person:nicolas truong

  • Les gilets jaunes et les « leçons de l’histoire » – Le populaire dans tous ses états - Gérard Noiriel
    https://noiriel.wordpress.com/2018/11/21/les-gilets-jaunes-et-les-lecons-de-lhistoire

    [...] La première différence avec les « #jacqueries » médiévales tient au fait que la grande majorité des #individus qui ont participé aux blocages de samedi dernier ne font pas partie des milieux les plus défavorisés de la société. Ils sont issus des milieux modestes et de la petite classe moyenne qui possèdent au moins une voiture. Alors que « la grande jacquerie » de 1358 fut un sursaut désespéré des gueux sur le point de mourir de faim, dans un contexte marqué par la guerre de Cent Ans et la peste noire.

    La deuxième différence, et c’est à mes yeux la plus importante, concerne la coordination de l’action. Comment des individus parviennent-ils à se lier entre eux pour participer à une lutte collective ? Voilà une question triviale, sans doute trop banale pour que les commentateurs la prennent au sérieux. Et pourtant elle est fondamentale. A ma connaissance, personne n’a insisté sur ce qui fait réellement la nouveauté des gilets jaunes : à savoir la dimension d’emblée nationale d’un mouvement spontané. Il s’agit en effet d’une protestation qui s’est développée simultanément sur tout le territoire français (y compris les DOM-TOM), mais avec des effectifs localement très faibles. Au total, la journée d’action a réuni moins de 300 000 personnes, ce qui est un score modeste comparé aux grandes manifestations populaires. Mais ce total est la somme des milliers d’actions groupusculaires réparties sur tout le territoire.

    Cette caractéristique du mouvement est étroitement liée aux moyens utilisés pour coordonner l’action des acteurs de la lutte. Ce ne sont pas les organisations politiques et syndicales qui l’ont assurée par leurs moyens propres, mais les « réseaux sociaux ». Les nouvelles technologies permettent ainsi de renouer avec des formes anciennes « d’action directe », mais sur une échelle beaucoup plus vaste, car elles relient des individus qui ne se connaissent pas. Facebook, twitter et les smartphones diffusent des messages immédiats (SMS) en remplaçant ainsi la correspondance écrite, notamment les tracts et la presse militante qui étaient jusqu’ici les principaux moyens dont disposaient les organisations pour coordonner l’action collective ; l’instantanéité des échanges restituant en partie la spontanéité des interactions en face à face d’autrefois.

    Toutefois les réseau sociaux, à eux seuls, n’auraient jamais pu donner une telle ampleur au mouvement des gilets jaunes. Les journalistes mettent constamment en avant ces « réseaux sociaux » pour masquer le rôle qu’ils jouent eux-mêmes dans la construction de l’action publique. Plus précisément, c’est la complémentarité entre les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue qui ont donné à ce mouvement sa dimension d’emblée nationale. Sa popularisation résulte en grande partie de l’intense « propagande » orchestrée par les grands médias dans les jours précédents. Parti de la base, diffusé d’abord au sein de petits réseaux via facebook, l’événement a été immédiatement pris en charge par les grands médias qui ont annoncé son importance avant même qu’il ne se produise. La journée d’action du 17 novembre a été suivie par les chaînes d’information continue dès son commencement, minute par minute, « en direct » (terme qui est devenu désormais un équivalent de communication à distance d’événements en train de se produire). Les journalistes qui incarnent aujourd’hui au plus haut point le populisme (au sens vrai du terme) comme Eric Brunet qui sévit à la fois sur BFM-TV et sur RMC, n’ont pas hésité à endosser publiquement un gilet jaune, se transformant ainsi en porte-parole auto-désigné du peuple en lutte. Voilà pourquoi la chaîne a présenté ce conflit social comme un « mouvement inédit de la majorité silencieuse ».

    Une étude qui comparerait la façon dont les #médias ont traité la lutte des cheminots au printemps dernier et celle des gilets jaunes serait très instructive. Aucune des journées d’action des cheminots n’a été suivie de façon continue et les téléspectateurs ont été abreuvés de témoignages d’usagers en colère contre les grévistes, alors qu’on a très peu entendu les automobilistes en colère contre les bloqueurs.

    Je suis convaincu que le traitement médiatique du mouvement des gilets jaunes illustre l’une des facettes de la nouvelle forme de démocratie dans laquelle nous sommes entrés et que Bernard Manin appelle la « démocratie du public » (cf son livre Principe du gouvernement représentatif, 1995). [...]

    C’est toujours la mise en œuvre de cette citoyenneté #populaire qui a permis l’irruption dans l’espace public de #porte-parole[s] qui étai[en]t socialement destinés à rester dans l’ombre. Le mouvement des gilets jaunes a fait émerger un grand nombre de porte-parole de ce type. Ce qui frappe, c’est la diversité de leur profil et notamment le grand nombre de femmes, alors qu’auparavant la fonction de porte-parole était le plus souvent réservée aux hommes. La facilité avec laquelle ces leaders populaires s’expriment aujourd’hui devant les caméras est une conséquence d’une double démocratisation : l’élévation du niveau scolaire et la pénétration des techniques de communication audio-visuelle dans toutes les couches de la société. Cette compétence est complètement niée par les élites aujourd’hui ; ce qui renforce le sentiment de « mépris » au sein du peuple. Alors que les ouvriers représentent encore 20% de la population active, aucun d’entre eux n’est présent aujourd’hui à la Chambre des députés. Il faut avoir en tête cette discrimination massive pour comprendre l’ampleur du rejet populaire de la politique politicienne.

    Mais ce genre d’analyse n’effleure même pas « les professionnels de la parole publique » que sont les journalistes des chaînes d’information continue. En diffusant en boucle les propos des manifestants affirmant leur refus d’être « récupérés » par les syndicats et les partis, ils poursuivent leur propre combat pour écarter les corps intermédiaires et pour s’installer eux-mêmes comme les porte-parole légitimes des mouvements populaires. En ce sens, ils cautionnent la politique libérale d’Emmanuel Macron qui vise elle aussi à discréditer les structures collectives que se sont données les classes populaires au cours du temps.

    https://seenthis.net/messages/736409
    #histoire #luttes_sociales #action_politique #parole

    • La couleur des #gilets_jaunes
      par Aurélien Delpirou , le 23 novembre
      https://laviedesidees.fr/La-couleur-des-gilets-jaunes.html

      Jacquerie, révolte des périphéries, revanche des prolos… Les premières analyses du mouvement des gilets jaunes mobilisent de nombreuses prénotions sociologiques. Ce mouvement cependant ne reflète pas une France coupée en deux, mais une multiplicité d’interdépendances territoriales.
      La mobilisation des gilets jaunes a fait l’objet ces derniers jours d’une couverture médiatique exceptionnelle. Alors que les journalistes étaient à l’affut du moindre débordement, quelques figures médiatiques récurrentes se sont succédé sur les plateaux de télévision et de radio pour apporter des éléments d’analyse et d’interprétation du mouvement. Naturellement, chacun y a vu une validation de sa propre théorie sur l’état de la société française. Certains termes ont fait florès, comme jacquerie — qui désigne les révoltes paysannes dans la France d’Ancien Régime — lancé par Éric Zemmour dès le vendredi 16, puis repris par une partie de la presse régionale [1]. De son côté, Le Figaro prenait la défense de ces nouveaux ploucs-émissaires, tandis que sur Europe 1, Christophe Guilluy se réjouissait presque de la fronde de « sa » France périphérique — appelée plus abruptement cette France-là par Franz-Olivier Giesbert — et Nicolas Baverez dissertait sur la revanche des citoyens de base.

      Au-delà de leur violence symbolique et de leur condescendance, ces propos répétés ad nauseam urbi et orbi disent sans aucun doute moins de choses sur les gilets jaunes que sur les représentations sociales et spatiales de leurs auteurs. Aussi, s’il faudra des enquêtes approfondies et le recul de l’analyse pour comprendre ce qui se joue précisément dans ce mouvement, il semble utile de déconstruire dès maintenant un certain nombre de prénotions qui saturent le débat public. Nous souhaitons ici expliciter quatre d’entre elles, formalisées de manière systématique en termes d’opposition : entre villes et campagnes, entre centres-villes et couronnes périurbaines, entre bobos et classes populaires, entre métropoles privilégiées et territoires oubliés par l’action publique. À défaut de fournir des grilles de lecture stabilisées, la mise à distance de ces caricatures peut constituer un premier pas vers une meilleure compréhension des ressorts et des enjeux de la contestation en cours.

    • Classes d’encadrement et prolétaires dans le « mouvement des gilets jaunes »
      https://agitationautonome.com/2018/11/25/classes-dencadrement-et-proletaires-dans-le-mouvement-des-gilets-

      La mobilisation protéiforme et interclassiste des « gilets jaunes » donne à entendre une colère se cristallisant dans des formes et des discours différents selon les blocages et les espaces, créant une sorte d’atonie critique si ce n’est des appels romantiques à faire peuple, comme nous le montrions ici.
      [Des gilets jaunes à ceux qui voient rouge
      https://agitationautonome.com/2018/11/22/des-gilets-jaunes-a-ceux-qui-voient-rouge/]

      Reste un travail fastidieux : s’intéresser à une semaine de mobilisation à travers les structures spatiales et démographiques qui la traversent et qui nous renseignent sur sa composition sociale.

    • Gérard Noiriel : « Les “gilets jaunes” replacent la question sociale au centre du jeu politique », propos recueillis par Nicolas Truong.

      Dans un entretien au « Monde », l’historien considère que ce #mouvement_populaire tient plus des sans-culottes et des communards que du poujadisme ou des jacqueries.

      Historien et directeur d’études à l’EHESS, Gérard Noiriel a travaillé sur l’histoire de l’immigration en France (Le Creuset français. Histoire de l’immigration, Seuil, 1988), sur le racisme (Le Massacre des Italiens. Aigues-Mortes, 17 août 1893, Fayard, 2010), sur l’histoire de la classe ouvrière (Les Ouvriers dans la société française, Seuil, 1986) et sur les questions interdisciplinaires et épistémologiques en histoire (Sur la « crise » de l’histoire, Belin, 1996). Il vient de publier Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours (Agone, 832 p., 28 euros) et propose une analyse socio-historique du mouvement des « gilets jaunes ».

      Qu’est-ce qui fait, selon vous, l’originalité du mouvement des « gilets jaunes », replacé dans l’histoire des luttes populaires que vous avez étudiée dans votre dernier livre ?

      Dans cet ouvrage, j’ai tenté de montrer qu’on ne pouvait pas comprendre l’histoire des #luttes_populaires si l’on se contentait d’observer ceux qui y participent directement. Un mouvement populaire est une relation sociale qui implique toujours un grand nombre d’acteurs. Il faut prendre en compte ceux qui sont à l’initiative du mouvement, ceux qui coordonnent l’action, ceux qui émergent en tant que porte-parole de leurs camarades, et aussi les commentateurs qui tirent les « enseignements du conflit ». Autrement dit, pour vraiment comprendre ce qui est en train de se passer avec le mouvement des « gilets jaunes », il faut tenir tous les bouts de la chaîne.

      Je commencerais par la fin, en disant un mot sur les commentateurs. Etant donné que ce conflit social est parti de la base, échappant aux organisations qui prennent en charge d’habitude les revendications des citoyens, ceux que j’appelle les « professionnels de la parole publique » ont été particulièrement nombreux à s’exprimer sur le sujet. La nouveauté de cette lutte collective les a incités à rattacher l’inconnu au connu ; d’où les nombreuses comparaisons historiques auxquelles nous avons eu droit. Les conservateurs, comme Eric Zemmour, ont vu dans le mouvement des « gilets jaunes » une nouvelle jacquerie. Les retraités de la contestation, comme Daniel Cohn-Bendit, ont dénoncé une forme de poujadisme. De l’autre côté du spectre, ceux qui mettent en avant leurs origines populaires pour se présenter comme des porte-parole légitimes des mouvements sociaux, à l’instar des philosophes Michel Onfray ou Jean-Claude Michéa, se sont emparés des « gilets jaunes » pour alimenter leurs polémiques récurrentes contre les élites de Sciences Po ou de Normale Sup. Les « gilets jaunes » sont ainsi devenus les dignes successeurs des sans-culottes et des communards, luttant héroïquement contre les oppresseurs de tout poil.

      La comparaison du mouvement des « gilets jaunes » avec les jacqueries ou le poujadisme est-elle justifiée ?

      En réalité, aucune de ces références historiques ne tient vraiment la route. Parler, par exemple, de jacquerie à propos des « gilets jaunes » est à la fois un anachronisme et une insulte. Le premier grand mouvement social qualifié de jacquerie a eu lieu au milieu du XIVe siècle, lorsque les paysans d’Ile-de-France se sont révoltés contre leurs seigneurs. La source principale qui a alimenté pendant des siècles le regard péjoratif porté sur ces soulèvements populaires, c’est le récit de Jean Froissart, l’historien des puissants de son temps, rédigé au cours des années 1360 et publié dans ses fameuses Chroniques. « Ces méchants gens assemblés sans chef et sans armures volaient et brûlaient tout, et tuaient sans pitié et sans merci, ainsi comme chiens enragés. » Le mot « jacquerie » désignait alors les résistances des paysans que les élites surnommaient « les Jacques », terme méprisant que l’on retrouve dans l’expression « faire le Jacques » (se comporter comme un paysan lourd et stupide).
      Mais la grande jacquerie de 1358 n’avait rien à voir avec les contestations sociales actuelles. Ce fut un sursaut désespéré des gueux sur le point de mourir de faim, dans un contexte marqué par la guerre de Cent Ans et la peste noire. A l’époque, les mouvements sociaux étaient localisés et ne pouvaient pas s’étendre dans tout le pays, car le seul moyen de communication dont disposaient les émeutiers était le bouche-à-oreille.

      Ce qui a fait la vraie nouveauté des « gilets jaunes », c’est la dimension d’emblée nationale d’une mobilisation qui a été présentée comme spontanée. Il s’agit en effet d’une protestation qui s’est développée simultanément sur tout le territoire français (y compris les DOM-TOM), mais avec des effectifs localement très faibles. Au total, la journée d’action du 17 novembre a réuni moins de 300 000 personnes, ce qui est un score modeste comparé à d’autres manifestations populaires. Mais ce total est la somme des milliers d’#actions_groupusculaires réparties sur tout le #territoire.

      « La dénonciation du mépris des puissants revient presque toujours dans les grandes luttes populaires »

      Comment peut-on expliquer qu’un mouvement spontané, parti de la base, sans soutien des partis et des syndicats, ait pu se développer ainsi sur tout le territoire national ?

      On a beaucoup insisté sur le rôle des réseaux sociaux. Il est indéniable que ceux-ci ont été importants pour lancer le mouvement. Facebook, Twitter et les smartphones diffusent des messages immédiats qui tendent à remplacer la correspondance écrite, notamment les tracts et la presse d’opinion, qui étaient jusqu’ici les principaux moyens dont disposaient les organisations militantes pour coordonner l’#action_collective ; l’instantanéité des échanges restituant en partie la spontanéité des interactions en face à face d’autrefois.

      Néanmoins, les #réseaux_sociaux, à eux seuls, n’auraient jamais pu donner une telle ampleur au mouvement des « gilets jaunes ». Les journées d’action du 17 et du 24 novembre ont été suivies par les chaînes d’#information_en_continu dès leur commencement, minute par minute, en direct. Le samedi 24 novembre au matin, les journalistes étaient plus nombreux que les « gilets jaunes » aux Champs-Elysées. Si l’on compare avec les journées d’action des cheminots du printemps dernier, on voit immédiatement la différence. Aucune d’entre elles n’a été suivie de façon continue, et les téléspectateurs ont été abreuvés de témoignages d’usagers en colère contre les grévistes. Cet automne, on a très peu entendu les automobilistes en colère contre les bloqueurs.

      Je pense que le mouvement des « gilets jaunes » peut être rapproché de la manière dont Emmanuel Macron a été élu président de la République, lui aussi par surprise et sans parti politique. Ce sont deux illustrations du nouvel âge de la démocratie dans lequel nous sommes entrés, et que Bernard Manin appelle la « démocratie du public » dans son livre Principe du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995). De même que les électeurs se prononcent en fonction de l’offre politique du moment – et de moins en moins par fidélité à un parti politique –, les mouvements sociaux éclatent aujourd’hui en fonction d’une conjoncture et d’une actualité précises. Avec le recul du temps, on s’apercevra peut-être que l’ère des partis et des syndicats a correspondu à une période limitée de notre histoire, l’époque où les liens à distance étaient matérialisés par la #communication_écrite.

      La France des années 1930 était infiniment plus violente que celle d’aujourd’hui

      La journée du 24 novembre a mobilisé moins de monde que celle du 17, mais on a senti une radicalisation du mouvement, illustrée par la volonté des « gilets jaunes » de se rendre à l’Elysée. Certains observateurs ont fait le rapprochement avec les manifestants du 6 février 1934, qui avaient fait trembler la République en tentant eux aussi de marcher sur l’Elysée. L’analogie est-elle légitime ?

      Cette comparaison n’est pas crédible non plus sur le plan historique. La France des années 1930 était infiniment plus violente que celle d’aujourd’hui. Les manifestants du 6 février 1934 étaient très organisés, soutenus par les partis de droite, encadrés par des associations d’anciens combattants et par des ligues d’extrême droite, notamment les Croix de feu, qui fonctionnaient comme des groupes paramilitaires. Leur objectif explicite était d’abattre la République. La répression de cette manifestation a fait 16 morts et quelque 1 000 blessés. Le 9 février, la répression de la contre-manifestation de la gauche a fait 9 morts. Les journées d’action des « gilets jaunes » ont fait, certes, plusieurs victimes, mais celles-ci n’ont pas été fusillées par les forces de l’ordre. C’est le résultat des accidents causés par les conflits qui ont opposé le peuple bloqueur et le peuple bloqué.

      Pourtant, ne retrouve-t-on pas aujourd’hui le rejet de la politique parlementaire qui caractérisait déjà les années 1930 ?

      La défiance populaire à l’égard de la #politique_parlementaire a été une constante dans notre histoire contemporaine. La volonté des « gilets jaunes » d’éviter toute récupération politique de leur mouvement s’inscrit dans le prolongement d’une critique récurrente de la conception dominante de la citoyenneté. La bourgeoisie a toujours privilégié la délégation de pouvoir : « Votez pour nous et on s’occupe de tout ».

      Néanmoins, dès le début de la Révolution française, les sans-culottes ont rejeté cette dépossession du peuple, en prônant une conception populaire de la #citoyenneté fondée sur l’#action_directe. L’une des conséquences positives des nouvelles technologies impulsées par Internet, c’est qu’elles permettent de réactiver cette pratique de la citoyenneté, en facilitant l’action directe des citoyens. Les « gilets jaunes » qui bloquent les routes en refusant toute forme de récupération politique s’inscrivent confusément dans le prolongement du combat des sans-culottes en 1792-1794, des citoyens-combattants de février 1848, des communards de 1870-1871 et des anarcho-syndicalistes de la Belle Epoque.

      Lorsque cette pratique populaire de la citoyenneté parvient à se développer, on voit toujours émerger dans l’espace public des #porte-parole qui étaient socialement destinés à rester dans l’ombre. Ce qui frappe, dans le mouvement des « gilets jaunes », c’est la diversité de leurs profils, et notamment le grand nombre de femmes, alors qu’auparavant la fonction de porte-parole était le plus souvent réservée aux hommes. La facilité avec laquelle ces leaders populaires s’expriment aujourd’hui devant les caméras est une conséquence d’une double démocratisation : l’élévation du niveau scolaire et la pénétration des techniques de communication audiovisuelle dans toutes les couches de la société. Cette compétence est complètement niée par les élites aujourd’hui ; ce qui renforce le sentiment de mépris au sein du peuple. Alors que les ouvriers représentent encore 20 % de la population active, aucun d’entre eux n’est présent aujourd’hui à l’Assemblée. Il faut avoir en tête cette discrimination massive pour comprendre l’ampleur du rejet populaire de la politique politicienne.

      Si les chaînes d’information en continu ont joué un tel rôle dans le développement du mouvement, comment expliquer que des « gilets jaunes » s’en soient pris physiquement à des journalistes ?

      Je pense que nous assistons aujourd’hui à un nouvel épisode dans la lutte, déjà ancienne, que se livrent les #politiciens et les #journalistes pour apparaître comme les véritables représentants du peuple. En diffusant en boucle les propos des manifestants affirmant leur refus d’être récupérés par les syndicats et les partis, les médias poursuivent leur propre combat pour écarter les corps intermédiaires et pour s’installer eux-mêmes comme les porte-parole légitimes des mouvements populaires. Le fait que des journalistes aient endossé publiquement un gilet jaune avant la manifestation du 17 novembre illustre bien cette stratégie ; laquelle a été confirmée par les propos entendus sur les chaînes d’information en continu présentant ce conflit social comme un « mouvement inédit de la majorité silencieuse ».

      Pourtant, la journée du 24 novembre a mis à nu la contradiction dans laquelle sont pris les nouveaux médias. Pour ceux qui les dirigent, le mot « populaire » est un synonyme d’#audience. Le soutien qu’ils ont apporté aux « gilets jaunes » leur a permis de faire exploser l’Audimat. Mais pour garder leur public en haleine, les chaînes d’information en continu sont dans l’obligation de présenter constamment un spectacle, ce qui incite les journalistes à privilégier les incidents et la violence. Il existe aujourd’hui une sorte d’alliance objective entre les casseurs, les médias et le gouvernement, lequel peut discréditer le mouvement en mettant en exergue les comportements « honteux » des manifestants (comme l’a affirmé le président de la République après la manifestation du 24 novembre). C’est pourquoi, même s’ils ne sont qu’une centaine, les casseurs sont toujours les principaux personnages des reportages télévisés. Du coup, les « gilets jaunes » se sont sentis trahis par les médias, qui les avaient soutenus au départ. Telle est la raison profonde des agressions inadmissibles dont ont été victimes certains journalistes couvrant les événements. Comme on le voit, la défiance que le peuple exprime à l’égard des politiciens touche également les journalistes.

      Ceux qui ont qualifié de « poujadiste » le mouvement des « gilets jaunes » mettent en avant leur revendication centrale : le refus des nouvelles taxes sur le carburant. Cette dimension antifiscale était en effet déjà très présente dans le mouvement animé par Pierre Poujade au cours des années 1950.

      Là encore, je pense qu’il faut replacer le mouvement des « gilets jaunes » dans la longue durée pour le comprendre. Les luttes antifiscales ont toujours joué un rôle extrêmement important dans l’histoire populaire de la France. L’Etat français s’est définitivement consolidé au début du XVe siècle, quand Charles VII a instauré l’impôt royal permanent sur l’ensemble du royaume. Dès cette époque, le rejet de l’#impôt a été une dimension essentielle des luttes populaires. Mais il faut préciser que ce rejet de l’impôt était fortement motivé par le sentiment d’injustice qui animait les classes populaires, étant donné qu’avant la Révolution française, les « privilégiés » (noblesse et clergé), qui étaient aussi les plus riches, en étaient dispensés. Ce refus des injustices fiscales est à nouveau très puissant aujourd’hui, car une majorité de Français sont convaincus qu’ils payent des impôts pour enrichir encore un peu plus la petite caste des ultra-riches, qui échappent à l’impôt en plaçant leurs capitaux dans les paradis fiscaux.

      On a souligné, à juste titre, que le mouvement des « gilets jaunes » était une conséquence de l’appauvrissement des classes populaires et de la disparition des services publics dans un grand nombre de zones dites « périphériques ». Néanmoins, il faut éviter de réduire les aspirations du peuple à des revendications uniquement matérielles. L’une des inégalités les plus massives qui pénalisent les classes populaires concerne leur rapport au langage public. Dans les années 1970, Pierre Bourdieu avait expliqué pourquoi les syndicats de cette époque privilégiaient les revendications salariales en disant qu’il fallait trouver des mots communs pour nommer les multiples aspects de la souffrance populaire. C’est pourquoi les porte-parole disaient « j’ai mal au salaire » au lieu de dire « j’ai mal partout ». Aujourd’hui, les « gilets jaunes » crient « j’ai mal à la taxe » au lieu de dire « j’ai mal partout ». Il suffit d’écouter leurs témoignages pour constater la fréquence des propos exprimant un malaise général. Dans l’un des reportages diffusés par BFM-TV, le 17 novembre, le journaliste voulait absolument faire dire à la personne interrogée qu’elle se battait contre les taxes, mais cette militante répétait sans cesse : « On en a ras le cul », « On en a marre de tout », « Ras-le-bol généralisé ».
      « Avoir mal partout » signifie aussi souffrir dans sa dignité. C’est pourquoi la dénonciation du #mépris des puissants revient presque toujours dans les grandes luttes populaires et celle des « gilets jaunes » n’a fait que confirmer la règle. On a entendu un grand nombre de propos exprimant un #sentiment d’humiliation, lequel nourrit le fort ressentiment populaire à l’égard d’Emmanuel Macron. « L’autre fois, il a dit qu’on était des poujadistes. J’ai été voir dans le dico, mais c’est qui ce blaireau pour nous insulter comme ça ? » Ce témoignage d’un chauffeur de bus, publié par Mediapart le 17 novembre, illustre bien ce rejet populaire.

      Comment expliquer cette focalisation du mécontentement sur Emmanuel Macron ?

      J’ai analysé, dans la conclusion de mon livre, l’usage que le candidat Macron avait fait de l’histoire dans son programme présidentiel. Il est frappant de constater que les classes populaires en sont totalement absentes. Dans le panthéon des grands hommes à la suite desquels il affirme se situer, on trouve Napoléon, Clémenceau, de Gaulle, mais pas Jean Jaurès ni Léon Blum. Certes, la plupart de nos dirigeants sont issus des classes supérieures, mais jusque-là, ils avaient tous accumulé une longue expérience politique avant d’accéder aux plus hautes charges de l’Etat ; ce qui leur avait permis de se frotter aux réalités populaires. M. Macron est devenu président sans aucune expérience politique. La vision du monde exprimée dans son programme illustre un ethnocentrisme de classe moyenne supérieure qui frise parfois la naïveté. S’il concentre aujourd’hui le rejet des classes populaires, c’est en raison du sentiment profond d’injustice qu’ont suscité des mesures qui baissent les impôts des super-riches tout en aggravant la taxation des plus modestes.

      On a entendu aussi au cours de ces journées d’action des slogans racistes, homophobes et sexistes. Ce qui a conduit certains observateurs à conclure que le mouvement des « gilets jaunes » était manipulé par l’#extrême_droite. Qu’en pensez-vous ?

      N’en déplaise aux historiens ou aux sociologues qui idéalisent les résistances populaires, le peuple est toujours traversé par des tendances contradictoires et des jeux internes de domination. Les propos et les comportements que vous évoquez sont fréquents dans les mouvements qui ne sont pas encadrés par des militants capables de définir une stratégie collective et de nommer le mécontentement populaire dans le langage de la #lutte_des_classes. J’ai publié un livre sur le massacre des Italiens à Aigues-Mortes, en 1893, qui montre comment le mouvement spontané des ouvriers français sans travail (qu’on appelait les « trimards ») a dégénéré au point de se transformer en pogrom contre les saisonniers piémontais qui étaient embauchés dans les salins. Je suis convaincu que si les chaînes d’information en continu et les smartphones avaient existé en 1936, les journalistes auraient pu aussi enregistrer des propos xénophobes ou racistes pendant les grèves. Il ne faut pas oublier qu’une partie importante des ouvriers qui avaient voté pour le Front populaire en mai-juin 1936 ont soutenu ensuite le Parti populaire français de Jacques Doriot, qui était une formation d’extrême droite.

      Comment ce mouvement peut-il évoluer, selon vous ?

      L’un des côtés très positifs de ce mouvement tient au fait qu’il replace la question sociale au centre du jeu politique. Des hommes et des femmes de toutes origines et d’opinions diverses se retrouvent ainsi dans un combat commun. La symbolique du gilet jaune est intéressante. Elle donne une identité commune à des gens très différents, identité qui évoque le peuple en détresse, en panne sur le bord de la route. Néanmoins, il est certain que si le mouvement se pérennise, les points de vue différents, voire opposés, qui coexistent aujourd’hui en son sein vont devenir de plus en plus visibles. On peut, en effet, interpréter le combat antifiscal des « gilets jaunes » de deux façons très différentes. La première est libérale : les « gilets jaunes » rejetteraient l’impôt et les taxes au nom de la liberté d’entreprendre. Selon la seconde interprétation, au contraire, est qu’ils combattent les inégalités face à l’impôt, en prônant une redistribution des finances publiques au profit des laissés-pour-compte.

      L’autre grand problème auquel va se heurter le mouvement concerne la question de ses représentants. Les nombreux « gilets jaunes » qui ont été interviewés dans les médias se sont définis comme les porte-parole de la France profonde, celle qu’on n’entend jamais. Issus des milieux populaires, ils sont brutalement sortis de l’ombre. Leur vie a été bouleversée et ils ont été valorisés par les nombreux journalistes qui les ont interviewés ou filmés. Beaucoup d’entre eux vont retomber dans l’anonymat si le mouvement se donne des porte-parole permanents. Ce qui risque d’affaiblir la dimension populaire de la lutte, car il y a de grandes chances que ces représentants soient issus de la classe moyenne, c’est-à-dire des milieux sociaux ayant plus de facilité pour s’exprimer en public, pour structurer des actions collectives.

    • « Gilets jaunes », les habits neufs de la révolte fiscale, entretien avec l’historien Nicolas Delalande, par Anne Chemin

      Selon l’historien Nicolas Delalande, le mouvement actuel s’inscrit dans une longue tradition de contestation, qui conspue l’Etat tout en réclamant sa protection.

      Chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, ­Nicolas Delalande, spécialiste de l’histoire de l’Etat, des solidarités et des inégalités, est l’un des maîtres d’œuvre de l’Histoire mondiale de la France (Seuil, 2017). Il a publié Les Batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours (Seuil, 2011). Il publie en février 2019 un livre sur l’internationalisme ouvrier de 1864 à 1914, La Lutte et l’Entraide (Seuil, 368 pages, 24 euros).

      Pouvez-vous situer le mouvement des « gilets jaunes » par rapport aux « révoltes fiscales » apparues depuis les années 1970 en France et aux Etats-Unis ?

      La révolte fiscale a souvent été présentée comme un archaïsme, une forme de mobilisation « pré-moderne » que la démocratie libérale et le progrès économique devaient rendre résiduelle. Le mouvement poujadiste des années 1950 fut ainsi interprété comme l’ultime résistance d’un monde de petits artisans et de commerçants voué à disparaître. Ce qui était censé appartenir au monde d’avant est pourtant toujours d’actualité…

      Le mouvement des « gilets jaunes » s’inscrit dans une vague de regain des contestations fiscales. C’est dans les années 1970, aux Etats-Unis, que le thème de la « révolte fiscale » fait son retour. Disparate et composite, cette mobilisation contre le poids des taxes sur la propriété débouche sur l’ultralibéralisme des années Reagan (1981-1989). Le mouvement du Tea Party, lancé en 2008, radicalise plus encore cette attitude de rejet viscéral de l’impôt. Il n’est pas sans lien avec la désignation de Donald Trump comme candidat républicain en 2016.

      En France, c’est dans les années 1980 que l’antifiscalisme refait surface comme langage politique. Après la crise de 2008, les protestations se multiplient, dans un contexte d’augmentation des impôts et de réduction des dépenses. La nouveauté des « gilets jaunes », par rapport aux « pigeons » ou aux « bonnets rouges », tient à l’absence de toute organisation patronale ou syndicale parmi leurs initiateurs.

      Ces mouvements rejettent en général les étiquettes politiques ou syndicales. Comment définiriez-vous leur rapport au politique ?

      Au-delà des militants d’extrême droite qui cherchent sûrement à en tirer profit, la mobilisation touche des catégories populaires et des classes moyennes qui entretiennent un rapport distant avec la politique au sens électoral du terme : beaucoup déclarent ne plus voter depuis longtemps. Cela ne veut pas dire que les messages portés ne sont pas de nature politique. Le rejet des élites, du centralisme parisien et des taxes en tout genre appartient à un répertoire politique, celui des « petits contre les gros », dont l’origine, en France, remonte à la fin du XIXe siècle. Aux Etats-Unis, c’est aussi dans les années 1890 que naît le « populisme », un courant de défense des petits fermiers contre les trusts et l’oligarchie. Son originalité est d’être favorable à la régulation, plutôt qu’hostile à toute forme d’intervention publique.

      Au XXe siècle, les mouvements antifiscaux penchaient plutôt à droite. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

      Parler au nom des contribuables, dans les années 1930, est très situé politiquement. En 1933, la « Journée nationale des contribuables » rassemble des adversaires convaincus de la gauche qui sont hostiles à la « spoliation fiscale et étatiste ». Les commerçants ferment leurs boutiques, les manifestants défilent en voiture et en camion, et on appelle à monter à Paris pour défier le pouvoir. La coagulation des mécontentements prend alors une connotation antirépublicaine qui culmine lors de la journée du 6 février 1934.

      Mais la gauche n’est pas complètement absente de ces mouvements. Au XIXe siècle, les républicains et les socialistes furent souvent les premiers à critiquer le poids des taxes sur la consommation. Dans les années 1930 et au début du mouvement Poujade (1953-1958), les communistes ont soutenu des actions locales de protestation au nom de la dénonciation de l’injustice fiscale. Reste que la critique de l’injustice fiscale peut prendre des directions très différentes : certains appellent à faire payer les riches quand d’autres attaquent le principe même de l’impôt. En France, ces mouvements ont presque toujours été marqués par cette ambiguïté : on conspue l’Etat tout en réclamant sa protection.

      On a longtemps pensé que les révoltes fiscales disparaîtraient avec les régimes démocratiques, l’impôt devenant le fruit d’une délibération collective. Comment expliquer cette renaissance de la contestation fiscale ?

      La contestation antifiscale est toujours le symptôme d’un dysfonctionnement plus profond des institutions. La dévitalisation du pouvoir parlementaire, sous la Ve République, est à l’évidence une des causes profondes du phénomène. A l’origine, le Parlement devait assurer la représentation des citoyens, qui sont à la fois des contribuables et des usagers des services publics. La délibération devait produire le consentement, tout comme la capacité du pouvoir législatif à contrôler les dépenses de l’Etat. Dès lors que le pouvoir théorise sa verticalité et dénie la légitimité des corps intermédiaires, ne reste plus que le face-à-face surjoué entre le contribuable en colère et le dirigeant désemparé. L’émergence de ces formes nouvelles de protestation est la conséquence logique de cette incapacité du pouvoir à trouver des relais dans la société.

      Ce « ras-le-bol fiscal » ne s’accompagne pas d’un mouvement de refus de paiement de l’impôt. Est-ce le signe que malgré tout, le compromis fiscal est encore solide ?

      C’est une des constantes de la protestation fiscale en France : la rhétorique anti-impôts y est d’autant plus forte qu’elle ne remet pas en cause l’architecture globale des prélèvements. A ce titre, les formes discrètes d’évitement et de contournement de l’impôt auxquelles se livrent les plus favorisés sont bien plus insidieuses. Leur langage est certes plus policé, mais leurs effets sur les inégalités et l’affaissement des solidarités sont plus profonds.

      Les « gilets jaunes » protestent contre l’instauration d’une taxe destinée à décourager l’usage du diesel en augmentant son prix. Comment ces politiques de #gouvernement_des_conduites sont-elles nées ?

      Les projets de transformation des conduites par la fiscalité remontent au XIXe siècle. Des réformateurs imaginent très tôt que l’#Etat puisse, à travers la modulation de l’impôt, encourager ou sanctionner certains comportements. Cette fiscalité porte sur des sujets aussi divers que la natalité, le luxe ou la consommation d’alcool et de tabac. Mais on perçoit très vite que l’Etat pourrait trouver un intérêt financier à la perpétuation des conduites qu’il est censé combattre par l’impôt.

      Dire que la justice consisterait, au XXIe siècle, à transférer la charge de l’impôt du travail vers les activités polluantes est à cet égard un contresens lourd de malentendus. Une taxe sur le diesel, aussi vertueuse et nécessaire soit-elle, reste une taxe sur la consommation qui frappe un bien de première nécessité. La transition écologique a peu de chances d’aboutir si elle ne s’articule pas à une recherche de justice fiscale et sociale.

    • « Les “gilets jaunes” sont aussi le produit d’une succession d’échecs du mouvement social »

      Pour un collectif de membres d’Attac et de la fondation Copernic, le mouvement de revendications fera date en dépit de certains dérapages, car il peut permettre de dépasser une crise généralisée, qui touche également la #gauche.

      Tribune. La colère sociale a trouvé avec le mouvement des « gilets jaunes » une expression inédite. Le caractère néopoujadiste et antifiscaliste qui semblait dominer il y a encore quelques semaines et les tentatives d’instrumentalisation de l’extrême droite et de la droite extrême ont été relativisés par la dynamique propre du mouvement, qui s’est considérablement élargi, et la conscience que les taxes sur l’essence étaient « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ».

      Quelques dérapages homophobes ou racistes, certes marginaux mais néanmoins détestables, et des incidents quelquefois graves n’en ternissent pas le sens. Ce mouvement d’auto-organisation populaire fera date et c’est une bonne nouvelle.

      Le mouvement des « gilets jaunes » est d’abord le symptôme d’une crise généralisée, celle de la représentation politique et sociale des classes populaires. Le mouvement ouvrier organisé a longtemps été la force qui cristallisait les mécontentements sociaux et leur donnait un sens, un imaginaire d’émancipation. La puissance du néolibéralisme a progressivement affaibli son influence dans la société en ne lui laissant qu’une fonction d’accompagnement des régressions sociales.

      Situation mouvante
      Plus récemment, le développement des réseaux sociaux a appuyé cette transformation profonde en permettant une coordination informelle sans passer par les organisations. L’arrogance du gouvernement Macron a fait le reste avec le cynisme des dominants qui n’en finit pas de valoriser « les premiers de cordée », contre « ceux qui fument des clopes et roulent au diesel ».

      Le mouvement se caractérise par une défiance généralisée vis-à-vis du système politique
      Les « gilets jaunes » sont aussi le produit d’une succession d’échecs du mouvement social. Ces échecs se sont accentués depuis la bataille de 2010 sur les retraites jusqu’à celle sur les lois Travail ou la SNCF, et ont des raisons stratégiques toutes liées à l’incapacité de se refonder sur les plans politique, organisationnel, idéologique, après la guerre froide, la mondialisation financière et le refus de tout compromis social par les classes dirigeantes. Nous sommes tous comptables, militants et responsables de la gauche politique, syndicale et associative, de ces échecs.

      Dans cette situation mouvante, la réponse de la gauche d’émancipation doit être la #politisation populaire. C’est sur ce terreau qu’il nous faut travailler à la refondation d’une force ancrée sur des valeurs qui continuent à être les nôtres : égalité, justice fiscale, sociale et environnementale, libertés démocratiques, lutte contre les discriminations.

      Ancrer une gauche émancipatrice dans les classes populaires

      On ne combattra pas cette défiance, ni l’instrumentalisation par l’extrême droite, ni le risque d’antifiscalisme, en pratiquant la politique de la chaise vide ou en culpabilisant les manifestants. Il s’agit bien au contraire de se donner les moyens de peser en son sein et de gagner la #bataille_culturelle et politique de l’intérieur de ce mouvement contre l’extrême droite et les forces patronales qui veulent l’assujettir.

      Deux questions sont posées par ce mouvement : celui de la misère sociale grandissante notamment dans les quartiers populaires des métropoles et les déserts ruraux ou ultrapériphériques ; celui de la montée d’une crise écologique et climatique qui menace les conditions d’existence même d’une grande partie de l’humanité et en premier lieu des plus pauvres.

      Il faut répondre à ces deux questions par la conjonction entre un projet, des pratiques sociales et une perspective politique liant indissolublement la question sociale et la question écologique, la redistribution des richesses et la lutte contre le réchauffement climatique. L’ancrage d’une gauche émancipatrice dans les classes populaires est la condition première pour favoriser une coalition majoritaire pour la justice sociale et environnementale.

      Annick Coupé, Patrick Farbiaz, Pierre Khalfa, Aurélie Trouvé, membres d’Attac et de la Fondation Copernic.

    • Alexandre Benalla est un prolongement de la police par d’autres moyens, mais il est aussi l’incarnation du macronisme appliqué au maintien de l’ordre. Au milieu d’une institution policière raide, ankylosée, vaguement tenue aux protocoles, aux habitudes et aux règles de loi, Benalla est le manager pétaradant qui vient mouiller la chemise, fluidifier la structure, motiver le CRS. Son but et sa méthode c’est le pragmatisme et l’efficacité, il gère une manifestation comme d’autres des plans sociaux. Sa manière d’étrangler un manifestant à terre n’est pas gratuite, elle est fondamentalement libérale. Benalla n’est pas un excès mais la logique même du macronisme déployée dans la rue.

    • Non, faire de ces évènements une affaire d’état, ce serait reconnaitre son caractère exceptionnel. Or il n’y a ici rien d’exceptionnel, seulement l’ordre du monde et sa matraque. Et lorsqu’on tient la matraque, on ne se soucie guère du droit ou du juste. Même chose lorsqu’on dirige. Les gouvernants ne sont pas choqués, ils sont seulement dans l’embarras. Et cela dit tout. Il n’y a pas d’affaire d’état, seulement l’état

    • « L’affaire Benalla n’est pas une #affaire_d’Etat », Philippe Raynaud recueilli par Nicolas Truong, LE MONDE | 28.07.2018

      Parce qu’il n’y a pas eu intention de l’Etat de commettre un acte délictieux, il n’y a pas d’affaire d’Etat, explique dans une tribune au « Monde », le philosophe Philippe Raynaud qui estime que les partis d’opposition polémiquent avec d’autant plus d’acharnement qu’ils n’ont toujours pas digéré le résultat de l’élection présidentielle.

      Professeur de science politique à l’université Paris II-Panthéon-Assas [où il enseigne la philosophie politique], Philippe Raynaud a publié de nombreux ouvrages, dont L’Esprit de la Ve République (Perrin, 2017) et Emmanuel Macron : une révolution bien tempérée (Desclée de Brouwer, 200 pages, 17 euros). [Membre du comité de rédaction de la revue Commentaire et lauréat du prix Alexis de Tocqueville en 2014], il explique pourquoi l’affaire Benalla n’est pas, selon lui, une affaire d’Etat.

      L’affaire Benalla est-elle une affaire d’Etat ?

      Une affaire d’Etat est une affaire lors de laquelle les plus hautes autorités sont accusées d’avoir autorisé des actes considérés comme illégaux, en général au nom de la raison d’Etat, qui, elle-même, peut-être interprétée de façon plus au moins extensive. Dans l’affaire du Rainbow-Warrior, par exemple, le ministre de la défense, Charles Hernu, avait ordonné, avec l’autorisation de François Mitterrand, le coulage du navire de l’organisation écologiste Greenpeace par les services secrets français, le 10 juillet 1985. On peut aussi ajouter les écoutes téléphoniques ordonnées par François Mitterrand. Or, ce n’est pas du tout le cas avec l’affaire Benalla, lors de laquelle un chargé de mission a fait une faute regrettable, certes, mais aucunement commanditée par l’Elysée. Même s’il a été autorisé à assister à la manifestation du 1er-Mai avec les forces de l’ordre, aucun responsable de l’Etat ne lui a demandé de jouer à Rambo place de la Contrescarpe, à Paris. Il s’agit d’une crise politique qui devient une « affaire d’Etat » si l’on entend par là que le sommet de l’Etat est touché, mais elle n’est aucunement comparable avec le Watergate, comme le dit Jean-Luc Mélenchon, qui serait bien avisé d’être aussi soucieux des abus de pouvoir au Venezuela.

      Emmanuel Macron se présentait comme le héros du nouveau monde, et l’on découvre la perpétuation de vieilles pratiques bien connues de la Ve République…

      C’est certain. Le problème de la Ve République, c’est qu’elle confère un pouvoir considérable au chef de l’Etat qui n’a presque aucun compte à rendre. Sous la Ve République, un président peut déclarer qu’il est responsable, alors qu’il ne l’est pas juridiquement, puisqu’il est protégé par son immunité.

      Ce scandale aurait-il les mêmes conséquences politiques à l’étranger ?

      En Angleterre, par exemple, le ministre de l’intérieur aurait sans doute démissionné et serait retourné dans sa circonscription pour se faire réélire ou bien se faire battre. Alors qu’en France personne ne démissionne tant qu’il n’y a pas de pression pénale ou de mise en cause de la moralité. C’est la jurisprudence Balladur : les ministres ne démissionnent que lorsqu’ils sont mis en examen. En Grande-Bretagne, c’est le fait d’être politiquement responsable qui vous permet d’avoir du pouvoir. Et on peut démissionner plus facilement. La France est bien loin d’une telle pratique politique.

      Dans quelle mesure Emmanuel Macron a-t-il failli ?

      On peut toujours discuter de savoir si la sanction est suffisante et on peut estimer que la stratégie de communication d’Emmanuel Macron s’appuie trop sur la situation privilégiée du président, alors que c’est précisément celle-ci qui est en question aux yeux des Français. Je trouve qu’on n’a pas assez relevé la seule véritable nouveauté de cette séquence : le fait que le président Macron n’ait pas cédé à la facilité du fusible. C’est absolument inhabituel, voire inédit sous la Ve République, où l’on lâchait un conseiller ou un ministre à chaque coup dur.

      S’agit-il d’une affaire politique ?

      Je ne peux m’empêcher de penser que tout cela est arrivé alors qu’Emmanuel Macron avait une chance insolente. Tout lui souriait, et c’était sans doute insupportable pour beaucoup. A gauche comme à droite, les partis n’avaient pas digéré l’élection présidentielle. D’où la sainte-alliance de Jean-Luc Mélenchon avec Marine Le Pen, d’Olivier Faure avec Eric Ciotti pour atteindre le président. La partie la plus politisée de la droite considère qu’elle s’est fait voler l’élection en raison de l’affaire Fillon. Les « insoumis » se croyaient au second tour, rêvaient même d’imposer une cohabitation à Macron et se sont retrouvés loin derrière aux législatives, sans même pouvoir incarner le mouvement social, profondément divisé. Le PS a été laminé. Quant au Front national, il s’est ridiculisé pour longtemps dans le débat de l’entre-deux-tours.

      La réaction d’Emmanuel Macron à l’égard des médias est-elle justifiée ?

      Elle s’inscrit dans la cote #bonapartisme_soft de la présidence Macron. Le président est plus sensible à la gêne que représente la presse pour l’action qu’à sa contribution à la délibération politique. Cette attitude peut être rapprochée à son goût mesuré pour la délibération parlementaire. Comme dit Kant, « la colombe légère lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait se représenter qu’elle réussirait encore bien mieux dans l’espace vide d’air ». Et Emmanuel Macron peut faire penser, sur ce point, à #Napoléon_III, qui considérait que les journalistes étaient moins légitimes que les élus politiques. « Mais qui êtes-vous les journalistes ? Vous n’exprimez que des intérêts particuliers. Moi, je représente l’intérêt général, car j’ai été élu par le peuple ! Vous, vous ne représentez que vos lecteurs », disait-il. Ou encore : « Qu’est-ce qu’un journal ? Ce n’est que l’alliance d’un capital et d’un talent, alors que je suis l’expression autorisée de l’intérêt général et de la volonté générale. »

      Les journaux en général, et « Le Monde » en particulier, en font-ils trop ?

      La dramatisation médiatique est excessive, et le ton inimitable de componction, de sérieux et de moralisme du Monde donne à cette affaire un goût de moraline, comme dirait Nietzsche. D’ailleurs la convergence éditoriale momentanée avec la rédaction du Figaro est assez symptomatique de cette « convergence des luttes » contre un président élu par une extraordinaire combinaison de chance et de talent qui dérange tout le monde.

      Si l’affaire Benalla n’est pas une affaire d’Etat au sens strict, ne témoigne-t-elle pas d’une intolérance accrue envers les abus de pouvoir ?

      Il est indubitable que l’opinion ne supporte plus les passe-droits, les abus de pouvoir ou le fait du prince. Dans L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville montre bien que c’est lorsque les privilèges sont affaiblis qu’ils deviennent illégitimes. Les Français ne tolèrent plus la société de cour et les privilèges de l’exécutif, comme les bourgeois révolutionnaires de 1789 n’acceptaient plus de céder leur place à un noble qui passait avec son apparat sur un pont, même si la monarchie était déclinante.

  • Jacques Rancière : « Entre esthétique et politique, les frontières deviennent poreuses », Propos recueillis par Nicolas Truong
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/07/05/jacques-ranciere-entre-esthetique-et-politique-les-frontieres-deviennent-por

    Alors que la gauche semble dépassée par la révolution conservatrice, le philosophe voit dans les nouvelles formes d’art et de mobilisation l’invention « d’autres manières de vivre ».

    Philosophe, professeur émérite à l’université Paris-VIII, Jacques Rancière ne cesse d’articuler l’art et la politique, comme en témoignent ses deux derniers ouvrages, Les Temps modernes (La Fabrique, 152 pages, 13 euros) et La Méthode de la scène (avec Adnen Jdey, éd. Lignes, 144 pages, 15 euros), dans lesquels il interroge l’esthétisation de la politique et la politique de l’esthétique à partir d’une réflexion sur la scène et sur le temps. Alors que l’Europe se déchire sur la question des migrants, Jacques Rancière explique comment les ONG ont pris le relais des anciens partis de gauche et comment l’art est l’un des lieux où l’on peut dire et s’opposer à la violence du monde.

    Pourquoi, face à la révolution conservatrice en cours en Occident, la gauche semble-t-elle si démunie ?

    Nous assistons depuis quelques décennies à la réalisation de l’utopie capitaliste : l’idée que la loi du marché peut régler et réguler tous les aspects de l’existence. Or cette entreprise a repris ce qui avait été le cœur de la foi socialiste du XIXe siècle : l’idée d’une nécessité historique contre laquelle il est vain de lutter.

    Les forces de gauche ont été désarmées par ce retournement, par lequel l’ennemi a confisqué leur horloge du temps. La réalisation de l’utopie progressiste par le capitalisme absolutisé a pétrifié la gauche, qui n’a pas pu concevoir de contre-pensée crédible ni de contre-pratiques efficaces. Tous les partis de gauche ont adhéré au credo du marché absolutisé. Les forces conservatrices, de leur côté, ne peuvent plus se distinguer qu’en enfonçant le clou là où elles peuvent faire la différence : le terrain des « valeurs » et celui de l’identité.

    L’offensive du capitalisme absolu se double ainsi de celle des forces conservatrices, obligées de se radicaliser du côté nationaliste et raciste. Et les forces de gauche se trouvent limitées à une protestation éthique pour défendre la Terre contre les excès du capitalisme et les migrants contre les excès racistes. Or, sur ce terrain de lutte, elles ont été devancées par les ONG, qui aujourd’hui incarnent mieux qu’elles la résistance au capitalisme mondialisé.

    Pourquoi cette domination favorise-t-elle davantage les courants identitaires que les mouvements révolutionnaires ?

    La domination capitaliste, qui a repris à son compte l’idéologie progressiste, a du même coup favorisé les récupérations et retournements réactionnaires de la critique du capitalisme au nom même des valeurs de gauche. Pensez au rôle du prétendu « républicanisme », qui a transformé la critique du monde marchand en critique de la démocratie, et fait des valeurs de liberté et d’égalité un patrimoine national menacé par la population musulmane et par les migrants. L’arc médiatique qui va de Marianne à Valeurs actuelles est, de ce point de vue, significatif.

    Pourtant, une partie de l’extrême droite reprend à son compte la critique du capitalisme…

    La critique du capitalisme fait partie depuis longtemps du répertoire de l’ultra-droite, même si cette dénonciation rhétorique n’a jamais porté atteinte au pouvoir capitaliste. Mais sa récupération dans l’extrême droite actuelle a été largement favorisée par les multiples façons dont l’idéologie de gauche a été absorbée par l’idéologie dominante ou par sa critique réactionnaire.

    On a vu se superposer l’adhésion des gouvernements de gauche aux nécessités de la gestion capitaliste, la critique « sociologique » disant que les révoltes de 1968 avaient préparé l’avènement de l’individualisme consumériste et du nouveau management capitaliste, la vieille critique marxiste disant que, de toute façon, rien ne changera jamais tant qu’on n’aura pas tout changé. Il y a eu dans l’opinion intellectuelle un grand ressentiment à l’égard des promesses trahies de l’histoire : on a commencé par s’en prendre à ces ouvriers qui ne voulaient pas faire la révolution qu’on attendait d’eux avant de se retourner contre ces étudiants qui s’imaginaient pouvoir la faire. Tout cela concourt à la vieille dramaturgie qui dit que toute entreprise égalitaire est vouée à finir en despotisme et en terreur.

    Vous montrez pourtant les limites de cette « réponse à tout » qui consiste à dire que ce qui nous arrive est la faute de la domination du capitalisme mondial. N’est-ce pas paradoxal ?

    On assiste au divorce entre l’explication du monde et la capacité de transformer celui-ci. On peut tout expliquer en termes marxistes, mais cette explication ne fait plus qu’accompagner le temps de la domination. La marche du progrès devient alors une marche à l’abîme et le communisme est invoqué comme le dieu heideggérien qui seul peut nous sauver au bord de la catastrophe.

    Si l’on peut sortir du modèle progressiste, c’est par ces brèches dans le temps qui créent des temporalités différentes. Tels ont été, malgré tous leurs écueils, les mouvements des places et des occupations, les « communes » temporaires des « zones à défendre » ou les espaces sociaux libres des anarchistes grecs, qui proposent des mondes alternatifs en créant des espaces de vie collective non dépendants de la logique économique dominante.

    Beaucoup pensent que ces brèches peuvent être percées par l’art, par le spectacle vivant en général et le théâtre en particulier, où le commun et le collectif semblent davantage mobilisés. Raison ou illusion ?

    L’idée que le théâtre fournirait des armes critiques destinées à favoriser une prise de conscience politique s’est évanouie. Les metteurs en scène savent n’avoir pas besoin de transformer un public qui pense et sent comme eux. Le théâtre cherche alors sa vocation quelque part entre l’assemblée et le cortège de tête, entre une intensité scénique qui créerait des ruptures avec le monde dominant et un lieu rassembleur où l’on revivifie le sens du collectif.

    Nous vivons une tension entre un théâtre entendu comme un cri prolongé et un théâtre considéré comme assemblée du peuple. Plusieurs spectacles récents combinent un théâtre choral (manifestation d’un bruit du monde alternatif au ronron dominant) avec le retour d’un théâtre d’idées à la manière des années 1930 ou 1940. On observe parfois une étrange conjonction entre des dialogues à la Anouilh et des mises en scènes à la Artaud.

    Cette politisation de l’esthétique ne produit-elle aucun effet ?

    Il n’y a pas politisation de l’esthétique mais manifestation nouvelle de l’intrication des deux : les dramaturgies théâtrales ou les scénographies d’expositions remettent en scène la matérialité du monde et la violence des rapports sociaux contre la vision consensuelle d’un monde néolibéral immatériel et « soft ». Les activistes du cortège de tête dénoncent le son minable de la sono syndicale et les vieilles banderoles aux slogans monocordes. Les frontières deviennent poreuses.

    La lycéenne américaine Emma Gonzalez [rescapée de la fusillade de Parkland, en Floride], interrompant son discours pour faire ressentir l’insupportable du temps de la fusillade, importe à sa manière le silence des 4’33’’ de John Cage. Dans les manifestations contre l’austérité à Athènes, les activistes ont pris une phrase des Bonnes, de Genet, que l’on jouait à ce moment, pour en faire le slogan du mouvement : « Ne vivons plus comme des esclaves ». C’est un peu comme au XIXe siècle, quand les révolutionnaires reprenaient dans les rues des airs d’opéra : l’Amour sacré de la patrie, d’Auber, à Bruxelles [en 1830], ou le Va pensiero, de Verdi, à Milan [en 1842].

    Des commémorations de Mai 68 à certains spectacles considérés comme des happenings, le théâtre cherche souvent à rendre le public « actif ». Pourquoi est-ce un leurre ?

    C’est la vieille hypocrisie des gens de théâtre que leur prétention à rendre actifs ces spectateurs sans lesquels leur art n’existerait pas. Aujourd’hui, il y a un consensus de fait entre le public de théâtre et les metteurs en scène qui prétendent les provoquer. Même l’intervention de ceux qui viennent interrompre un spectacle prétendument subversif au nom de la réalité du dehors reste homogène à l’humeur du théâtre. On n’a jamais la scène close d’un côté et, de l’autre, le monde réel.

    Et pendant que les Intermittents du désordre interrompent un spectacle au théâtre de la Colline au nom des migrants de La Chapelle, les artistes militants du Pôle d’exploration des ressources urbaines utilisent à l’inverse les ressources du texte et de l’image pour manifester que ces migrants vivent dans le même monde sensible que nous. Il faut à la fois critiquer des prétentions exagérées du théâtre à vouloir changer le monde et rester attentif aux échanges constants entre les pratiques de l’art et les enjeux esthétiques au cœur de tout combat politique.

    Pour quelle raison défendez-vous l’esthétisation du réel ?

    Un « réel » est toujours le produit d’une certaine « esthétique ». La splendeur visuelle des films que le cinéaste portugais Pedro Costa consacre à des migrants cap-verdiens nous montre qu’il n’y a pas d’un côté ceux qui sont capables d’inventer leur vie et, de l’autre, ceux qui resteraient au ras de la réalité, qu’il n’y a pas ceux qui, comme disait Godard, seraient du côté du documentaire et ceux qui seraient du côté de l’épopée.

    Lorsque Wang Bing réalise un film de quatre heures sur un lieu asilaire en Chine [À la folie, 2013], il transforme le temps de ceux qui vivent dans le monde du geste répétitif et absurde en un autre temps où les « fous » deviennent les inventeurs de leurs gestes et de leur histoire. Derrière le mot douteux d’esthétisation, il y a cette question du temps commun et du monde sensible partagé.

    Dans un baraquement d’ouvriers, Pedro Costa, qui tourne en lumière naturelle, crée une nature morte avec quatre bouteilles devant une fenêtre, puis passe à un tableau de Rubens au Musée Gulbenkian, qui paraît moins beau que cette nature morte… Ainsi, le cinéaste bouleverse les hiérarchies, pas sur le mode critique – « on va montrer du moche pour montrer que leur situation est misérable » –, mais pour mettre au jour les virtualités d’un monde et les capacités de ceux qui l’habitent.

    Dans « Les Temps modernes », vous réfléchissez à la période qui a été dominée par la danse, entre les années 1890 et les années 1920. Quel moment esthétique traversons-nous ?

    Nous ne sommes pas dans un de ces moments où une forme d’art se prête particulièrement à donner figure à un monde sensible et aux possibles qu’il contient, comme le roman l’a fait au XIXe siècle, les arts de la performance (dont la danse) au début du XXe siècle ou le cinéma ensuite. Nous sommes plutôt dans un moment d’indistinction entre les arts. Et c’est cela que veut dire « art contemporain ». La fusion des arts qui a été une utopie de l’époque symboliste tend à y devenir l’ordinaire de l’art.

    Le même artiste y usera des moyens de la peinture, de la vidéo ou de la performance dans un dispositif architectural que vient éventuellement légitimer un discours philosophique. Cela veut dire aussi une interpénétration des scènes artistiques et politiques, une polyvalence des dispositifs utilisés. Il y a deux ans, à Bogota, on a vu des manifestants pour la paix installer leurs tentes sur la même place où une artiste [Doris Salcedo] mobilisait d’autres activistes pour coudre et étendre un voile blanc symbole de réconciliation

    L’« occupation » peut-elle être pensée comme une forme esthétique ?

    De fait, la forme « occupation » témoigne de cette dimension esthétique qui est au cœur de la politique. Elle le fait en mettant au cœur d’un conflit cet enjeu fondamental qu’est la distribution des espaces et des temps. Quand Platon dit que les ouvriers n’ont pas le temps de faire autre chose que leur travail, il fait du temps l’assignation à un lieu. Appartenir à un certain temps, c’est appartenir à un certain monde. L’émancipation a d’abord été une reconquête du temps, une lutte pour abolir le partage entre ceux qui ont le temps et ceux qui ne l’ont pas.

    C’est ce que j’avais analysé dans la « journée de travail » du menuisier Gauny [menuisier du XIXe siècle dont les textes ont été présentés par Jacques Rancière dans Le Philosophe plébéien, La Fabrique, 2017]. La grève ouvrière moderne a mis cet enjeu au cœur du conflit collectif. Et si le mot a repris récemment cette importance, là même où il n’y avait plus d’usines à occuper, c’est qu’occuper, c’est déclarer un autre usage du temps, une autre manière de vivre.

    #philosophie #théâtre #cinéma #occupations #art #politique

  • Entretien
    « La tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal »

    Par Nicolas Truong

    Boris Cyrulnik et Tzvetan Todorov, deux intellectuels, deux observateurs engagés de nos sociétés, dialoguent sur la capacité des individus à basculer dans la « barbarie » ou bien à y résister.

    Boris Cyrulnik est neuropsychiatre et directeur d’enseignement à l’université de Toulon. Tzvetan Todorov est historien et directeur de recherche honoraire au CNRS. Tous deux ont traversé l’époque de manière singulière. Tous deux sont devenus des penseurs plébiscités et des observateurs engagés de nos sociétés.

    Le premier, né en 1937 dans une famille d’immigrés juifs d’Europe centrale et orientale, fut l’un des rares rescapés de la rafle du 10 janvier 1944 à Bordeaux et popularisa, bien des années plus tard, le concept de « résilience », cette capacité psychique à se reconstruire après un traumatisme. Le second, né en 1939 à Sofia (Bulgarie) et théoricien de la littérature, rejoint Paris en 1963 et s’attache depuis les années 1980 aux questions mémorielles et au rapport à l’autre.

    Boris Cyrulnik a publié Ivres paradis, bonheurs héroïques (Odile Jacob, 2016), ouvrage sur le besoin et la nécessité de héros pour vivre et survivre. Tzvetan Todorov a écrit Insoumis (Robert Laffont/Versilio, 2015), portrait de ces contemporains qui, tels Etty Hillesum ou Germaine Tillion, Malcolm X ou Edward Snowden, ont su dire « non » et fait preuve de résistance à l’oppression.

    Tous deux dialoguent sur la capacité des individus à basculer dans la « barbarie » ou bien d’y résister au moment où une Europe meurtrie et apeurée par les attentats s’interroge sur son devenir.

    Quels héros vous ont aidé à vous structurer ?
    Tzvetan Todorov (T. T.) : J’ai grandi dans un régime totalitaire communiste où les modèles pour les enfants étaient des personnages tels que Pavlik Morozov, un garçon qui avait dénoncé son père comme koulak et que sa famille avait tué pour cette raison. Ou alors des personnages qui avaient lutté contre le « joug turc » au XIXe siècle. Tout cela ne suscitait pas beaucoup d’échos en moi. Mais j’aimais et admirais beaucoup mes parents et mes amis.

    Arrivé en France à l’âge de 24 ans, j’avais contracté une méfiance généralisée envers tout ce que l’Etat défend et tout ce qui relevait de la sphère publique. Mais, progressivement, j’intériorisais ma nouvelle situation de citoyen d’une démocratie – en particulier une sorte de petit mur est tombé dans mon esprit en même temps que le mur de Berlin, ce qui m’a permis d’accéder aussi à cette sphère publique. Je ne me sentais plus conditionné par cette enfance et cette adolescence vécues dans un monde totalitaire. Néanmoins, je restais indifférent aux grands personnages héroïques, glorifiés dans le cadre communiste, et attaché à des individus tout à fait ordinaires qui ne cherchaient pas à sacrifier leur vie, mais témoignaient plutôt d’un souci quotidien pour les autres.

    Deux personnages m’ont marqué particulièrement par leur parcours de vie et par leurs écrits. Dans Vie et Destin, ce roman épique sur la seconde guerre de l’écrivain russe Vassili Grossman [1905-1964], il y a une idée forte qui ne cesse de m’accompagner : la tentation du Bien est dangereuse. Comme le dit un personnage de ce livre, « là où se lève l’aube du Bien, les enfants et les vieillards périssent, le sang coule », c’est pourquoi on doit préférer au Bien la simple bonté, qui va d’une personne à une autre.

    La deuxième figure qui m’a beaucoup marqué, Germaine Tillion [1907-2008], ethnologue et historienne, résistante et déportée, je l’ai rencontrée quand elle avait 90 ans mais se portait comme un charme. Elle m’a ébloui non seulement par sa vitalité, mais par son cheminement : pendant la guerre d’Algérie, elle avait consacré toutes ses forces à sauver des vies humaines, de toutes origines, refusant d’admettre qu’une cause juste rende légitime l’acte de tuer. Vous voyez, mes héros ne sont pas des personnages héroïques. Mais plutôt des résistants.

    Boris Cyrulnik (B. C.) : Tzvetan Todorov a été élevé dans un régime certes totalitaire, mais aussi dans une famille et au sein d’institutions sociales, bien sûr très écrasantes, mais structurantes. Alors que ma famille a éclaté pendant le second conflit mondial. J’ai retrouvé après la guerre une tante qui m’a recueilli et un oncle qui s’était engagé dans la résistance à l’âge de 17 ans. Mais, pendant la guerre, je pensais que toute ma famille était morte.

    Seul, sans structure, sans famille, j’avais bien compris que j’étais condamné à mort. Arrêté à l’âge de 6 ans et demi par les nazis, j’avais clairement compris que c’était pour me tuer. Il n’y avait pas de doute. J’avais besoin de héros puisque j’étais seul. Je n’avais pas d’image identificatoire ni repoussoir. S’opposer, c’est se poser. Moi, je n’avais personne, juste le vide, je ne savais même pas que j’étais juif, je l’ai appris le jour de mon arrestation, et j’ai appris que ce nom condamnait à mort. Donc j’ai eu une ontogenèse très différente de celle de Tzvetan Todorov.

    Mon bourreau ne nous considérait pas comme des êtres humains. Et, dans mon esprit d’enfant, je me disais : il faut que je devienne physiquement fort comme Tarzan et, quand je serai fort comme Tarzan, j’irai le tuer. Tarzan me servait d’image identificatoire. J’étais petit, j’étais rachitique – j’ai retrouvé des photos de moi après guerre, j’étais d’une maigreur incroyable –, donc je me disais : il faut que je devienne grand, il faut que je devienne fort et musclé pour que je puisse le tuer. Donc Tarzan m’a sauvé.

    Qu’est-ce qui fait qu’un individu s’attache plutôt à des héros bénéfiques ou bien à des héros maléfiques ? La tentation du Mal est-elle aussi puissante que la tentation du Bien ?
    T. T. : Pour moi, la tentation du Mal n’existe presque pas, elle est très marginale à mes yeux. Il existe sans doute quelques marginaux ici et là qui veulent conclure un pacte avec le diable et faire régner le Mal sur la Terre, mais de ce point de vue je reste plutôt disciple de Grossman, pour qui le Mal vient essentiellement de ceux qui veulent imposer le Bien aux autres. La tentation du Bien me semble donc beaucoup plus dangereuse que la tentation du Mal.

    Je dirais, au risque d’être mal compris, que tous les grands criminels de l’histoire ont été animés par le désir de répandre le Bien. Même Hitler, notre mal exemplaire, qui souhaitait effectivement le Mal pour toutes sortes de populations, en même temps espérait le Bien pour la race élue germanique aryenne à laquelle il prétendait appartenir.

    C’est encore plus évident pour le communisme, qui est une utopie universaliste, même si, pour réaliser cette universalité, il aurait fallu éliminer plusieurs segments sociaux de cette même humanité, qui ne méritaient pas d’exister : la bourgeoisie, les koulaks, etc. Les djihadistes d’aujourd’hui ne me paraissent pas animés par le désir de faire le Mal, mais de faire le Bien, par des moyens que nous jugeons absolument abominables.

    Pour cette raison, je préfère ne pas parler de « nouveaux barbares ». Parce que la barbarie, qu’est-ce que c’est ? La barbarie n’est pas l’état primitif de l’humanité : depuis les premières traces de vie humaine, on trouve aussi des preuves de générosité, d’entraide. De nos jours, les anthropologues et les paléontologues affirment que l’espèce humaine a su survivre et s’imposer, alors qu’elle n’était pas la plus forte physiquement, grâce à l’intensité de la coopération entre ses membres, lui permettant de se défendre contre les menaces qui la guettaient.

    La barbarie, c’est plutôt le refus de la pleine humanité de l’autre. Or bombarder de façon systématique une ville au Moyen-Orient n’est pas moins barbare que d’égorger un individu dans une église française. Cela détruit même beaucoup plus de personnes. Lors des attentats dont Paris a été victime dernièrement, on a sous-estimé l’élément de ressentiment, de vengeance, de représailles, qui était immédiatement mis en avant quand on a pu interroger ces individus ou dans leurs déclarations au moment de leurs actes. Ils n’agissaient pas de façon irrationnelle, puisqu’ils pensaient atteindre les objectifs qui étaient les leurs en tuant indifféremment des personnes qui se trouvaient sur leur chemin : ils voulaient répondre à la guerre par la guerre, ce qui est une logique hélas répandue dans l’histoire de l’humanité.

    Qu’est-ce qui fait qu’on bascule du côté de la tuerie au nom d’une idéologie ?
    B. C. : La bascule se fait lorsqu’on se soumet à la théorie du Un, comme le dit le linguiste allemand Victor Klemperer. Si l’on en vient à penser qu’il n’y a qu’un seul vrai dieu, alors les autres sont des faux dieux, ceux qui y croient sont des mécréants, des « mal-croyants » dont la mise à mort devient quasiment morale. Si on se soumet à la théorie du Un, on peut basculer.

    Le mot « barbare », en effet, ne convient pas. C’est dans la belle culture germanique de Goethe et de Kant que s’est déroulée l’une des tragédies les plus honteuses du XXe siècle. Le psychiatre américain Leon M. Goldensohn [1911-1961], qui, lors du procès de Nuremberg, expertisa la santé mentale des vingt et un accusés nazis, interrogea Rudolf Höss, le directeur du camp d’Auschwitz, qui lui répondit en substance : « J’ai passé à Auschwitz les plus belles années de ma vie. » Comment est-ce pensable ? Rudolf Höss poursuit : « Je m’entendais bien avec ma femme, j’avais quatre enfants que j’aimais beaucoup. »

    Dans Les entretiens de Nuremberg, où figurent ces discussions, il y a même la photo de la maisonnette et du « bonheur » domestique du directeur du camp d’Auschwitz. « En même temps, poursuit-il, j’avais un métier bien difficile, vous savez, il fallait que je fasse disparaître, que je brûle 10 000 corps par jour, et ça, c’était difficile, vous savez. »

    Donc l’expression que je propose pour comprendre ce phénomène paradoxal est celle de « morale perverse ». Un individu peut être parfaitement éthique avec ses proches, qu’il cherche à défendre et à comprendre – ma femme, mes enfants, etc. – mais les juifs, ce n’est pas les autres, les Tziganes ce n’est pas les autres, les Nègres sont des humains, mais ils sont inférieurs, donc on en fera de l’élevage. Il est moral d’éliminer les juifs comme il est moral de combattre la souillure d’une société pour que notre belle race blonde et aux yeux bleus aryens puisse se développer sainement.

    C’est au nom de la morale, c’est au nom de l’humanité qu’ont été commis les pires crimes contre l’humanité. C’est au nom de la morale qu’ont été commis les pires crimes immoraux. Morale perverse, donc : on est moraux avec ceux qui partagent notre monde de représentation et on est pervers avec les autres parce que la définition de la perversion, c’est pour moi celle de Deleuze et de Lacan : est pervers celui qui vit dans un monde sans autre.

    T. T. : Le jugement moral se constitue à plusieurs niveaux successifs. Au départ, la distinction même du Bien et du Mal peut être absente, faute d’avoir entouré le petit être humain par des soins et de l’avoir protégé par des attachements. Le résultat de ce manque est le nihilisme radical. Le deuxième pas dans l’acquisition du sens moral consiste à dissocier l’opposition du Bien et du Mal de celle entre Je et Autrui ou entre Nous et les Autres ; l’adversaire ici est l’égoïsme ou, sur le plan collectif, l’ethnocentrisme. Enfin le troisième degré consiste à renoncer à toute répartition systématique du Bien et du Mal, à ne pas situer ces termes dans une quelconque partie de l’humanité, mais à admettre que ces jugements peuvent s’appliquer aussi bien à nous qu’aux autres. Donc, à combattre le manichéisme du jugement.

    A chacun de ces stades peut s’installer la perversité dont on parle. Il n’existe pas deux espèces d’êtres humains, les uns qui risquent de fauter et les autres, dont nous ferions partie, à qui ça n’arrivera jamais. D’un autre côté, si on s’ouvrait à une compassion universelle, on ne pourrait plus vivre, on devrait aider tous les sans-abri, tous les mendiants qu’on rencontre dans la rue et partager avec eux ce qu’on a, or on ne le fait pas et on ne peut le faire – sauf si on est un saint. Il y a une sorte d’équilibre qui doit s’établir entre la protection de soi et le mouvement vers autrui. Mais ignorer l’existence des autres, c’est cesser d’être pleinement humain.

    B. C. : J’étais emprisonné dans la synagogue de Bordeaux, ville où 1 700 juifs ont été raflés le 10 janvier 1944 par Maurice Papon. Il n’y eut que deux survivants, dont votre serviteur. Et j’ai retrouvé le fils et les petits-enfants de Mme Blanché, la dame mourante sous laquelle je me suis caché afin d’échapper à la rafle, avec lesquels j’entretiens aujourd’hui des relations amicales. Oui, la vie est folle, c’est un roman.

    Quand j’étais emprisonné, il y avait un soldat allemand en uniforme noir qui est venu s’asseoir à côté de moi un soir. Il me parlait en allemand et me montrait des photos d’un petit garçon. Et j’ai compris – sans comprendre sa langue – que je ressemblais à son fils. Cet homme avait besoin de parler de sa famille et de son enfant qu’il ne voyait pas, ça lui faisait du bien. On peut dire que j’ai commencé ma carrière de psychothérapeute ce soir-là !

    Pourquoi est-il venu me parler ? Je l’ai compris en lisant Germaine Tillion, qui raconte que, lorsque les nouvelles recrues de femmes SS arrivaient à Ravensbrück, elles étaient atterrées par l’atrocité du lieu. Mais, dès le quatrième jour, elles devenaient aussi cruelles que les autres. Et, quand Germaine Tillion donnait des « conférences » le soir à Geneviève de Gaulle et à Anise Postel-Vinay, elle les faisait souvent sur l’humanisation des gardiens du camp.

    Elle disait : ce qui nous faisait du bien, quand on voyait un gardien courtiser une femme SS, c’est que c’était donc un être humain. Elle ne voulait pas diaboliser ceux qui la condamnaient à mort, elle voulait chercher à découvrir leur univers mental. Et c’est en lisant Germaine Tillion que je me suis dit : voilà, j’avais à faire à des hommes, et non pas à des monstres. Parce que comprendre, c’est non pas excuser, mais maîtriser la situation. Arrêté à l’âge de 6 ans et demi, j’étais considéré comme « ein Stück », une chose qu’on pouvait brûler sans remords, qu’on pouvait tuer sans culpabilité puisque je n’étais pas un être humain, mais « ein Stück ».

    Donc, contrairement à ce que l’on dit souvent, notamment à propos du djihadisme, il faut chercher à le comprendre, et non pas refuser, par principe, l’explication ?
    B. C. : Evidemment. La compréhension permet de lutter et d’agir. Par exemple, sur le plan psychosocial, le mot « humiliation » est presque toujours utilisé par ceux qui passent à l’acte. L’humiliation du traité de Versailles a été momentanément réelle, parce que pendant quelques années les Allemands ne pouvaient pas reconstruire une société, tout ce qu’ils gagnaient partant en dommages de guerre pour la France.

    Mais les Allemands oubliaient de dire que dans les années 1920 – lorsque les politiques ont compris que ça empêchait l’Allemagne de se reconstruire – il y eut un véritable plan Marshall pour aider leur pays à se reconstruire. Donc le mot humiliation servit d’arme idéologique pour légitimer la violence des nazis – comme celle des djihadistes, d’ailleurs. Tous les totalitarismes se déclarent en état de légitime défense. Il leur paraît normal et même moral de tuer sans honte ni culpabilité.

    Aujourd’hui, sur environ 8 400 fichés « S », rappelle une enquête du CNRS, on dénombre près de 100 psychopathes. La psychopathie, ce n’est pas une maladie mentale, mais une carence éducative et culturelle grave. Ce sont des enfants qui n’ont pas été structurés par leur famille, ni par la culture ni par leur milieu. Quand il n’y a pas de structure autour d’un enfant, il devient anomique, et l’on voit réapparaître très rapidement des processus archaïques de socialisation, c’est-à-dire la loi du plus fort.

    Michelet le disait : quand l’Etat est défaillant, les sorcières apparaissent. Cent psychopathes sur 8 400 cas, c’est la preuve d’une défaillance culturelle. C’est une minorité dans les chiffres, mais c’est une majorité dans les récits et l’imaginaire parce que le Bataclan, le Stade de France, Nice ou le 13-Novembre font des récits atroces et spectaculaires qui fédèrent une partie de ces meurtriers.

    T. T. : Très souvent, ces jeunes qui s’égarent dans le djihad cherchent un sens à donner à leur vie, car ils ont l’impression que la vie autour d’eux n’a pas de finalité. S’ajoute à leurs échecs scolaires et professionnels le manque de cadre institutionnel et spirituel. Quand je suis venu en France en 1963, il existait un encadrement idéologique très puissant des jeunesses communistes et des jeunesses catholiques. Tout cela a disparu de notre horizon et le seul épanouissement, le seul aboutissement des efforts individuels, c’est de devenir riche, de pouvoir s’offrir tel ou tel signe extérieur de réussite sociale.

    De façon morbide, le djihad est le signe de cette quête globale de sens. Il est la marque de cette volonté de s’engager dans un projet collectif qui frappe souvent des personnes qui jusque-là étaient en prison pour des petits vols et des menus crimes, mais qui cessent de trafiquer, de boire ou de fumer du haschisch pour être au service d’une doctrine vraie, de ce « Un » dont vous parliez tout à l’heure. Ils sont d’abord prêts à sacrifier la vie d’autrui, mais ensuite la leur aussi.

    Y a-t-il des héros ou des contre-récits qui pourraient permettre de structurer davantage leur univers mental ?
    T. T. : Oui, je crois beaucoup à cette force du récit, qui est bien plus grande que celle des doctrines abstraites et qui peut nous marquer en profondeur sans que nous en soyons conscients. Ces récits peuvent prendre la forme d’images idéelles, comme Tarzan et Zorro pour Boris Cyrulnik. Mais il y en a beaucoup d’autres encore. Dans mes livres, j’essaie de raconter moi-même des histoires, que ce soit la conquête de l’Amérique ou la seconde guerre mondiale. Mais c’est un travail qui doit se répercuter dans notre culture politique et dans notre éducation.

    Dans une classe d’une école parisienne aujourd’hui, on trouve des enfants de quinze origines différentes. Comment, sans rire, leur parler de nos ancêtres les Gaulois ? Je ne pense pas pour autant qu’il faudrait leur enseigner l’histoire ou la mémoire des quinze nationalités qui se retrouvent dans cette classe. On doit leur apprendre une histoire de la culture dominante, celle du pays où l’on se trouve, mais de manière critique, c’est-à-dire où l’on n’identifie aucune nation avec le Bien ou le Mal. L’histoire peut permettre de comprendre comment une nation ou une culture peut glisser et basculer dans le Mal, mais aussi s’élever au-dessus de ses intérêts mesquins du moment et contribuer ainsi à une meilleure vie commune. Bref, sortir du manichéisme qui revient en force aujourd’hui.

    Comment expliquez-vous ce qui apparaît comme une déprime collective française ?
    B. C. : Les conditions réelles d’existence d’un individu ont rarement à voir avec le sentiment de dépression. On peut avoir tous les signes du bien être – emploi et famille stables – et déprimer. Et, à l’inverse, on peut vivre dans des conditions matérielles très difficiles et ne pas déprimer. Il n’y a pas de causalité directe de l’un à l’autre. On peut avoir un sentiment de tristesse et de dépression provoqué par une représentation coupée du réel. Dans ces moments-là, ce qui provoque la dépression ou l’exaltation, ce sont les fabricants de mots. Je voyage beaucoup à l’étranger et je vous assure que les gens sont étonnés par notre déprime, ils n’en reviennent pas. Ils disent : « Mais nous, on prend tout de suite la condition de vie des Français, on la prend tout de suite ! »

    T. T. : Pour quelqu’un qui a sillonné plusieurs pays, il y a en France un pessimisme, une déprime, une complaisance excessive à observer le déclin, que je m’explique par le fait qu’au XXe siècle la France est passée d’un statut de puissance mondiale à un statut de puissance de deuxième ordre. Cela conditionne en partie cette mauvaise humeur, constitutive aujourd’hui de l’esprit français.

    Pourtant, les attentats et le retour du tragique de l’Histoire sur notre sol ont bel et bien miné le quotidien de chacun… La France serait-elle une nation résiliente ?
    T. T. : Je vois paradoxalement quelque chose de positif dans cette situation. Bien sûr, on ne peut se réjouir de l’existence de ces victimes en France. Mais il est salutaire de prendre conscience de la dimension tragique de l’Histoire, de ce que la violence n’est pas éliminée de la condition humaine juste parce qu’en Europe les Etats ne sont plus en guerre les uns contre les autres.

    B. C. : La réaction aux attentats a été magnifique à Paris et honteuse à Nice. Les Parisiens et les Français se sont solidarisés pour signifier : « Nous ne nous soumettrons pas, mais nous ne nous vengerons pas. Ne nous laissons pas entraîner dans la spirale de la violence. » J’étais à Munich, le soir du Bataclan. Le lendemain, dans les rues, j’ai vu des manifestants de Pegida qui n’attendaient qu’un incident pour déclencher une ratonnade.

    A Nice, quand les familles musulmanes ont voulu se rendre sur les lieux du massacre pour se recueillir, on leur a craché dessus en criant : « Rentrez chez vous, sales Arabes. » Or ils sont chez eux puisqu’ils sont Français.

    Par ailleurs, je ne comprends pas le mouvement de lutte contre l’islamophobie, qui fait des procès à ceux qui ont peur de l’islam et n’en fait pas aux assassins qui provoquent la peur de l’islam. Pour éviter les réactions racistes et s’opposer aux terroristes, il faut se rencontrer et parler. Plus on se rencontre, moins il y a de préjugés.

  • Olivier Roy : « La mort fait partie du projet djihadiste »

    Les jeunes radicalisés appartiennent à une nouvelle génération de djihadistes fascinés par la violence et le nihilisme, estime le directeur de recherche au CNRS.

    Directeur de recherche au CNRS, Olivier Roy enseigne à l’Institut universitaire européen de Florence, il vient de publier Le Djihad et la mort, ouvrage dans lequel il explique la nouveauté du terrorisme globalisé par « la quête délibérée de la mort » par les jeunes djihadistes. Auteur d’une oeuvre internationalement reconnue et largement débattue, il revient sur les origines et les moyens de résister à ce « Viva la muerte » mondialisé.

    Le djihadisme n’est-il qu’un nihilisme ou bien également un islamisme ?

    Le projet islamiste au sens strict (c’est-à-dire celui des Frères musulmans) est de construire un Etat islamique d’abord dans un pays donné, en obtenant le maximum de soutien populaire. Du Hamas palestinien au PJD [Parti de la justice et du développement] marocain, en passant par le Ennahda tunisien, les résultats sont variés, mais dans tous les cas le nationalisme l’a emporté sur l’islamisme. Les djihadistes, en revanche, s’inscrivent d’emblée dans la défense de l’oummah [communauté des croyants musulmans] globale et ne s’intéressent pas à la mise en place d’une société stable dans un pays donné. Le nihilisme n’est pas leur projet initial, bien sûr, mais devant l’échec de leur tentative de djihad mondial, ils se replient de plus en plus sur une vision apocalyptique et désespérée, qui, elle, est nihiliste. Et c’est cela qui attire des jeunes sans lien avec les conflits locaux, mais qui sont fascinés par le destin de martyr qui leur est soudain offert.

    Comment expliquer les causes de cette violence « no future » qui s’arrime à la religion musulmane ?

    Sans ignorer la longue généalogie du djihad dans le monde musulman, il faut bien constater que les formes de radicalité que l’on trouve dans le terrorisme et le djihadisme aujourd’hui sont profondément modernes. De Khaled Kelkal aux frères Kouachi, on retrouve les mêmes constantes, toutes très nouvelles : des radicaux venus d’Occident (en gros 60% de seconde génération et 25% de convertis), tous jeunes, tous en rupture générationnelle, tous « born again » ou convertis, tous s’identifiant à un djihad global qui se développe bien au-delà des formes de mobilisation classique (soutien aux luttes de libération nationale). La moitié d’entre eux ont, en France, un passé de petits délinquants. Et surtout, tous se font exploser ou se laissent rattraper par la police et meurent les armes à la main. Bref, pour presque tous, la mort fait partie de leur projet. Ce comportement n’est ni islamiste ni salafiste (pour les salafistes, seul Dieu décide de la mort).

    S’agit-il d’une variante, islamisée, d’un « Viva la muerte » globalisé ?

    Si on adopte une vision transversale (comprendre la radicalisation des jeunes djihadistes en parallèle avec les autres formes de radicalisation nihiliste) au lieu d’adopter une lecture verticale (que dit le Coran sur le djihad), on voit à quel point le nihilisme du terroriste islamique s’inscrit dans un modèle répandu, comme ces jeunes qui commettent des massacres de masse de type Columbine (deux lycéens américains retournent dans leur collège à Columbine en1999 pour massacrer leurs camarades et leurs professeurs), on trouve des analogies frappantes : annonce du massacre à l’avance sur Internet, mise en scène de soi-même avant et pendant (on se filme), référence apocalyptique (satanisme pour Columbine) et enfin suicide. Beaucoup d’observateurs ont remarqué à quel point le prestige de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] vient de sa maîtrise d’une certaine culture jeune (jeux vidéo, Call of Duty, mise en scène gore) ; Daech permet de se construire en héros négatif, qui occupera la « une » des journaux. Le nihilisme va de pair avec un narcissisme exacerbé : on s’assure, comme Amedy Coulibaly, que les télévisions sont bien là, on se filme en train de tuer, comme l’assassin du père Hamel et celui des policiers de Magnanville. Les décapitations lentement filmées, précédées de l’interrogatoire des prisonniers, suivies de leur dissémination sur Internet, est une technique mise au point par les « narcos » mexicains bien avant Daech. L’esthétique de la violence (que l’on trouve par exemple dans le film de Pasolini, Salo ) est une dimension importante de cette culture gore.

    Est-ce également un mouvement générationnel ?

    En plus de la fascination pour la mort, la dimension générationnelle est fondamentale chez les radicaux. Dans pratiquement toutes les cellules, on trouve au moins une fratrie (et des couples de frères pour le réseau Bataclan-Bruxelles). C’est énorme et inédit, aussi bien dans les groupes d’extrême gauche que dans la tradition radicale islamiste. Et quand ces jeunes ont des enfants, ils les abandonnent à l’organisation, comme s’ils ne pouvaient pas engendrer pour eux-mêmes, comme s’ils refusaient de s’inscrire dans la durée.

    D’où viennent cette haine générationnelle et cet iconoclasme culturel ?

    Les révolutions de jeunes ont été inaugurées par la Révolution culturelle chinoise. Si les révolutions attirent les jeunes, elles prétendent détruire un ordre ancien mais pas les anciens en tant que tels. Or la Révolution culturelle chinoise a visé non pas une classe sociale, mais la génération des parents : un rite d’appartenance était de dénoncer ses propres parents. La haine de la génération des parents va de pair avec l’iconoclasme : on détruit temples, statues et mémoire. Les Khmers rouges sont une parfaite illustration de cette révolution générationnelle. Mais la multiplication récente d’armées d’enfants-soldats (comme peut-être ce que prépare Daech s’ils en ont le temps) est aussi un signe de cette instrumentalisation d’une guerre de génération (ici manipulée, car les enfants ne choisissent pas). Les radicaux ne se révoltent pas au nom de leurs parents : ils dénoncent l’islam, ou plutôt le mauvais islam de leurs parents.

    Comment peut-on lutter contre la propagande de Daech ?

    On commet un contresens total sur la radicalisation djihadiste en pensant qu’elle est la conséquence d’un mauvais choix théologique : ces jeunes attirés par l’islam auraient, entend-on, mal compris le message et auraient suivi une fausse interprétation de l’islam. Bref, il suffirait de leur enseigner un « bon » islam pour les déradicaliser. Mais ils sont justement fascinés par la radicalité, pas par l’islam en tant que tel. Ils suivent le djihadisme parce qu’ils y trouvent ce qu’ils cherchent - la radicalité et la violence -, pas parce qu’ils se seraient malencontreusement trompés d’école. On ne guérit pas un joueur de poker en lui apprenant la belote.

    Ce qu’on appelle la « déradicalisation » n’est pas la solution, expliquez-vous, car « les djihadistes sont des militants ». Mais par quoi faudrait-il la remplacer, et quelles instances pourraient les faire parler ?

    Lors des procès aux assises des anarchistes autour de 1900 (comme celui d’Emile Henry en1894), on avait un forum de débat : le militant défendait ses idées (bien sûr, cela se terminait par la guillotine, mais on le prenait au sérieux). Or aujourd’hui, on fait tout pour médicaliser ou infantiliser le radical (et surtout la radicale : la djihadiste en burqa paraît incompréhensible). Je crois qu’il faut leur accorder la responsabilité, et donc, bien sûr, les punir, mais les pousser à parler politique au lieu de s’enfermer dans la secte.

    L’essor du salafisme, même dans sa version non violente, ne fournit-il pas malgré tout un cadre idéologique favorable au djihadisme ?

    En regardant de plus près, on voit que l’islam des radicaux et de Daech n’est pas vraiment salafiste, car ils ne sont guère obsédés par l’orthopraxie (le strict respect des règles) qui est la marque du salafisme. Mais le salafisme a une responsabilité non pas tant dans la radicalisation terroriste que dans la légitimation d’une sorte de séparatisme, celui de la communauté des croyants par rapport au reste de la société. La conséquence, c’est que le salafisme ne sait pas quoi répondre quand les jeunes radicaux poussent la logique de la rupture jusqu’au bout, car il n’a pas d’argument en faveur du « vivre-ensemble ». Et là il faut mettre les prédicateurs salafistes devant leur responsabilité qui est ici plus sociale que théologique.

    Pourquoi la recherche sur le djihadisme est-elle aussi divergente et divisée ?

    Il y a des enjeux intellectuels, voire idéologiques certains. La recherche en sciences humaines n’est pas une science exacte ; on s’identifie à son terrain, on peut aussi parfois le prendre en haine. Le chercheur fait partie de sa propre recherche. La réponse, c’est le débat dans le cadre assez normé de la rigueur universitaire. Mais le problème est que cette rigueur se trouve bousculée aujourd’hui par les exigences du marché. Il y a un marché de la recherche, à la fois structurel (répondre à des appels d’offres) et occasionnel, la vague de terrorisme a soudainement ouvert les vannes d’un financement dans l’urgence. Le premier qui présente un projet de recherche répondant aux attentes, ou plutôt aux angoisses, des autorités gagne le marché. D’où la tentation de délégitimer la concurrence.

    Comment résister à la terreur que veut répandre Daech ?

    Daech vit de la peur qu’il inspire. Car Daech n’est pas une menace stratégique. Le « califat » s’effondrera tôt ou tard et les attentats, aussi meurtriers soient-ils, ne touchent l’économie qu’à la marge et renforcent la détermination sécuritaire (l’Europe de l’Ouest qui doucement s’enfonçait dans un processus de désarmement y met fin). La crainte d’une guerre civile reste un fantasme, car Daech ne touche de jeunes musulmans qu’à la marge et ne fait rien pour gagner la population musulmane à sa cause (un tiers des victimes de l’attentat de Nice sont des musulmans). Il faut travailler avec les classes moyennes d’origine musulmane en ascension sociale, favoriser l’émergence non pas d’un islam français mais de musulmans français, en cessant de s’appuyer sur des pays étrangers, et en normalisant la pratique religieuse publique, c’est-à-dire en jouant la carte de la liberté religieuse, au lieu de s’enfermer dans une laïcité idéologique et décalée.

    Propos recueillis par Nicolas Truong

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/10/11/la-mort-fait-partie-du-projet-djihadiste_5011917_3232.html

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