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  • « Face aux “#gilets_jaunes”, l’action répressive est d’une ampleur considérable », #Fabien_Jobard, docteur es police, propos recueillis par Marc-Olivier Bherer
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/20/face-aux-gilets-jaunes-l-action-repressive-est-d-une-ampleur-considerable_54


    Un « gilet jaune » blessé secouru par d’autres manifestants, le 15 décembre, à Nantes. JEREMIE LUSSEAU / HANS LUCAS POUR "LE MONDE"

    Le sociologue Fabien Jobard note que le bilan, en termes de blessés, de ce mouvement social est sans précédent depuis Mai 68.
    Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer

    Fabien Jobard est directeur de recherches au CNRS, au sein du Centre de recherches sociologiques sur le #droit et les institutions pénales (Cesdip). Il est également chercheur au Centre Marc-Bloch à Berlin. Il a coécrit, avec Jérémie Gauthier, #Police : questions sensibles (PUF, 108 pages, 9,50 euros), et, avec Jacques de Maillard, #Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes (Armand Colin, 2015).

    Les forces de l’ordre ont réalisé un nombre record d’interpellations préventives le 8 décembre, en amont des mobilisations des « gilets jaunes ». Près de 1 500 personnes ont été arrêtées en France. Que vous inspire ce chiffre ?

    A strictement parler, ces interpellations ne sont pas préventives : elles répriment une incrimination créée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui consiste à se regrouper en vue de se préparer à commettre, par exemple, des dégradations. « En vue de la préparation » permet d’interpeller un très grand nombre de personnes dans un très large périmètre et, in fine, de les empêcher de manifester. Ce n’est pas la Préfecture de police, ce ne sont pas les policiers qui empêchent de manifester, mais bel et bien notre droit ordinaire, et c’est le signe d’une évolution marquante.

    Le droit n’exige plus des éléments matériels incontestables, comme une arme par destination [un objet qui, sans être une arme, peut être employé comme tel], pour empêcher des gens de prendre part à une manifestation, mais une simple intention déduite d’éléments incertains, mais suffisants pour placer en garde à vue durant le temps de la manifestation. Beaucoup de responsables aujourd’hui souhaiteraient réserver aux manifestants le même traitement qu’aux supporteurs de football : identifier ceux qui sont potentiellement violents dans un fichier et les assigner à résidence le jour de la manifestation.

    Mais on ne peut pas, car manifester est un #droit_fondamental (à la différence d’assister à un match de foot). Alors, l’incrimination qui permet d’interpeller sur un motif très large tout petit groupe proche du lieu de la #manifestation est un mécanisme de substitution, à coûts très élevés. Il est très coûteux car il est très consommateur de forces sur place et multiplie les occasions de face-à-face en amont de la manifestation. Près de 1 500 gardes à vue en une journée, c’est un record, bien au-delà de ce que l’on a vu à l’occasion de sommets internationaux tels que, dernièrement, le G20 de Hambourg, pourtant marqué par des destructions et, plus rarement, des pillages. Articulée à cette #justice très particulière, là aussi propre à la France, qu’est la comparution immédiate, l’action répressive est d’une ampleur considérable.

    Est-ce que le dispositif du 8 décembre, avec beaucoup de policiers mobiles, plus offensifs, s’il venait à faire référence, pourrait menacer la liberté de manifester ?

    Le déploiement de groupes très mobile de policiers est principalement dû à la nature du mouvement. Le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas un mouvement encadré et il se revendique comme tel – c’est du reste sa force. Une manifestation consiste donc plus en l’agrégation de petits groupes d’affinité, « montés » ensemble à Paris, Bordeaux, Toulouse ou ailleurs, pour rejoindre un lieu de défilé incertain, indécis, mouvant. Quelques-uns de ces groupes voient l’acte protestataire dans le fait de manifester en un lieu symbolique fort, parfois interdit, comme, à Paris, les abords de l’Elysée ou les Champs-Elysées.

    Si les pouvoirs publics décident d’empêcher toute présence sur ces lieux, ils sont contraints de déployer autant de forces mobiles qu’il y a de groupes protestataires, avec énormément de forces statiques immobilisées par ailleurs aux points d’entrée des zones interdites. Dans la journée, aux petits groupes protestataires très vite radicalisés par le cours même de l’action (l’accueil sur les lieux par les gaz lacrymogènes, par exemple) viennent se greffer des groupes qui, eux, font de la casse ou de l’affrontement avec les policiers des modes d’expression politique, puis des groupes opportunistes de pilleurs. Dans cette configuration, le maintien de l’ordre se délite en une somme confuse de courses-poursuites visant l’interpellation en flagrant délit [ben voyons, une sociologie sans terrain, sans même scruter quelques images !, on lira pas une fois le terme offensif à propos des actes de la police "étudiée", ndc] .

    Quel bilan tirez-vous de l’action de la police ?

    En #maintien_de_l’ordre, c’est le donneur d’ordres qui est en première ligne, c’est-à-dire le politique. C’est, j’insiste, la spécificité de ce métier, alors que les autres métiers policiers (sécurité publique et même police judiciaire) donnent une bien plus large marge de manœuvre aux policiers et à leur encadrement. Du reste, le #gouvernement ne s’est pas privé de faire savoir qu’il était aux commandes, à grand renfort de présence télévisuelle en salle de commandement. Une telle immixtion du politique dans la conduite des forces policières est, il faut le noter, une particularité française.

    Dans le cas d’espèce, les interventions policières ont entraîné en maintes occasions des dommages considérables : mains arrachées par les grenades, défigurations ou énucléations par des tirs de balles de défense, décès à Marseille : le bilan dépasse tout ce que l’on a pu connaître en métropole depuis Mai 68, lorsque le niveau de violence et l’armement des manifestants étaient autrement plus élevés, et le niveau de protection des policiers, au regard de ce qu’il est aujourd’hui, tout simplement ridicule.

    Encore une fois, on est en maintien de l’ordre et ce sont moins les policiers qui sont en cause ici que l’#armement dont ils disposent et les ordres qu’on leur donne. On ne trouve pas en Europe, en tout cas ni en Allemagne ni en Grande-Bretagne, d’équipements tels que les #grenades explosives et les lanceurs de balles de défense [#LBD40], qui sont des armes qui mutilent ou provoquent des #blessures_irréversibles. Engager ces armes face à des protestataires inexpérimentés, qui, pour beaucoup (on l’a vu lors des audiences de comparution immédiate), se trouvaient pour la première fois à Paris, amène une dynamique de radicalisation qui entraîne les deux camps dans une escalade très dangereuse : les uns sont convaincus qu’ils répondent à une violence excessive, donc illégitime, et les policiers, se voyant agressés, usent de tous les moyens à leur disposition.

    Seule l’arme à feu est restée inemployée, du fait de l’expérience des policiers français en matière de maintien de l’ordre. Lors du sommet de Göteborg en 2001, les policiers dépassés avaient fait usage de l’arme à feu ; et au sommet de Gênes, la même année, les policiers, chauffés à blanc, avaient pour les uns tué, pour les autres torturé.

    Que signifie à vos yeux la présence de la brigade de recherche et d’intervention (BRI) lors des manifestations des « gilets jaunes » ?

    La présence de la BRI ne doit pas être surinterprétée. Elle est liée au fait qu’absolument toutes les forces disponibles ont, à Paris, été mobilisées. Cela va des sections sportives aux policiers de la brigade d’assistance aux sans-abri, en passant par les brigades équestres ou motocyclistes. C’est la conséquence de la recherche à tout prix de l’interpellation et, de ce point de vue, le politique a fait le choix de prendre des risques élevés de dérapage, d’autant plus élevés que le #Flash-Ball relève de l’équipement individuel de la plupart de ces forces d’appoint. Le tir de balles de défense contre les personnes a ainsi été au centre du dispositif, et c’est l’un des faits majeurs de ces week-ends successifs.

    Il signale, je pense, une tolérance sociale établie à l’usage de la force par la police, quand bien même un tribunal administratif estimait en 2015 que ces armes « comportent des risques exceptionnels ». En 1986, François Rigal, étudiant, perdit un œil à la suite d’un tir de grenade lacrymogène et cet événement entraîna une émotion très forte et de longues discussions, y compris parlementaires, autour des tirs tendus.

    Depuis la fin des années 1990, les tirs de balles de caoutchouc, dont le diamètre est inférieur à ce qu’une orbite oculaire peut bloquer, ont entraîné l’#énucléation d’une trentaine de personnes [à vérifier, ndc] , mais rien ne semble aujourd’hui s’opposer à l’usage banalisé de cette arme. La doctrine dite de maintien de l’ordre cède ici du terrain face à une notion en usage dans les forces de l’ordre, celle de « #violences_urbaines  », beaucoup plus incertaine et périlleuse.

    La police a récemment été confrontée et à du terrorisme et à des manifestations massives. Qu’est-ce que cette concomitance implique pour les policiers ?

    A mes yeux, le terrorisme joue à trois niveaux dans la conduite des événements. Le premier est idéologique. Les policiers sont convaincus, et les politiques l’ont répété à l’envi, qu’ils sont en première ligne dans la guerre livrée contre le terrorisme. Les faits ne sont pas non plus de nature à les contredire : ils sont pris pour cibles dans de nombreuses attaques et l’ont parfois payé de leur vie. Dans un tel contexte anxiogène, lorsque le gouvernement centre toute sa communication sur la circulation d’armes à feu parmi les « gilets jaunes », sur la volonté de tuer, sur les risques mortels auxquels s’exposent les policiers à l’occasion des manifestations, on comprend que ces derniers en viennent à très vite puiser dans l’arsenal qu’on leur met entre les mains. Dans ces conditions, avoir évité un Gênes 2001 commence à relever du miracle.

    Le deuxième niveau est juridique. La loi d’octobre 2017 reprend, parmi les dispositions des lois successives sur l’état d’urgence, la facilitation des mesures d’#interdiction_de_manifestation. La manifestation est de plus en plus envisagée comme un problème d’ordre public plus que comme une #liberté_fondamentale, et cela marque les dispositifs mis en place – à commencer par les dispositifs judiciaires : on veut interpeller pour déferrer.

    Le troisième niveau est l’épuisement des forces de l’ordre, sursollicitées depuis 2015. Beaucoup parmi les policiers ne comprennent alors pas pourquoi, dans un contexte de guerre contre le terrorisme et avec les possibilités aujourd’hui offertes par le droit, on n’interdit tout simplement pas les manifestations en amont, plutôt que de les envoyer seuls face à la contestation sociale. Face aux manifestants, l’impatience et l’épuisement sont d’emblée à leur comble. L’épilogue était, pour une fois, écrit d’avance : à leur tour, les policiers demandent des comptes à l’Etat.

    Recensement provisoire des blessés graves des manifestations du mois de novembre-décembre 2018
    https://desarmons.net/index.php/2018/12/11/recensement-provisoire-des-blesses-graves-des-manifestations-du-mois-de-d

    #Politique_pénale #mutilations #terreur (version #extra_judiciaire)

  • Sylvain Boulouque : « Les “gilets jaunes” oscillent entre révolution nationale et révolution sociale »,propos recueillis par Marc-Olivier Bherer
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/10/sylvain-boulouque-les-gilets-jaunes-oscillent-entre-revolution-nationale-et-

    Pour l’historien Sylvain Boulouque, le mouvement des « gilets jaunes » est partagé entre des revendications sociales et #nationalistes. Cette équivoque crée un terrain d’opportunité pour les extrêmes qui cherchent à prendre le contrôle des événements.

    Lendemain de manifestation des "gilets jaunes" autour de la Place de l Etoile. Dans l’avenue des Ternes, un graffiti sur un mur "Libre social national". Julien Muguet pour « Le Monde »


    Sylvain Boulouque est historien, enseignant dans le secondaire et chargé de cours à l’université de Cergy-Pontoise. Il est spécialiste du communisme, de l’anarchisme, du syndicalisme et de l’extrême gauche. Il est l’auteur d’une note publiée par la Fondapol, La Gauche radicale : liens, lieux et luttes (2012-2017), de l’affaire de l’Humanité (Larousse, 2011).

    Quel regard portez-vous sur ce nouvel « acte » de mobilisation des « gilets jaunes » ?
    Je remarque tout d’abord le nombre important d’arrestations préventives. D’après les premières informations, il s’agit pour beaucoup de « gilets jaunes » radicalisés qui s’étaient rassemblés porte Maillot afin de remonter vers les Champs Elysées. Cet objectif correspond à ce que l’on pouvait lire sur les réseaux sociaux. Qu’est-ce que ces militants envisageaient de faire ? Je ne peux pas l’affirmer. Mais au vu de l’équipement saisi, des boules de pétanque, des billes, des objets contondants en tout genre, des choses que l’on peut voir sur les photos publiées par la police, on peut croire qu’ils voulaient en découdre.

    Le mouvement des « #gilets_jaunes » offre ainsi sans le vouloir un signe de son autonomisation. Des militants mieux formés à la confrontation avec la police n’auraient pas fait ce type d’erreur. A l’extrême gauche, comme à l’extrême droite, tout militant sait qu’il ne faut pas se présenter le jour de la manifestation avec ce genre de matériel sur soi, au risque de se faire arrêter. On prend le soin de se préparer, par exemple en cachant à l’avance le matériel qui servira à affronter la police.

    Le premier tag fait sur l’Arc de triomphe le 1er décembre, « Les gilets jaunes triompheront » était un indicateur de cette autonomisation. Ce graffiti ne faisait référence à aucune idéologie. Le rassemblement nourrit à lui seul la mobilisation.

    Vous expliquez que le mouvement se suffit pour le moment à lui-même, mais ses revendications nous permettent-elles de l’identifier à un courant politique ?

    Le manque de préparation confirme que nous sommes en présence d’un mouvement qui rassemble des gens qui sont généralement des #primo_militants. Ils vivent leur première expérience sociale et politique. C’est aussi pour cette raison qu’il est difficile d’identifier clairement les objectifs poursuivis. Deux courants parviennent toujours à coexister, l’un porte des revendications de classe, l’autre des revendications nationalistes, et souvent les choses s’entremêlent. C’est vrai parmi les personnes appréhendées le 8 décembre, mais aussi sur les ronds-points. Certains demandent que l’on rétablisse l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), ou une augmentation générale des salaires, d’autres vont s’insurger contre l’aide médicale aux étrangers ou le « pacte de Marrakech ». L’orientation que prendra le mouvement reste donc indéterminée et les extrêmes se mobilisent pour prendre le contrôle des événements.

    Nous sommes face à un gigantesque laboratoire et les « gilets jaunes » oscillent entre #révolution_nationale et #révolution_sociale, et pour le moment la première option l’emporte d’après les enquêtes d’opinion.

    Que font les extrêmes pour tenter d’influer sur le sens pris par la mobilisation ?

    L’extrême droite souhaite clairement être à l’initiative. Quand on regarde au niveau local, on s’aperçoit que des militants du RN sont à la manœuvre dans différents points de blocage. L’ultra droite fait de l’agit-prop en différents endroits et cette mobilisation se déroule aussi en ligne.

    L’ambition est la même pour l’extrême gauche. Elle cherche à politiser le mouvement en lui soufflant des revendications sociales, telle l’augmentation du smic, et en l’incitant à abandonner les postures antifiscales.
    Remarquons enfin, que de part et d’autre, les franges les plus dures participent bien entendu aux affrontements avec la police. Si à Paris, on les a moins vues le 8 décembre, car ces deux courants étaient en grande partie séparés (l’un à Saint-Lazare et l’autre aux Champs Elysées), comparativement au 1er, leur présence s’est fait sentir à Bordeaux et à Toulouse, elle explique en partie l’intensité des troubles.

    Est-il fréquent de voir les extrêmes gauche et droite engagées dans les mêmes manifestations ?

    Le mouvement des « gilets jaunes » constitue une rupture en la matière. Pour la première fois, l’ultra droite et l’ultra gauche sont côte à côte, sans être ensemble de façon concertée. Notons toutefois que certains groupes d’extrême gauche ont refusé de prendre part au mouvement, notamment pour éviter ce rapprochement. Mais l’ajout de différents courants fait que le grabuge est plus grand. Et cette alchimie dépend bien entendu de la présence de « gilets jaunes » radicalisés. Toujours le même scénario se met en place : en début de journée l’extrême droite commence les provocations, allume des feux, puis dans l’après-midi arrive la gauche radicale, qui affronte la police. Enfin débarquent les casseurs. Au milieu de tout cela se trouvent les « gilets jaunes » qui participent activement aux troubles.

    C’est à mes yeux la première fois de l’histoire de l’ultra gauche qu’elle s’affiche comme cela aux côtés de l’extrême droite, car auparavant l’antifascisme faisait barrière. Force est de constater que cette digue a sauté et cela crée des polémiques assez intenses.

    Auparavant, l’extrême gauche était structurée par son antifascisme. Maintenant c’est moins le cas. Les nouvelles générations de l’ultra gauche estiment déjà vivre sous un Etat proto fasciste. L’objectif est donc avant tout de renverser le régime. Cet élément était perceptible lors du second tour de la présidentielle lorsqu’une partie d’entre elle manifestait sous la banderole « ni patrie, ni patron, ni Le Pen, ni Macron ».

    Marc-Olivier Bherer

    #police