des pratiques globales.

      Voyez-vous, à partir de la lutte contre le terrorisme, une extension du domaine de la sanction  ?

      L’effet 11-Septembre, cette métamorphose de la justice pénale, de la culpabilité à la dangerosité, ne s’est pas limité au terrorisme. La riposte américaine a levé un tabou, celui de l’Etat de droit, soumis à des principes fondamentaux et à des droits indérogeables. En France, la loi sur la rétention de sûreté n’a ainsi rien à voir avec le terrorisme et concerne d’autres domaines de la criminalité – les viols, les meurtres, les enlèvements, la séquestration…

      La loi sur le renseignement est plus ambiguë  : elle est essentiellement légitimée par sa référence au terrorisme mais elle a un contenu beaucoup plus large, car elle permet une surveillance dans de multiples champs – les intérêts économiques et scientifiques français, ceux de la politique étrangère, la criminalité et la délinquance organisée, les violences collectives.

      Il y a une porosité des différents domaines du droit pénal, comme s’il y avait une propagation de la peur, du terrorisme à d’autres formes d’infractions telles que la criminalité sexuelle ou la criminalité organisée. Puis on en arrive à l’amalgame entre la peur de la criminalité et celle de l’immigration. Il faut distinguer cette «  peur-exclusion  », qui conduit au rejet de l’autre, de la «  peur-solidarité  », qui est meilleure conseillère puisqu’elle suscite, autour de phénomènes globaux comme le changement climatique, une sorte de solidarité mondiale que le philosophe allemand Jürgen Habermas nomme «  communauté involontaire ». Il reste encore à passer à une communauté cette fois ­volontaire.
      «  Ben Laden a gagné son pari  »

      La démocratie peut-elle lutter efficacement contre le terrorisme sans renier ses principes fondamentaux  ?

      Poser ainsi la question, c’est dire que le reniement des principes fondamentaux permettrait a contrario de lutter réellement contre le terrorisme. Il suffit d’observer ce qui s’est passé depuis l’invasion de l’Irak pour se convaincre du contraire  : nous sommes devant un champ de ruines. La violation des principes fondamentaux n’a pas produit de résultats très convaincants en termes de sécurité, c’est le moins qu’on puisse dire. On peut déjà craindre que Ben Laden ait gagné son pari. Il souhaitait détruire la démocratie, il avait en tout cas pressenti qu’il allait la jeter dans les bras de Big Brother.

      Pour être efficace sans renier les droits fondamentaux, la démocratie doit éviter un certain nombre de pièges, et notamment celui que la Cour européenne des droits de l’homme avait décelé dès l’«  affaire Klass  » de 1978, déjà une affaire d’interceptions de sûreté, d’écoutes, en matière de terrorisme  : c’est l’illusion du risque zéro. Rêver d’une sécurité parfaite, ce serait oublier l’avertissement satirique de Kant, qui avait ouvert son Projet de paix perpétuelle sur l’enseigne d’un aubergiste évoquant la paix éternelle des cimetières, la seule durable. L’illusion serait de croire, et de faire croire, qu’il est possible de supprimer tous les risques.
      L’un des détenus du camp de Guantanamo, en 2002.

      A l’époque, la Cour avait d’ailleurs précisé que «   les Etats ne sauraient, au nom de la lutte contre le terrorisme, prendre n’importe quelle mesure jugée par eux appropriée  ». Le danger serait, pour reprendre la formule de la Cour européenne, «  de saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre ».

      Qu’est-ce qui n’est pas justifié par l’antiterrorisme  ?

      Plus récemment, dans une autre affaire ­allemande sur la surveillance par GPS (Uzun c. Allemagne, 2010), la Cour européenne des droits de l’homme a précisé qu’« eu égard au risque d’abus inhérent à tout système de surveillance secrète, de telles mesures doivent se fonder sur une loi particulièrement précise, en particulier compte tenu de ce que la technologie disponible devient de plus en plus sophistiquée ». Au nom de la lutte contre le terrorisme, le droit au respect de la vie privée peut donc être restreint, mais sous certaines conditions : de légalité, de proportionnalité et de contrôle démocratique.

      En revanche, le caractère absolu de l’interdiction de la torture et des « traitements inhumains » fait obstacle à toute dérogation. Ce caractère, affirmé dès 1978 (Irlande c. Royaume-Uni), a été réaffirmé en 2008 (Saadi c. Italie), alors que le gouvernement anglais soutenait que l’objectif de sécurité nationale devrait permettre d’assouplir le principe. La cour a répondu qu’elle «  ne saurait méconnaître l’importance du danger que représente aujourd’hui le terrorisme  », mais que ce danger «  ne saurait dispenser les Etats de protéger la personne contre le risque de torture ou de mauvais traitement  ». L’interdiction de la torture reste la borne infranchissable  : c’est un droit indérogeable.
      «  Pour se protéger, la démocratie doit éclairer les choix  »

      Y a-t-il d’autres pièges  ?

      L’anticipation, quand elle est sans limite, peut être dangereuse. C’est un problème difficile. Comme le soulignait Nassim Nicholas Taleb dans Le Cygne noir (Les Belles Lettres, 2012), le monde, en devenant plus complexe, devient aussi plus imprévisible, et cette imprévisibilité attise les peurs de la société. La tentation est alors forte de glisser vers une société prédictive. Déjà, des propositions surgissent pour transposer le principe de précaution – inventé à propos de l’environnement et réservé aux produits dangereux – aux risques humains. L’anticipation peut conduire à la déshumanisation.

      Pour se protéger, la démocratie doit éclairer les choix et expliciter, outre les critères de gravité, les conditions d’acceptabilité du risque : quels risques sommes-nous prêts à accepter pour préserver nos droits et libertés ? La mission de la Cour européenne des droits de l’homme consiste justement à tenter de répondre à cette question, mais c’est aussi au législateur national de s’en préoccuper. C’est pourquoi le contrôle efficace de la collecte, du stockage et de l’interprétation des données autorisés dans la loi sur le renseignement sera l’une des clés pour évaluer ce texte.

      Finalement, protéger la démocratie, c’est peut-être apprendre à rebondir sur les ambivalences d’un monde où la peur, quand elle ne favorise pas la haine et l’exclusion, peut être un facteur de solidarité. Face au terrorisme comme aux autres menaces globales, il faut garder à l’esprit l’appel du poète Edouard Glissant à la « pensée du tremblement », une pensée qui n’est « ni crainte ni faiblesse, mais l’assurance qu’il est possible d’approcher ces chaos, de durer et de grandir dans cet imprévisible ». Si nos sociétés y parviennent, Ben Laden aura perdu. A moins qu’il ne soit trop tard et que la guerre civile mondiale soit déjà là. A défaut d’une justice mondiale efficace, c’est une police mondiale sans ­contrôle qui risque alors de s’instaurer.

      Lire aussi : La loi sur le renseignement mettra-t-elle en place une « surveillance de masse » ?

      À LIRE

      Libertés et ­sûreté dans un monde dangereux, de Mireille Delmas-Marty (Seuil, 2010).

  • Surveillance : pourquoi je suis assez optimiste (à moyen terme en tout cas) | BUG BROTHER
    http://bugbrother.blog.lemonde.fr/2014/11/26/surveillance-pourquoi-je-suis-assez-optimiste-a-moyen-terme-

    « L’invocation sécuritaire, c’est comme l’écrit Mireille Delmas-Marty dans Libertés et sûreté dans un monde dangereux, un concept de sûreté qui serait une promesse infinie de sécurité, le risque zéro dans la sécurité. C’est une promesse non tenable mais qui nous jette dans une trajectoire dangereuse. Et la société de défiance, c’est celle qui fait de chacun de nous un suspect jusqu’à ce qu’il soit prouvé que nous n’avons rien à nous reprocher. »

    #public